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Projet Triple 3 de Ramius



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» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 25/04/2020 à 09:27
» Dernière mise à jour le 19/09/2020 à 16:45

» Mots-clés :   Organisation criminelle   Présence d'armes   Présence de personnages du jeu vidéo   Présence de Pokémon inventés   Terreur

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Chapitre 6 : Ce n’est pas un animal de compagnie
Il n’était pas très rare qu’une équipe scientifique crée son propre sujet de recherche. Des mécaniciens étudiant les performances d’un moteur, des physiciens tentant de modéliser un pendule complexe, des mathématiciens s’acharnant sur leurs formules ; des biologistes recréant la vie. Souvent, alors, la réalité s’estompait, le temps se mettait à passer dans un flou étrange et confus. Le monde extérieur n’existait plus : il n’y avait plus que le laboratoire, le travail, et cette fenêtre ouverte sur une compréhension nouvelle du monde. Une fenêtre qu’on pouvait s’enorgueillir d’avoir ouvert soi-même ; la consécration ultime pour tout chercheur. On aurait donc pu s’attendre, et c’était l’avis des Sbires, à ce que ces quatre scientifiques de la Team Rocket confinés dans une base souterraine avec leur chimère à trois types perdent rapidement toute notion de relation sociale, et ne vivent plus que pour leur œuvre, allant jusqu’à oublier la date, ou l’heure du repas, ou encore l’existence de Mario Kart.

Ce ne fut pas le cas.

Avant trois jours, plus personne ne voudrait rester un seul instant de plus dans le monastère. Mais le jour de l’éclosion du sujet de recherche, on n’aurait pas pu s’en douter. Bien sûr, son apparence ignoble avait douché la curiosité des Sbires comme celle des scientifiques. Mais les premiers ne tardèrent pas à s’en amuser, et à jouer à se faire peur ; leur entrain inébranlable gagna les scientifiques, et sous l’impulsion d’Auguste, ces derniers donnèrent l’impression qu’ils allaient bel et bien s’assommer de travail.

Il y avait une véritable pléthore de tests à faire. Rapidement, on mit les Sbires à contribution. Le premier qui eut le malheur de raconter une histoire d’horreur à portée d’oreille d’Auguste se vit demander de maintenir la chimère immobile pendant un prélèvement sur son épiderme — étonnamment, c’était de la peau de mammifère et non de la chitine formant l’exosquelette des Insectes — afin d’obtenir quelques cellules et de pouvoir séquencer son génome.

En même temps, David et les deux aides de labo se plongeaient dans l’étude du premier scan réalisé par l’unité de soins trafiquée. Le temps de séparer les différents niveaux de scan, et de les survoler rapidement, et le jeune doctorant lâcha quelques mots qui changeraient la vie de la chimère.

Je n’ai jamais vu un système nerveux aussi abominablement bordélique !

Le surnom d’Abomination ne se répandit pas tout de suite ; David ne le populariserait qu’en le répétant à chaque fois qu’il pouvait. Quoi qu’il en fût, Auguste resterait le seul à employer le nom qu’il avait donné à sa création.

Quant au Sbire malchanceux, il obtint du Champion le droit de filer se laver les mains sans participer à la suite de la journée — à savoir nourrir la chimère. Cela s’avéra relativement simple : malgré sa tendance inquiétante à se diriger vers l’humain le plus proche en agitant ses chélicères, elle s’arrêtait dès qu’on lui donnait à manger. Et elle mangeait littéralement n’importe quoi. Auguste avait prévu un stock de sève d’arbre, nourriture favorite des Métamorph ; il en proposa sans grande conviction à la chimère, et elle dévora avec avidité.

Puis une Mouche commit l’erreur de se poser sur sa tête. Probablement un juvénile de Bombydou ; on n'eut pas le temps de voir précisément quel Insecte c'était. La chimère dégagea une aura sombre, probablement de type Spectre ou Ténèbres ; quoi que ce fût, ça tua la Mouche. Avant qu’elle n’ait eu le temps de tomber par terre, la chimère l’attrapa d’un mouvement inhabituellement saccadé ; comme si elle avait voulu jeter tout son corps en avant. Et elle l’avala, montrant au passage qu’il y avait des dents derrière ses chélicères.

Deux Sbires se prirent au jeu, et amenèrent différents aliments de la cuisine. Des épluchures de Mepo : la chimère les dévora. Une Framby : la chimère la déchiqueta sans se soucier de séparer les grains, et la goba. Un carré de chocolat, un yaourt, un emballage en carton ; Auguste modéra finalement les Sbires quand ils voulurent donner un sac plastique à la chimère. Elle eut tout de même le temps de l'engloutircomme si c’était la nourriture la plus apétissante.

Dans les jours à venir, ils constateraient qu’elle ne faisait pas la difficile sur sa nourriture ; elle attaquait tout ce qu’on lui offrait, y compris quand ce n’était pas comestible, et tout ce qui était à la fois vivant et trop proche d’elle. La population de petits Insectes dans la base chuta drastiquement après son éclosion : elle semblait les attirer comme du miel.

Alors oui, il y avait à faire. Et le temps se mit à passer plus rapidement. Les scientifiques croulaient assez sous les mesures et analyses diverses pour tirer les Sbires du désœuvrement qui était le leur depuis le début du projet ; il paraissait incroyable que ce Pokémon si petit puisse engendrer autant d’activité.

Cela donna aux Sbires une première raison de regretter leurs parties de Mario Kart ; il n’y en eut pas qu’une. Bien vite, l’atmosphère de la base se dégrada. Un orage couvait.

David ne travaillait plus pour la Team. Il ne restait dans l’équipe que pour l’argent ; que parce que son porte-monnaie appartenait à quelqu’un d’autre. Cela n’affectait pas son travail : il s’investissait comme un actionnaire avide de profit. Il travaillait autant qu’on aurait pu l’attendre de quelqu’un de dévoué, voire plus ; simplement il n’y mettait plus aucun enthousiasme.

Il le faisait parce qu’il n’avait pas le choix. Et il ne se privait pas de le faire sentir à tout le monde — à commencer par Auguste : il qualifiait sa chimère d’Abomination uniquement pour pouvoir insister sur l’attachement que lui portait le Champion, si maigre soit-il. Sans trop se rendre compte du sous-entendu, toute la base adopterait bientôt ce surnom aux consonnances rigolotes.

Auguste n’y prêta pas la moindre attention. Il en faudrait bien plus que le refus enfantin de son subordonné pour l’atteindre. Il se contenta de vérifier discrètement et rapidement les travaux de David ; et le temps commença à passer. Vite. Très vite. L’accident arriva au surlendemain de l’éclosion.

Ce jour-là, Sam se réveilla sans grand enthousiasme, ayant passé la première moitié de la nuit sur la console avec (ou contre) Claire. La simple idée de se mettre au travail lui faisait des ulcères à l’estomac, mais bon, il le ferait sans rechigner. Il était un Rocket, après tout, un foutu Rocket obéissant, discipliné, et promis à une situation des plus enviables quand la Team serait capable de renverser la Ligue de Kanto sans craindre de représailles de ses voisines.

Ce qui, s’il avait bien compris, serait permis par le projet CP que mentionnait parfois Auguste. Et ce projet CP avait besoin de travaux préparatoires ; parmi eux, le projet auquel Sam était affecté et dont il ne se rappelait jamais le nom exact — projet Triple 3, peut-être ?

Il travaillait donc pour s’assurer une retraite longue, confortable et bien méritée. Hors de question, donc, de ne pas travailler — d’autant plus que par rapport à un poste en ville, garde du casino de Céladopole par exemple, il s’en sortait plutôt bien. Pas de surveillances interminables et anxiogènes ; aucun risque d’une descente de police ; et puis de l’activité. Alors Sam acceptait son boulot de bon cœur.

Ce matin-là, c’était de nourrir la chimère. Auguste préférait s’en charger lui-même, mais il était le seul dans la base capable de déterminer des trucs mathématiques bizarres liés au système nerveux de la chimère. À part David, mais le Champion avait pris ce travail d’office. Sam n’était pas aveugle, il voyait bien que le chef se méfiait de son bras droit. Mais ça ne le concernait pas.

À sept heures vingt, il entra dans le laboratoire où on gardait la chimère. Auguste avait laissé sa Poké Ball sur une paillasse ; il ne la portait pas sur lui en permanence, son arachnophobie ne le lui aurait pas permis.

Pour avoir fait bon nombre de mauvaises blagues à sa sœur, elle aussi terrifiée par les bestioles à huit pattes, Sam pouvait comprendre cela. Lui-même était plutôt à l’aise avec les Araignées ; d’ailleurs cette chimère n’y ressemblait pas tellement. Elle ne ressemblait à rien, c’était ça son problème. Cela ne dérangeait pas Sam : ses cauchemars mettaient toujours en scène des humains. Il avait laissé les monstres derrière lui.

Il prit une Baie Mepo dans le panier à fruit qu’il tenait à la taille, et libéra la chimère sur la paillasse où sa Ball était posée.

Devine ce que je t’amène !

Il se dépêcha de lancer la Baie derrière la chimère : ainsi, elle se détourna de lui et alla manger. D’accord, cette manie de s’approcher des gens avec sa démarche irrégulière et saccadée, c’était assez flippant. Mais bah ! Elle cherchait peut-être de l’affection ! Après tout, les scientifiques avaient confirmé son type Fée, si décalé soit-il pour une telle apparence. Fée, Spectre, Ténèbres. Drôle de combinaison.

Ha ! T’en veux encore, hein ?

Il avait pris l’habitude de cajoler un peu ce Pokémon. Aucun Pokémon, pensait-il, ne méritait d’être haï pour son apparence — sauf M.Mime et Hypnomade, ces deux-là étaient vraiment immondes.

La chimère mangea tout sans se faire prier ; elle avait un appétit solide, et d’ailleurs, elle était déjà facilement deux fois plus grosse qu’à la naissance. Mais quand elle eut terminé, et quand Sam voulut la rappeler dans sa Ball, elle se dressa sur quelques pattes (une à droite et trois à gauche, nota le Sbire) et siffla avec agressivité. Sam ne s’en émut pas ; ses propres Pokémon essayaient de l’intimider à chaque fois qu’il les rappelait.

Puis une douleur fusa dans sa main droite. Il lâcha la Poké Ball, par réflexe ; c’était elle qui avait pris le plus gros de la petite Ball’Ombre, sa main n’avait rien. Sam recula d’un pas. Cette attaque était précise et rapide, un peu trop à son goût pour celle d’un Pokémon à peine sorti de l’Œuf. Il ne l'avait même pas vue fuser. La chimère se remit à avancer, en battant l’air avec ses crochets.

Le Sbire décida de ne pas s’éterniser et de filer à la porte. Mais à peine eut-il fait trois pas qu’une seconde Ball’Ombre cinglait le petit panneau de commandes qui ornait le mur à côté de la porte, et qui permettait de l’ouvrir.

Il se figea. Il se retourna. L'Abomination darda une longue langue rose et sombre, qui s’enroulait autour d’elle-même comme un tentacule.

***
À huit heures trente, Auguste alla effectuer un scan profond des pattes de la chimère ; les bouquets de griffes à leur extrémité l’intéressaient particulièrement. Les Insectes avaient un système similaire qui leur permettait de s’agripper à n'importe quelle surface. Ces structures étaient codées par plusieurs marqueurs génétiques, et contenaient un certain nombre d’irrégularités dont les entomologistes se servaient parfois pour classer les espèces.

Le Champion était curieux de savoir quelles espèces ils pouvaient rappeler. Leur étude permettrait aussi de savoir si la chimère pouvait grimper aux murs, ce qu’elle n’avait jamais essayé — elle passait le plus clair de la journée dans sa Poké Ball. Cependant, pour Auguste, cela ne faisait aucun doute : avec toutes ses caractéristiques d’Araignée, il ne pouvait pas l’imaginer incapable de se planquer dans un coin et d’attendre que passe une Mouche ou un arachnophobe pour exercer ses talents d’Araignée.

Il arriva devant la porte du laboratoire 017, celui où avait déménagé la chimère après son éclosion, avec ces pensées cyniques en tête. Ce qui réveilla toute sa prudence quand la porte coulissante refusa de s’ouvrir. Le panneau de commande grésillait légèrement, d’ailleurs.

Peut-être Sam avait-il appuyé un peu trop violemment sur un bouton : s’il n’avait pas l’habitude de ces portes automatiques, c’était possible. Mais Auguste était sur la défensive. Il recula d’un pas, portant la main à sa ceinture ; et bientôt, son plus ancien Pokémon jappait à ses côtés.

Adèle, ordonna-t-il, captant toute l’attention de l’Arcanin hyperactive. Défonce cette porte.

Il préférait ne pas prendre trop de risques. Quant à Adèle, friande de destructions en tous genres, elle agita furieusement la queue d’enthousiasme, et chargea un Boutefeu.

Avec une porte blindée, Auguste aurait préféré un Lance-Flammes. Elle aurait pu se faire mal. Mais les portes des laboratoires n’étaient pas blindées, ni pour les stériles ni pour les réguliers. Elles étaient seulement étanches. L’Arcanin transperça le panneau d’acier comme du carton, et s’arrêta de l’autre côté, au milieu de l’éclairage brillant de la salle, avec un air extrêmement satisfait sur le museau.

Un frisson saisit Auguste : il n’avait plus de Pokémon auprès de lui. Il attrapa une autre Ball ; mais avant qu’il n’ait pu faire quoi que ce soit, une forme floue tomba sur Adèle depuis le plafond du labo.

L’Arcanin réagit par réflexe, libérant une Surchauffe qui projeta un souffle d’air brûlant hors du labo. Son maître eut un mouvement de recul ; puis il se précipita à l’intérieur du labo.

Adèle ! Ça va ?

Jappement enthousiaste. Puis Auguste remarqua une forme sombre, affalée contre une paillasse. Canaima.

Elle avait l’air inconsciente ; quelques mouvements-réflexes l’agitaient, mais sans force. Le Champion préféra ne pas s’approcher : la chimère semblait bien plus grosse que la veille au soir. Son corps atteignait presque un mètre de long… comment avait-elle pu grandir autant en deux jours ? Il chercha sa Poké Ball du regard.

Elle gisait par terre, en morceaux, entre deux paillasses. Auguste resta figé un instant ; puis il plongea vivement une main dans la poche de sa blouse, et lança une Hyper Ball sur la chimère.

La Ball ne fit pas de difficultés pour avaler le Pokémon. Ce qui signifiait que la chimère avait détruit sa Ball précédente. Cela ne plaisait pas du tout à Auguste.

Adèle, lança-t-il en ramassant la Ball. Tiens, et ne la perds pas des yeux. Si Canaima sort, n’hésite pas à l’immobiliser de force.

Jappement enthousiaste. Le Champion sentit un pincement de gratitude pour son Pokémon et son dressage impeccable. Puis il se releva, et pianota sur son bracelet-téléporteur. La forme de ce petit instrument était bien pratique, aussi les Champions affiliés à la Team Rocket y avaient-ils tous ajouté quelques améliorations.

Une lumière rouge s’alluma au-dessus de la porte, obéissant à Auguste. Dans toute la planque, des lumières semblables venaient de s’éclairer. Le Champion porta un petit micro à sa bouche, et sa voix fut retransmise dans les trois étages de couloirs.

Attention à tous les personnels de la Team Rocket, ici le commandant de la base. Le Sbire Samuel Hallward est présumé disparu : je vous demande de passer cette base au peigne fin, et s’il y est encore, de le trouver. Aux personnels scientifiques, rejoignez-moi au labo 017, et apportez-moi une pipette et un flacon de BBT.

Il débrancha le micro, et se dirigea vers l’armoire du fond de la salle. Dedans, il piocha un grand bécher, et y versa quelques gouttes d’une autre fiole, remplie d’un liquide translucide. Il se dirigea ensuite vers le petit lavabo incrusté dans le mur à côté de l’armoire, et remplit d’eau le bécher. Puis il alla se poster devant l’allée entre les deux rangées de paillasses, et lança le contenu du bécher sur le sol. Le mélange se répandit sur le sol à grand renforts d’éclaboussures — Adèle sautilla pour les éviter, avant de venir se poster auprès de son maître avec l’Hyper Ball dans la gueule.

Les trois scientifiques arrivèrent rapidement, et trouvèrent Auguste en train de contempler d’un air lugubre le sol parcouru de larges traînées bleu-violettes.

Luminol, commenta le Champion.

— C’est quoi ? répondit la doyenne.

— Excuse-moi, j’oubliais. C’est le produit qui se colore en présence d’oxyde de fer ; on l’utilise surtout pour révéler des traces de sang.

— Attends, comprit David. Tu es en train de dire que ce son des traces de sang ? Que ton abomination a bouffé quelqu'un !

— J’en ai bien peur.

Il ne releva pas l’incivilité de David — le jeunot avait beaucoup à apprendre avant d’atteindre les pires insultes qu’on avait servies au Champion.

Ce qui me dérange le plus, ce n’est pas la largeur des traces, souffla la doyenne. C’est le fait que la chimère ait tout nettoyé.

— Oui. Vous avez vu la porte ; elle était fermée quand je suis arrivé.

Il n’y avait rien à ajouter. Les scientifiques commencèrent à prélever des échantillons.

***
La matinée s’acheva dans une atmosphère à la fois morose et explosive. Les Sbires étaient encore choqués, et David ne faisait même plus semblant de s’investir. Auguste songeait à s’arranger discrètement pour éviter les repas en groupe, craignant de perdre le contrôle de sa base. S’il voulait poursuivre ce projet — et il était hors de question de s’arrêter en n’ayant quasiment rien fait —, il devrait désamorcer la bombe que représentait David.

Le dérapage ne vint pas de David. Les neuf Rockets étaient attablés dans la salle à manger, aucun n’osant briser le silence de plomb. Et puis un craquement sonore retentit du côté où mangeaient les Pokémon.

Avant que quiconque n’ait eu le temps de se retourner, Adèle expédiait une Déflagration sur Canaima, à bout portant. La chimère vola à travers la salle, et s’écrasa contre un mur de l’autre côté de la table à manger des humains. Le bruit mou qu’elle fit en heurtant le mur termina d’ôter l’appétit au Champion ; il se leva, et le temps de jeter un coup d’œil du côté de son Arcanin — oui, la Ball avait encore cédé — il lançait une nouvelle Hyper Ball sur Canaima.

Bon… grommela-t-il. Je pense qu’il va falloir aménager un de nos laboratoires avec sas, et en faire une cage. Sauf si quelqu’un a une meilleure idée de salle.

— On peut aussi tuer le machin et le disséquer, lâcha David. Y’a moyen d’apprendre tout autant de trucs et en plus, ça demandera moins de boulot.

— Ce serait certainement moins dangereux, admit Auguste. Et sans doute plus humain. Mais ce serait céder à la panique, et ça, je préfère éviter. Je garde cette proposition en tête, mais pour l’instant, on va essayer de la maintenir en vie.

— Puis-je raconter une histoire ? demanda David sans se soucier des regards noirs que sa précédente proposition avait attirés.

— Vas-y, consentit Auguste.

— Un jour, commença le jeune doctorant. J’ai traversé un pont.

Cette introduction lui valut deux ou trois regards en coin, qu’il ignora.

C’était au-dessus d’un bras de mer, assez large, et je roulais vite. Il y avait des nuages épars dans le ciel ; sur le pont, on ne voyait pas le moindre rayon de soleil. Mais un peu plus loin, une trouée dans le plafond grisâtre éclairait la mer.

Les rayons du Soleil ne se reflétaient pas tout à fait vers moi, j’avais déjà dépassé ce point ; c’est en voyant l’éclat du coin de l’œil que j’ai remarqué la tache. J’ai continué de rouler, en me laissant charmer par ce cercle d’eau étincelant. C’était vraiment splendide ; la lumière n’était pas éblouissante, seulement assez intense pour faire croire qu’il y avait quelque chose sous l’eau, qui projetait une aura argentée.

Claire bailla. Un moyen comme un autre de refuser la tension qui s’accumulait autour de la table aux plats délaissés.

Et j’ai continué de rouler. Un peu plus loin, au bout du pont, j’ai jeté un dernier coup d’œil à la tache. Là, la lumière ne pointait définitivement plus vers moi. À peine pouvais-je voir quelques scintillements blancs sur la crête des vagues. L’argent n’existait plus que dans mes souvenirs.

L’eau, dans ce bras de mer, est d’un bel azur. Et j’avais sous les yeux une flaque d’encre, à la clarté anéantie par le peu de lumière qu’elle me renvoyait encore. Les scintillements trompaient mon cerveau, me montraient un cercle de ténèbres étoilées. Mais ils me montraient aussi, en quelque sorte, la réalité de ce que je regardais. Une lumière juste assez puissante pour percer les ténèbres, mais pas assez pour faire oublier leur noirceur.

Je te le dis, Auguste. Nous sommes en train de traverser ce pont ; nous nous ruons dans une contrée inexplorée. Et la perle éclatante que nous avons cru voir de loin n’est qu’une flaque de boue où nous nous engluerons.

— Ça a le mérite d’être très clair, comme métaphore, commenta le Champion. J’en prends note ; et soit dit en passant… Je me réjouis de voir que tu as trouvé ton propre moyen de rester conscient des limites du projet.

Ils s’en tinrent là.

Plus personne n’avait le moindre appétit. Claire prit l’initiative de se mettre à débarrasser la table comme si c’était une activité passionnante, vite rejointe par deux ou trois Sbires voulant ignorer ce qui se passait ou risquait de se passer. Un autre se contenta de s’éclipser discrètement.

Auguste laissa couler. Tout ce qui l’intéressait était d’empêcher cette base de sombrer dans la panique. Il faudrait occuper les Sbires, mais toujours pas à temps plein, pour les laisser faire leur deuil — et naturellement, maintenant, il s'occuperait lui-même de nourrir la chimère. Quant aux scientifiques, il en était plus proche et se faisait moins de souci les concernant. Les aides de labo ne poseraient pas problème : il en faudrait plus pour effrayer la doyenne, Bianca ; et quand au plus jeune, au nom ironique de Benjamin... Vu ce qu’il lisait, il serait plus excité qu’inquiet.

Une seule personne inquiétait Auguste, finalement. David. Le doctorant de plus en plus gênant, qui n’hésiterait pas à remettre son autorité en question devant toute la base, alors que le Champion avait précisément besoin de paraître calmement autoritaire et sûr de lui pour rassurer ses Sbires.

David pouvait tout faire échouer. Peut-être ce surnom qu’il popularisait, l’Abomination, serait-il suffisant pour ça.