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Livre d'images [Recueil de one-shots] de Misa Patata



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Informations

» Auteur : Misa Patata - Voir le profil
» Créé le 04/07/2019 à 13:54
» Dernière mise à jour le 27/08/2019 à 18:09

» Mots-clés :   One-shot

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Métamorph ose
Des paires de pieds s’affairaient à fouler le sol, un sol d’une espèce de couleur grisâtre. On ne savait trop si c’était celle d’origine ou la conséquence de la saleté apportée par toutes ces semelles.

Il y en avait des dizaines. Des centaines, en une journée. Peut-être que parfois, il arrivait que l’on atteigne le millier. On y trouvait de tout : des bottines usées, des souliers cirés, des petites chaussures en toile, des escarpins, des ballerines…

Les coussinets d’un chat s’y mêlaient aujourd’hui. Ses pattes couvertes de poils violets foncés permettaient à sa silhouette agile de se faufiler entre les jambes humaines. Dans ses mouvements, l’on pouvait distinguer une certaine grâce. Laquelle laissait deviner, assez aisément, que l’animal était bien dressé, choyé, et naturellement nourri par quelqu’un de consciencieux.

D’aucuns, bien que personne ne le montrât, se demandaient peut-être ce que la créature faisait là. Car l’on savait très bien que les Pokémon n’étaient pas du tout admis dans l’enceinte d’un musée, et en particulier un musée pourvu d’une collection de toiles aussi prestigieuse.

Il s’agissait en fait d’un simple concours de circonstances. Par hasard, il se trouvait que le propriétaire du félin n’avait pas pu le confier à sa pension habituelle. Le patron, disait l’écriteau soigneusement placé à l’entrée, couvait une mauvaise grippe. Il aurait alors fallu chercher un autre endroit, car on ne pouvait pas se résoudre à laisser le chat seul à l’appartement : qui l’aurait nourri ?

L’idée s’imposa d’elle-même. Emmener l’animal au musée, après tout, cela ne ferait de mal à personne puisqu’il était bien éduqué. Cela parut déranger la réceptionniste, mais elle se laissa volontiers amadouer par un petit billet discrètement glissé dans sa paume, assaisonné d’un sourire tout à fait poli.

Dans la salle où les murs croulaient sous les toiles de vieux maîtres étrangers, certains observaient le manège de ce Chacripan. Un couple avait eu la bonne idée d’amener ses enfants. Les petits vinrent caresser le Pokémon, les yeux pleins d’étoiles et la bouche de babillages idiots. Parfaitement habitué aux bonnes manières, le flegmatique félin se laissa faire.

Juste à côté, plantés devant une énorme peinture religieuse aux couleurs chatoyantes, deux jeunes gens surveillaient la scène du coin de l’œil. L’un d’eux, grand, la silhouette quelque peu ronde et les cheveux très noirs, paraissait nourrir quelque inquiétude.

— Tu es sûr que c’était une bonne idée, d’amener ton chat ?

L’autre, qui s’appelait Terrence, se contenta de sourire. Plus petit et mince que son camarade, il avait les cheveux bruns, le regard plein d’idées excentriques, et un visage assez agréable qui inspirait d’abord une immédiate sympathie. Il arrivait parfois qu’elle se mue en autre chose.

Ce jeune homme, qui cultivait tout à fait l’allure de l’étudiant ou de l’artiste sérieux, ignora le tableau et observa l’épreuve terrible qu’on infligeait à son animal de compagnie.

— Je t’ai dit que je n’avais pas eu le choix, et puis ne compte pas sur lui pour poser le moindre problème, je t’assure qu’il se comporte toujours de la manière la plus exemplaire.
— Ce n’est pas que j’en doute…
— Non, tu vois ? Il n’y a pas de problème.

Terrence jeta un bref regard à la toile, un regard dans lequel perçait peut-être un soupçon de désintérêt.

— Changeons d’endroit, ce genre de bondieuseries ne m’intéresse plus. Je ne crois pas qu’à notre époque on puisse encore apprécier l’art religieux, pas dans un monde où des gens sont en train d’inventer des objets pour « capturer » les Pokémon.
— Des poké balls, intervint son ami.
— C’est ça. Eh bien, si la science peut enfermer un animal aussi énorme qu’un Rhinoféros dans une si petite chose, tu en conviendras, la religion est forcée de s’incliner.

L’autre jeune homme fut bien obligé d’admettre qu’il partageait cette opinion. D’un pas sans empressement, ils quittèrent cette salle et passèrent à la suivante, plus spacieuse. Le chat les suivit immédiatement, trop heureux de s’éloigner des petits humains bruyants qui lui hérissaient le poil.

Là non plus, les œuvres exposées ne présentèrent pas beaucoup d’intérêt. Terrence afficha une moue ennuyée, tandis que son camarade regardait à peine les tableaux estampillés seizième siècle.

S’ils voulaient voir quelque chose de nouveau, ils devraient affronter une marche plus longue.

Ce fut le rythme différent, comme à contre-courant de la marée, qui permit au Chacripan de se repérer dans cette forêt de jambes étrangères. Il fallait suivre les pas les plus rapides. Son regard ne quitta jamais les chaussures marron de son propriétaire, ses yeux perçants s’y fixaient comme une ancre imperturbable. On manqua de le bousculer une ou deux fois, mais son agilité eut raison de ces obstacles mouvants.

Il y eut aussi un escalier, à un moment donné. Les marches de pierre étaient froides sous les coussinets du félin, qui apprécia cette texture différente avant de retrouver celle de ce sol grisâtre.

Les salles d’en haut s’avéraient bien moins remplies. Il n’y avait que quelques amateurs endurcis pour venir exercer leur œil devant des toiles auxquelles la plupart ne trouvaient aucun intérêt. Certaines gardaient encore une dimension figurative, tout en versant dans l’expérimentation. D’autres, franchement déstabilisantes, dépassaient allègrement la frontière de la représentation classique.

Terrence et son ami s’arrêtèrent devant chacun de ces tableaux. Le premier, avec un sérieux admirable, prenait le temps d’étudier les détails et de se faire une véritable idée de ce qu’il regardait. Le second, moins passionné, se contentait d’en tirer une première impression qui serait aussi la dernière.

L’animal profitait quant à lui de cet espace plus aéré pour se dégourdir les pattes à loisir. L’absence d’enfants le mit dans de bien meilleures dispositions ; il s’autorisa un ronronnement de circonstance.

Il y eut un moment où une exclamation, prononcée d’une voix grave et certainement énervée, troua le silence respectueux ou circonspect qui auréolait cet étalage de peinture conceptuelle : un monsieur d’âge moyen, tellement absorbé dans sa muette contemplation, avait trébuché sur son propre pied et manqué de se briser le cou en tombant par terre.

Si les deux jeunes hommes n’en virent rien, le gracieux chat n’en rata pas une miette. Son museau parut se tordre en un sourire espiègle.

Le manège continua un moment. Les deux camarades passaient d’une toile à l’autre et dépensaient un temps variable à les regarder, selon que Terrence y trouvait quelque chose d’intéressant ou non.

Ils finirent par s’arrêter devant un tableau de dimensions modestes, environ soixante-dix centimètres de largeur sur cinquante de hauteur.

L’arrière-plan était un jaune pâle rehaussé de touches d’une nuance criarde. Des couleurs s’enchevêtraient sans logique apparente, et des formes dansaient devant leurs yeux, tellement difficiles à reconnaître qu’à chaque battement de cil elles paraissaient changer. Il devait s’agir de la pièce la plus étrange de la collection.

Pris par la curiosité, le garçon aux cheveux bruns s’approcha un peu plus que d’habitude. Son camarade l’imita.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Eh bien, marmonna Terrence, il semblerait que ce soit un Métamorph.
— Je ne vois pas ce qui te fait dire ça…
— Ce n’est pas moi qui le dis, c’est le titre. Regarde.

Il se trouvait en effet que le tableau s’intitulait Métamorph ose. Ce que le supposé Métamorph osait, il était difficile de le savoir.

L’étudiant consciencieux s’appliqua à regarder l’œuvre avec beaucoup d’intérêt. Il ne pipa mot pendant de longues minutes, interminables, où seuls ses yeux lui étaient utiles. L’autre observait aussi, avec davantage de perplexité.

À quelque distance, le chat faisait de même ; en réalité, il étudiait surtout les deux humains et leur activité curieuse. Puis il reprit sa ronde dans la pièce. Il avait vraiment besoin de se dégourdir les pattes.

Quand Terrence ouvrit la bouche, son ami se sentit presque émerger d’un rêve.

— Je ne sais pas ce que tu en penses, mais je me reconnais bien dans ce tableau.
— Tu te reconnais ?
— Un Métamorph, ça se transforme en n’importe quoi, non ?
— En d’autres Pokémon, oui, mais je ne suis pas sûr qu’on puisse en voir un jour se changer en humain…
— Peu importe, l’idée est là. C’est une créature qui ne ressemble, en vérité, à rien du tout. Cette apparence de… de gelée ? Ce n’est qu’une apparence, précisément, alors que le Métamorph c’est bien plus que cela. C’est une multitude de visages. Et donc rien de plus facile que de s’y reconnaître.

Le camarade hocha mollement la tête. Satisfait, l’incorrigible bavard s’autorisa à continuer et à se perdre encore davantage sur le terrain de l’interprétation –terrain tout à fait glissant, si l’on en croyait la mine défaite de celui qui l’accompagnait.

Cela ne parut nullement le refroidir. Peut-être bien qu’il ne le remarquait même pas.

— Eh bien, tu vois, c’est tout l’intérêt de cette œuvre –en tout cas je l’imagine– puisqu’elle est censée représenter un Métamorph. Même si on peine à le distinguer dans ce je ne sais quoi, en fait, ce n’est pas tant cela qui compte, mais plutôt l’idée ; enfin tu me suis ?

L’autre n’osa pas répliquer qu’il en était encore à déchiffrer l’argument précédent. Au lieu de quoi, il hocha la tête et fit mine d’écouter les digressions de son camarade jusqu’au bout.

— Et donc, reprit Terrence sans ralentir son débit de parole affolant, et donc à mon avis, ce que cela représente, c’est l’idée d’un Métamorph. Ou si l’on veut aller plus loin dans l’interprétation, c’est-à-dire en se basant purement et simplement sur des suppositions –à ce stade c’est tout ce que la bienséance nous autorise, évidemment… Alors je crois que l’on pourrait y voir à peu près ce qu’on veut.

Il s’arrêta pour reprendre son souffle, et afficha un petit sourire content de lui. On ne savait trop s’il s’en dégageait un air arrogant ou sympathique ; ses yeux brillants lui donnaient l’air d’un enfant émerveillé par sa propre idée.

Puis il regarda son ami, lequel fixait le tableau sans le voir.

— Qu’est-ce que tu en penses ?
— Oh… Tu sais, moi, je ne sais pas grand-chose de la peinture…

Le sourire de Terrence se mua en une moue discrète mais manifestement ennuyée. Il glissa les mains dans ses poches pour se forcer à ne pas serrer les poings, et soupira.

— Ah, oui. Mais ça n’a pas d’importance. Tu crois que ça irait, comme manière de s’exprimer, pour un critique d’art ?
— Sûrement… Pourquoi ça ?
— Pour cette pièce que j’écris, tu te rappelles ?

Le camarade distrait sembla tout à coup se rappeler ce qu’il faisait là, avec son excentrique compagnon de chambrée de l’université.

— Oui oui… Eh bien, ma foi… Je suppose que ça pourrait marcher…
— Je n’en suis pas bien sûr, avoua Terrence, piteux. Mais enfin, rien ne presse, sans doute, et l’idée m’aura certainement paru idiote avant le mois prochain. Ce doit être une question de méthode, ou peut-être de concentration…
— Oui, approuva l’autre sans tellement écouter.

Le Chacripan les regardait discuter sans trop comprendre. Ils semblaient tout à fait pris dans leur univers –son humain à lui, en tout cas–, si bien qu’ils ne prêtaient aucune attention aux autres visiteurs qui tentaient de contempler tranquillement le Métamorph ose.

Ils finirent naturellement par s’éloigner, et le chat les suivit, trop content à l’idée de retrouver la fraîcheur de cet après-midi automnal. Il sentait déjà le vent caresser son pelage.

Devant lui, les jeunes messieurs continuaient de parler tout en naviguant entre les gens qui marchaient en sens inverse. L’animal peinait quelque peu, parce que tout de même, il y avait une sacrée affluence dans cet endroit. Tout cela pour voir des images bizarres ? Étonnant.

Lorsque le ciel grisonnant et l’air du dehors s’offrirent enfin à elle, la créature ronronna de bonheur et se nicha sur un muret pour s’y rouler en boule et faire un somme. Cela n’échappa pas aux étudiants qui, trop conscients de la nature fainéante de ce genre de Pokémon, durent se résoudre à s’asseoir à proximité en attendant la fin de cette sieste improvisée.

— Heureusement qu’il ne pleut pas, observa platement Terrence.
— C’est vrai… Tiens, je commence à me dire, en voyant ton chat qui passe son temps à dormir et à te ralentir, que finalement, les poké balls, ce n’est peut-être pas une si mauvaise chose.
— Peut-être…
— En terme de praticité, je veux dire, parce que dans l’idée, je trouve ça assez étrange. Et d’ailleurs, ce n’est pas très respectueux.
— Non.

L’effervescence de la conversation retomba un moment, tandis qu’ils se perdaient dans la contemplation de ces grands escaliers où les gens se croisaient sans se voir. Quelques animaux tentaient de se mêler à la foule mais, trop petits, ne s’en sortaient pas très bien entre toutes ces paires de jambes en mouvement perpétuel.

L’écrivain versatile se prit à imaginer ce qui se passerait si l’on démocratisait la poké ball. L’on pourrait ramener un Rhinoféros en ville sans encombre, et alors, si on le lâchait ici-même, juste devant le musée, que se passerait-il ?

Peut-être que cela ferait un bon sujet de théâtre, à la réflexion.

— Dis, tu pensais ce que tu disais, au sujet de ce tableau ?

Terrence regarda son camarade et fronça les sourcils, perplexe.

— Pardon ?
— Le Métamorph, là. Comme quoi tu t’y reconnaissais, et tout.

Le jeune homme aux cheveux bruns gratta sa joue pour signifier son embarras, et sourit.

— Tu sais, la moitié des choses que je dis, ce sont des bêtises. Mais dans un sens, peut-être, parce que j’y ai vu l’inspiration. Et l’inspiration, je crois que si je n’en avais pas du tout, je n’aurais plus qu’à tout abandonner.
— C’est bien dit, reconnut son ami.
— Vraiment ? Oui, ce n’est peut-être pas si mal, mais j’ai encore un long chemin à faire avant de vivre de mon art. (Il eut un regard furtif pour sa montre.) Reste ici et surveille mon chat, je vais nous chercher du café.

Il se leva et disparut rapidement dans un café voisin à l’enseigne colorée. Toujours assis, l’autre se mit à observer l’animal roulé en boule, déjà bien somnolent. Il paraissait presque ronfler. L’étudiant sourit.

Voilà qui était tout de même plus intéressant que de regarder une toile qui n’avait rien à voir avec son titre.


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René MAGRITTE, La Reproduction interdite, 1937, collection particulière.