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Livre d'images [Recueil de one-shots] de Misa Patata



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Informations

» Auteur : Misa Patata - Voir le profil
» Créé le 03/03/2019 à 01:14
» Dernière mise à jour le 27/08/2019 à 18:09

» Mots-clés :   One-shot

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Natures
Ryleh souleva le rabat de sa tente et regarda le ciel. Elle sourit. La brume était légère, suffisamment pour que grand-mère l'autorise à quitter le village pour la journée. Même à dix-huit ans, la vieille femme se montrait toujours trop protectrice à son égard. Ce devait être sa façon de remplacer ses parents. Elle ne savait pas trop et évitait de se poser des questions. Ça ne servait à rien, de toute façon.

Déterminée, elle attrapa sa vieille sacoche de cuir brun et quitta son habitacle pour déboucher sur la rue principale du hameau. Sous ses pieds s'étalaient des pavés, parsemés d'éclats de mousse et d'herbes folles qui, peu à peu, reprenaient le dessus sur l'humanité. Alentour se trouvaient de nombreuses autres tentes, de diverses couleurs. Des maisons alignaient leurs façades grises rongées de lierre et de toujours plus de mousse sombre ; certaines intactes, d'autres tout à fait éventrées. Des toitures couleur rouille couvraient les plus chanceuses, où vivaient les familles nombreuses.

Elle resta un moment immobile, comme chaque matin, le regard tourné vers l'ouest. À travers le mince drap de brume, elle discernait aisément les contours arrondis des collines qui ceinturaient le sanctuaire. Un peu plus loin, peut-être à une heure de marche, se tenait la petite montagne dont le sommet pointu disparaissait sous une couche de nuages blancs. Elle ne prêtait aucune attention aux passants qui la croisaient, pour se rendre à leur poste ou aller se détendre. Seule avec ses pensées, elle était sereine.

Une énième vérification du contenu de son sac s'imposa, après quoi elle courut saluer son aïeule qui vivait à quelques tentes de la sienne. Elle fit à peine attention à l'encens doux et aux jolis tapis qui ornaient le sol de cette humble demeure. La vieille femme d'une extrême pâleur n'objecta pas et lui souhaita de passer une bonne journée. Ses yeux d'un bleu profond brillaient de malice, comme de parfaits miroirs de ceux de sa petite-fille. Après une étreinte rapide et une bise, Ryleh fut de nouveau dehors. Armée d'un repas, d'un sourire et d'une détermination sans faille, elle se mit en marche.

Rien ne l'arrêterait. Elle attraperait un Pokémon.


o o o

L'adolescente leva les yeux pour contempler le monolithe et capter son image toute entière. Dans son dos, ses indomptables cheveux roux s'agitaient au gré d'une faible brise printanière. Elle aimait sentir la caresse du vent sur sa peau, plisser les yeux pour éviter qu'ils se remplissent de larmes. Ce contact avec la nature, simple mais authentique, la ravissait toujours.

Elle cessa de se dévisser le cou et s'élança d'un bon pas sur le sentier balisé qui parcourait tout l'édifice naturel. Sous ses grosses bottes de marche, des petits cailloux roulaient tranquillement au rythme de ses pas. Ses poumons humaient l'air pur ; son cœur battait encore suffisamment lentement, mais baignée dans le silence, elle entendait son martèlement se répercuter jusque dans ses oreilles. Cela aussi lui plaisait.

Lorsqu'elle atteignit une minuscule grotte, à quelques cent mètres d'altitude, elle s'arrêta pour s'asseoir sur un gros rocher plat. L'odeur de son petit en-cas, un sandwich typiquement citadin qu'elle avait appris à préparer, attira immanquablement une petite créature sineuse. Sa fourrure couleur crème était striée de lignes brunes qui parcouraient son corps en longueur. Au-dessus d'un museau effilé saillaient deux yeux d'un bleu pur, qui lui rappelaient un peu ceux de sa grand-mère.

Elle accueillit le Linéon avec un grand sourire, et lui concéda volontiers un morceau de sa pitance. Pas ingrat pour un sou, l'animal frotta son museau contre sa main et vint même la gratifier d'une léchouille. Ryleh ricana sous l'effet de la chatouille, et caressa son vieux camarade de jeu.

— T'as déja eu ta part, imbécile ! Tu vas quand même pas me laisser mourir de faim.

Le regard suppliant du canidé eut raison de toute résistance, et la jeune fille fut contrainte de céder un nouveau morceau de son sandwich. Le Pokémon l'engloutit de bonne grâce en moins de deux secondes. Elle soupira, atterrée.

— Rappelle-moi de t'apprendre à savourer...

En dépit de sa moue faussement contrariée et de son air défaitiste, l'adolescente se sentait mieux que jamais, comme chaque fois qu'elle venait se ressourcer sur sa montagne. Les odeurs de plantes, le crissement des cailloux sous ses bottes, la brise lègère, la faune et le ciel au-dessus de sa tête lui rappelaient à quel point elle n'était rien, une goutte d'eau dans l'océan d'un vaste monde. Rien que le souvenir d'un séjour en ville, des années plus tôt, lui faisait encore tourner la tête. C'était le prix à payer quand on vivait depuis toujours dans un sanctuaire loin de tout.

Peu lui importait ; elle aimait le dépaysement, l'immensité et la liberté.

Revigorée par une bonne gorgée d'eau de sa gourde, elle se releva d'un bond et se mit à regarder vers l'est. À basse altitude, elle pouvait toujours dessiner les contours du hameau avec ses yeux. La brume en avalait une bonne partie, donnant une apparence onirique à l'ensemble. Ryleh fut encore davantage enthousiasmée par ce panorama, et se décida à poursuivre son ascension. Le défi l'attendait plus haut.


o o o

Elle le découvrit, assis juste à côté de l'une des dernières balises. Le petit drapeau rouge solidement enfoncé dans le sol s'agitait mollement. Il ne se retourna pas, mais elle savait qu'il l'entendait approcher. De fait, elle ne s'étonna pas d'entendre sa voix, douce et à bas volume comme s'il craignait de réveiller la nature toute entière.

— J'ai failli attendre.

Malgré l'humour qui habillait le ton, Ryleh se sentit obligée de répliquer au quart de tour.

— Adressez donc votre lettre de réclamation à un Linéon qui habite plus bas, votre excellence...
— Je crois que Sylla suffira, pas la peine de s'embarrasser de ces formalités à ton âge.
— Entendu, vieux bonhomme !

Fort de vingt-six ou vingt-sept années, il se permit un sourire en coin à l'entente de ce qualificatif qui ne lui allait pas.

Elle se laissa glisser à ses côtés, prête à profiter de l'instant encore un peu avant de se mettre en chasse. Du coin de l'œil, elle détailla son profil, comme chaque fois qu'elle le voyait. Un nez à peine aquilin, des yeux très verts, une carnation pâle et des cheveux noirs, courts et soignés, traduisaient assez bien son rang, en plus de ses vêtements sobres mais de bonne facture. Elle se rappelait fort bien de leur première rencontre, un an plus tôt, dans la tente de grand-mère. Écouter aux portes s'avérait parfois porteur de bonnes surprises... On ne faisait pas ami-ami avec un citadin, de vieille noblesse par-dessus le marché, tous les jours.

Le vent soufflait dans leur dos. Juste devant eux s'étendait un horizon invisible. Tout était dévoré par une brume bien plus épaisse qu'en bas, si bien qu'on ne pouvait qu'imaginer l'emplacement du village. L'adolescente aimait penser à cela comme à un immense tapis sans motif qui se déroulait infiniment sur toute cette partie de la région.

Beaucoup n'aimaient pas le brouillard, surtout les voyageurs qui venaient visiter le sanctuaire ou qui y passaient une nuit. Elle ne les comprenait pas. L'opacité de cet étrange élément lui plaisait, cela lui donnait l'impression d'avoir un pied dans la réalité, l'autre dans le rêve. Parfois, elle songeait à se mettre debout tout au bord, sur un promontoire, et à se tenir sur une jambe en imaginant poser la deuxième sur un coussin brumeux. Elle ne le faisait pas ; car le vrai monde ne rêvait pas assez.

— Alors, tu es sûre de ton choix ? s'enquit le jeune homme assis à sa droite.
— Aux dernières nouvelles, j'ai pas changé d'avis. Si tu es toujours prêt à me fournir une ball et un peu d'aide.

Il haussa les épaules, ce qu'elle prit pour une réponse positive. Il devait bien s'en moquer, cela ne lui coûtait rien. Les citadins comme lui vivaient dans de belles maisons, pouvaient s'offrir n'importe quoi et n'avaient à répondre de rien devant qui que ce fût.

Sylla fut le premier à se lever. Il épousseta machinalement son long manteau gris, et tendit sa main à la jeune fille pour l'aider à se redresser. Trop fière, elle l'accepta mais jugea nécessaire d'accompagner le mouvement par une moue dédaigneuse. Inutile, puisque ses yeux souriaient. Elle avait hâte de capturer son Pokémon.

— Pourquoi un Ténéfix ?
— Tu le sais, pourquoi. J'adore ces bêtes !
— Il y a des créatures beaucoup plus puissantes ici, tu sais. C'est l'époque des migrations, d'ailleurs. Des Hélédelle, des Altaria...
— Et les Ténéfix, ils migrent ? coupa Ryleh.

Son compagnon leva les yeux au ciel, jugeant toute réponse inutile. La demoiselle croisa les bras, un sourire jusqu'aux oreilles. Ils se souvenaient l'un comme l'autre de cette excursion sur les sentiers de cette même montagne. En visite pour étudier la faune locale, le jeune homme avait accepté qu'elle lui serve de guide. Leur rencontre avec un groupe de Ténéfix marqua tellement l'adolescente qu'elle se promit d'en capturer un ; voir le soleil se refléter sur ces cristaux qui leur servaient d'yeux... Elle ne pouvait pas l'oublier. Encore un miracle de la nature. Décidément, elle n'en avait jamais assez.

Sans mot dire, ils s'éloignèrent un peu plus bas, après un dernier regard jeté à la Mer de Brume.


o o o

La jeune fille le tenait dans le creux de sa main. Un Pokémon. Sous ses doigts, l'objet paraissait curieusement froid. Elle en traça les contours ; la sphère noire était lisse, barrée au milieu par une ligne blanche. Cela faisait près de trente ans que ce modèle standard avait remplacé l'ancien, qui pourtant était un héritage d'une lointaine époque. Le changement faisait son chemin tout doucement, et parfois il prenait des raccourcis. Trop jeune pour être nostalgique, elle apprécia le contact de sa paume chaude avec la ball qui contenait une superbe créature.

— Pour l'ouvrir, il suffit d'appuyer sur le bouton au milieu. Au cas où, précisa le jeune homme, adossé à une paroi rocheuse.

Elle leva les yeux au ciel, amusée. Voilà un moment que le sourire était greffé sur son visage. D'une infime pression du doigt, elle put libérer son tout nouveau Pokémon. Le Ténéfix se tenait sur ses pattes minces. Ses oreilles triangulaires remuaient à l'entente de certains sons, en parfaite osmose avec l'environnement. L'adolescente ne put s'empêcher de fixer encore une fois les gros cristaux sur le visage de l'animal. À cause des nuages épais, la lumière qui s'y reflétait était nettement moins éblouissante que la première fois ; elle resta impressionnée.

Éreintée par sa longue marche et sa traque, elle se laissa tomber par terre, au milieu du sentier sur lequel poussaient quelques herbes. Devant elle s'étalait toujours le gigantesque tapis brumeux. Comme d'habitude, elle rêvait d'y plonger sans réfléchir, grisée par son imagination. Comme d'habitude, elle n'en faisait rien. Elle se laissa happer par la quiétude et oublia tout : le sanctuaire et ses règlements, grand-mère, ses projets d'avenir, le vaste monde... Il n'y avait que la montagne et elle. Sylla et Ténéfix appartenaient à ce monde-là et ils en feraient toujours partie, du moins à ses yeux. Elle ignorait comment un noble occupait ses journées en ville, ou comment un Pokémon pareil s'adapterait à la vie avec des humains.

Seule comptait la nature et son écrasante suprématie sur le reste. Aucune usine, aucun ordinateur, aucune poké ball ne lui ferait changer d'avis. Personne ne pouvait la dompter.

— Le soleil va bientôt se coucher. On devrait y aller.

Ryleh hocha la tête. Le mouvement secoua ses impossibles boucles rousses.

— Juste une minute.

C'était ainsi. Il fallait toujours une minute de plus pour communier avec la simplicité du monde ; et cela ne suffisait jamais.


o o o




Caspar David FRIEDRICH, Le Voyageur au-dessus de la mer de nuages, 1818, huile sur toile, 94.4 x 78.4 cm, Kunsthalle de Hambourg