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Songes de la Mer de Misa Patata



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» Auteur : Misa Patata - Voir le profil
» Créé le 03/05/2019 à 22:13
» Dernière mise à jour le 03/05/2019 à 22:13

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Fantastique   Hoenn

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Chapitre 1 : Que revienne le vent
Le sel attaquait ses yeux avec virulence.

Il employait toutes ses forces à se débattre, sans grand succès. La température glaciale de l'eau engourdissait ses muscles et ses articulations ; la pression titanesque de la mer rendait tout mouvement bien dérisoire. Sous des litres et des litres qui se liguaient contre lui, il ne pouvait que suffoquer. Ses poumons lâcheraient. Ses yeux brûlaient un peu plus à chaque seconde.

D'un battement de jambes désespéré, il se propulsa vers la surface. Geste bien inutile ; il ne la voyait pas. Peut-être qu'il avançait dans la direction opposée, prêt à rejoindre les fonds marins et à se faire avaler tout entier. Impossible de le savoir.

Pourtant, la lumière devait mettre sur la voie. Il suivait une lueur diffuse, qui pouvait être celle du soleil. En dépit du sel, ses paupières demeuraient ouvertes. Il s'agissait de ne rien rater.

Des bulles lui échappèrent alors, et il comprit. Il ne restait plus de temps. Les poumons se vidaient de leur air si précieux. Son corps, objet fragile comme une poupée de paille, semblait ballotté par le courant. Il battit des jambes, encore. Chaque mouvement coûtait cher. Les vêtements paraissaient peser lourd, si lourd, ainsi chargés de tout le poids de l'eau contre ses maigres forces.

Où était son Pokémon ? Lui pourrait l'aider, certainement... peut-être...

Une nouvelle fois, il cracha de petites bulles. Celles-ci s'échappaient vers le haut, vers où se dirigeait son regard voilé. Transi de froid mais gorgé d'espoir, il amorça une nouvelle avancée. Ses jambes battaient furieusement. Il ne les sentait plus ; la morsure glacée de la mer le dépossédait de sa douleur.

Ses yeux brûlaient tout de même. Un feu rageur les consumait de l'intérieur. Ils restaient ouverts. La lumière se rapprochait-elle ? Il semblait que oui. Oui, elle avait l'air plus vive, plus intense, plus réelle qu'une illusion créée par un cerveau mourant. Il battit des jambes, encore, encore, encore...

Son bras se tendit à l'extrême, comme pour effleurer la surface. Il crut y parvenir, enfin, pour sentir la caresse d'un vent fort contre sa peau.

Il baissa les paupières. Le noir, rideau salvateur, se referma sur son être. Sombrait-il ? Non. Ça ne brûlait plus. Plus de feu salé. Plus de froid engourdissant.

Plus rien.

Une toux violente ébranla un jeune homme d'aspect maladif, étendu sur un lit de fortune coincé entre un bureau et une rangée de tonneaux scellés. D'instinct, il se redressa et crispa une main sur sa poitrine agitée. Sa respiration s'efforça de ralentir. D'abord écarquillés, ses yeux s'ouvrirent véritablement au monde ; du moins, à sa cabine confinée et miteuse.

Lorsque ses spasmes furent enfin calmés, il posa les pieds sur le plancher et enfouit ses mains moites dans ses cheveux sombres et indisciplinés. Des mèches noires épaisses passaient entre ses doigts livides. La bouche ouverte, il expirait toujours de façon saccadée. L’air n’aidait pas. Des effluves de transpiration et de vieux bois flottaient dans la pièce minuscule.

Le souvenir de sa situation s’imposa finalement à lui dans toute son horreur. Il entendit d’abord les bruits de pas au-dessus de sa tête. Cela lui arracha un tressaillement. Il ne s’y faisait pas. En tendant l’oreille, on devinait des paroles marmonnées.

Il n’osa pas penser aux râles qu’on lui décrivait parfois, en provenance de la cale. On ne le forcerait jamais à mettre les pieds là-dessous. Du moins, il l’espérait.

À bord, il n’avait pas beaucoup d’alliés, on ne le prenait que pour ce qu’il paraissait : un non-marin, un « terrien ». Le terme était sur toutes les lèvres, ou presque. On se moquait de lui. Sans sourciller, il tâchait d’encaisser. Sa résistance s’amenuisait, si bien qu’à présent le fait lui retombait dessus jusque dans ses cauchemars. Le terrien, incapable de nager vers la surface !

Toujours à moitié somnolent, il laissa échapper un petit rire. Nerveux, peut-être. Ou bien il se moquait de lui-même, en chœur avec les autres. Que pouvait-il faire d’autre ?

Ses poings se serrèrent un instant dans ses cheveux, avant de s’ouvrir. Tant bien que mal, il y remit un semblant d’ordre, lissa la moustache mince qui ombrait son visage, et entama une toilette sommaire en vue de se lever. On ne lui fournissait que peu d’eau pour se laver. Il savait s’en contenter, après des semaines à bord.

Un coup à sa porte l’interrompit tandis qu’il se frottait frénétiquement le visage avec une serviette. Méfiant, il stoppa tout à fait son geste et écouta. Désormais, à force de railleries et de petits tours pendables, il ne s’attendait presque plus à la moindre interaction normale.

On frappa à nouveau, avec plus d’impatience cette fois. Le vieux bois de la cloison vacilla un peu sous la force employée.

— Debout là-dedans ! grogna une voix féminine. Le capitaine va s’impatienter ! Nile, vous avez une minute avant que je vous traîne par…
— C’est bon, j’arrive, répliqua l’intéressé pour ne pas entendre ce que l’autre s’apprêtait à dire.

Il se détendit un peu, enfila sa paire de bottes et quitta sans regret l’atmosphère étouffante de sa cabine ridicule. Avec précaution, il veilla à surveiller ses pas pour ne pas se laisser surprendre par le tangage du navire. Un haut-le-cœur le saisit tout d’abord. Il inspira, reprit son calme et rejoignit la femme qui l’attendait.

Avec le bandana noir noué sur son crâne et ses longs cheveux roux, elle avait une allure de pirate. Allure qu’elle cultivait en se baladant sans cesse avec un Capumain farceur dans son sillage. Les sourires roublards qu’elle affectionnait contribuaient assez bien au tableau.

Elle attrapa la main du jeune homme et le gratifia d’une poigne vigoureuse. Ses yeux clairs pétillaient.

— Eh bien ! On dort jusqu’à pas d’heure ?
— Je m’en passerais bien, souffla-t-il en marchant à sa suite dans le labyrinthe de caisses, de tonneaux et de piles de cordages.
— Oh, vous faites des cauchemars.

Nile grimaça. Le ton de la demoiselle sembla sans appel, presque comme une évidence. Il n’objecta pas, mais n’acquiesça pas non plus. Elle s’arrêta sans crier gare au milieu d’un semblant de couloir, et lui posa une main sur l’épaule.

— Vous inquiétez pas trop pour ça. C’est normal, et surtout pour un terrien.
— Ça va, miss Bonny. Je sais.

Il marmonna quelque chose entre ses dents à l’entente du terme qu’il commençait à détester sérieusement. La jeune femme haussa les épaules et reprit sa marche, sans regarder en arrière pour s’assurer que le pauvre hère suivait le rythme.

Si le navire était un immense dédale, la rouquine au Capumain s’y orientait avec toute la facilité du monde. Le fait n’avait rien de surprenant pour la seconde de l’équipage, mais le non-marin trouvait toujours le moyen de s’en émerveiller. Livré à lui-même dans les entrailles du bateau, il n’aurait besoin que de cinq minutes pour se perdre tout à fait.

Ils croisèrent peu de monde sur le chemin menant au pont. Cependant, la rumeur persistante des chants de marins et des jurons les suivit tout du long jusqu’à l’escalier central. Les marches de vieux bois paraissaient un peu branlantes, mais on ne les entendait jamais grincer. Pour un navire qui ne payait plus tellement de mine face au progrès, le Valeureux portait bien son nom.

Les jeunes gens émergèrent à l’air libre, pour sentir l’odeur puissante et iodée de la mer. Un semblant de brise portait le parfum caractéristique jusqu’à eux, mais sans plus ; il n’y avait pas assez de vent pour gonfler les impressionnantes voiles blanches, qui portaient de somptueux motifs rouges. Un Mustébouée à l’air paresseux vint aussitôt se blottir contre les jambes de son dresseur, qui l’accueillit avec une caresse distraite.

Agacé par la force du soleil, Nile plaça sa main en visière au-dessus de ses yeux. Il jaugea l’horizon. Aucun remous ne secouait l’immensité de l’eau. Pas de vagues. Pas l’ombre d’un immense Pokémon pour déranger la quiétude et couper la mer en deux le temps d’un plongeon savant.

Pas de vagues, pas de mouvement, pas de bruit. Juste le tangage léger du vaisseau, accompagné du léger malaise que le terrien ressentait à chaque sortie sur le pont…

Dépité, il baissa la main. Son bras retomba mollement le long de son corps, contre sa cuisse. Il baissa la tête et se perdit dans les rainures du plancher.

— Toujours pas de vent… soupira-t-il pour lui-même.
— Non, confirma Bonny, le regard constamment en mouvement pour suivre les gestes de son Pokémon. Mais ça finira bien par revenir. Boréas n’est jamais en colère bien longtemps.

Elle rejeta sa crinière flamboyante loin de son épaule, et avisa le gaillard d’arrière, où était installée la roue du gouvernail. Plusieurs hommes s’y tenaient, apparemment pris dans une conversation animée.

— Bon, le capitaine veut vous parler. Vous feriez mieux de pas le faire attendre.
— Bien sûr.
— Un peu d’entrain ne vous ferait pas de mal, ajouta-t-elle.

Le non-marin ne répliqua pas. Il la suivit docilement, monta les quelques marches à sa suite, et se retrouva, penaud, face au maître à bord. Ce grand homme à forte carrure, avec sa barbe grisonnante et son crâne presque chauve, l’intimidait. Il paraissait se moquer constamment de lui, sans même ouvrir la bouche. Son regard, perçant mais pas dénué d’humour, le scrutait déjà.

— Ah, vous voilà mon garçon ! Vous n’avez pas bonne mine.

Nile ouvrit la bouche pour répliquer, mais la demoiselle aux airs de pirate le devança.

— N’y va pas trop fort, papa. Le pauvre a fait un cauchemar.
— Allons bon… Boréas pique une colère, et en plus Darkrai s’invite sur mon bateau ?

La mine du quinquagénaire parut s’assombrir. Même les hommes autour de lui, bruyants et le rire facile, se turent. Pas de vagues, comme sur la mer trop calme. Pensif, le capitaine les congédia d’un geste ; ils regagnèrent leur poste sans protestations.

— Les cauchemars à bord, c’est courant, assura le chef d’équipage. Mais faites attention à bien fermer la porte de votre cabine.
— Fermer la… Pourquoi ?
— Vous ne voulez pas passer par dessus bord en plein milieu d’un sale rêve, pas vrai ? Parfois, ça arrive. Des types se lèvent en pleine nuit, pas même conscients, et le lendemain matin on ne les retrouve pas. Même par ce temps, je vous déconseille de faire une baignade en haute mer.

Le jeune homme déglutit, mal à l’aise. Il jugea bon de ne rien répondre et, surtout, de ne pas perdre sa contenance. Il soupçonnait déjà les autres marins de parler dans son dos à chacune de ses apparitions. Les regards furtifs que certains lui jetaient, d’ailleurs…

Cela n’était rien par rapport au capitaine Finley, bien entendu. Cet homme autoritaire semblait presque dissimuler des menaces derrière ses recommandations. Du reste, le terrien ne s’étonnerait pas qu’on vienne lui rendre une petite visite en pleine nuit. Bon nombre d’hommes n’appréciaient guère sa présence à bord. Bientôt, on l’accuserait certainement de porter malheur et d’être responsable de la colère de Boréas.

S’il fallait faire revenir le vent, est-ce qu’on le jetterait par-dessus bord pour ça ? Il espérait que non.

— Vous croyez qu’on a une chance de rallier Poivressel dans la semaine ? La date de livraison a été fixée à jeudi…
— Impossible de savoir, maugréa Bonny. Le problème, c’est d’atteindre la zone où les courants sont les plus forts. On n’aura plus tellement besoin du vent à ce moment-là.
— Vous inquiétez pas trop pour votre cargaison, ça ira. Si toutes mes années de service m’ont appris une chose, c’est que les Pokémon destinés à l’esclavage sont plus tenaces que les marins. Ils mourront les derniers, si on est coincés ici.

Nile ricana nerveusement. Ces paroles n’avaient rien de rassurant, bien au contraire. Et puis, il ne voulait pas entendre parler de la marchandise. Il servait peut-être d’émissaire pour la compagnie, mais rien de plus. Qu’on ne lui mette pas des idées rétrogrades sur le dos. Tout cela ne le concernait pas.

Finley paraissait penser autrement mais, bon joueur, il s’abstint d’en rajouter. Il porta deux doigts épais à sa bouche et siffla bruyamment. Il fallut quelques secondes à un Roucoups vigoureux, d’ordinaire posté à la proue, pour rejoindre le gaillard d’arrière. L’oiseau se posa sur le plancher, non sans une certaine grâce. Le non-marin jeta un regard gêné à son propre Pokémon, pataud et paresseux.

Le capitaine s’accroupit et effleura le plumage clair du volatile.

— Pas de changement dans la direction du vent ? La vitesse ?

La créature ailée répondit par la négative et, sur un nouvel ordre, retourna à son poste. Le jeune homme ne put retenir un regard admiratif. Si les méthodes de navigation ne lui disaient rien, il appréciait de voir les animaux jouer un rôle à bord. Il s’efforça, à nouveau, de ne pas penser à ceux qui croupissaient dans la cale.

Ça ne le regardait pas.

Sur invitation de la demoiselle, il regagna la partie principale du pont, depuis lequel ils pouvaient se pencher vers la mer. On n’y décelait toujours aucun mouvement. L’étendue plate ressemblait en fait à un miroir ; le soleil, seulement entravé par quelques nuages clairs, s’y reflétait. D’en haut, on pouvait croire que les flots étaient illuminés depuis les abysses.

Nile repensa à son rêve, tressaillit et s’éloigna instinctivement du bord. Il chancela quelque peu mais se rattrapa. Soucieux de faire bonne figure, il plaqua un masque d’indifférence sur son visage et proposa plutôt un duel amical à la seconde d’équipage. Elle croisa les bras, un sourire narquois aux lèvres.

— Si vous croyez m’impressionner avec votre loutre… Mais soit ! Mettons-y même un enjeu. Ce soir au dîner, le perdant cédera sa bière au gagnant.


• • •

La salle à manger, vaste pièce embaumant les épices et l’alcool, croulait sous les exclamations joyeuses et les tentatives de chant. Celles-ci s’éteignaient vite, noyées dans les pintes de bière et les bouteilles de whisky qui circulaient allègrement autour de la table. Fidèles à leur tempérament, les marins rivalisaient d’inventivité pour domestiquer le silence.

La table du capitaine se tenait plus en retrait ; y dînaient les membres d’équipage les plus importants ainsi que les invités. En sa qualité de représentant de la compagnie de transport, Nile avait le privilège de partager le repas avec Finley, sa fille et quelques hommes de confiance. En sa présence, la conversation ne dépassait que rarement les banalités.

Toujours mal à l’aise dans cet environnement étranger, le non-marin observait l’agitation avec détachement. Une moue maussade lui barrait le visage. La défaite lamentable contre Bonny ne le minait pas plus que cela. Il se savait mauvais dresseur, mais en l’absence de vent, il n’y avait rien d’autre à faire sinon attendre.

Une torpeur inhabituelle régnait à la petite table. La rumeur de la conversation disparaissait sous les cliquetis des couverts. On n’avait pas la tête à discuter, alors on mangeait. Même le capitaine, qui d’ordinaire alimentait généreusement les débats sans intérêt, s’en tenait à ses patates et sa grosse chope remplie à ras bord.

Cela convenait au jeune homme : au moins, on ne se moquait pas de lui. Les chansons joviales des marins ne manquaient d’ailleurs pas de charme, et leurs bavardages évitaient un silence total. Ils devaient combattre l’ennui à leur manière. Pour la plupart d’entre eux, du reste, il y avait assez de travail. Faute de vent pour faire souffler les voiles, on avançait à la force des rames.

Si cela manquait d’efficacité, c’était toujours mieux que l’immobilisme.

Sans entrain, il se plongea lui aussi dans son assiette. La fourchette pesait lourd entre ses doigts. La faim, elle… Il se força à mâcher, à apprécier le goût des pommes de terre sur sa langue et à avaler sans rechigner. Au bout d’un moment, ce ne fut plus que mécanique. Un mouvement, puis un autre, dans une succession de tâches bien rodées. Comme les rameurs.

Ainsi détaché de son entourage, il manqua d’avaler de travers au contact d’une main sur son épaule. L’aliment lui brûla vaguement la langue. Il se ressaisit et regarda la rouquine, qui lui tendait quelque chose ; un petit sachet rempli d’extraits de baies, à en juger par l’odeur.

— Ça devrait vous aider à dormir. Et à éloigner les cauchemars. Enfin, c’est ce qu’on dit. Dites à May de vous faire une tisane après le repas puis allez vous coucher.
— Merci, s’entendit-il articuler en fourrant le sachet dans sa poche.

Il s’abstint de penser à l’effrayante femme de cuisine qui assistait le coq à bord. Depuis sa visite du navire, il gardait un mauvais souvenir de sa rencontre avec l’Aflamanoir qui rôdait auprès d’elle. Il voulut continuer à manger pour ne penser à rien, mais l’assiette était vide à présent.

— Vous avez de la chance, petit, ricana le capitaine après avoir avalé son reste de bière. D’habitude, c’est elle qui fait faire des cauchemars aux terriens !

La tablée se mit à rire à la suite du vieux Finley. Nile sentit tout de même une certaine retenue parmi eux. Il resta silencieux, trop calme au milieu de cette assemblée cachée sous des faux sourires. La vérité, c’était que la pression pesait sur tout le monde.

Il n’y avait plus de vent. La voilure pendait, inutile, tandis que bien plus bas des anonymes trimaient pour faire avancer le gigantesque navire. L’attente étouffait, accablait, rongeait, brûlait. Le non-marin se rappela son cauchemar, le sel, ses yeux, son impuissance. C’était la même chose.

À l’heure actuelle, on ne pouvait que s’en remettre à la volonté d’une puissance supérieure. La détermination importait peu. Boréas dictait le vent ; il commandait, pour les marins, à la vie et la mort.

Si un dieu capricieux restait sur son nuage d’indifférence, ils finiraient tous au fond des eaux. Oui, la menace planait au-dessus de toutes les têtes à bord du Valeureux.

Et on ne pouvait rien y faire.


• • •

Le réveil fut brutal.

En sueur, le jeune homme se redressa sur sa couchette. Ses yeux hagards mirent un temps à s’adapter à l’obscurité. Fallait-il allumer une bougie ? Il y songea, parce qu’il faisait noir, mais non, non, ça ne servirait à rien. Il rejeta les draps minces, s’en dépêtra et réfléchit à toute allure. Il devait se passer quelque chose. Tant de bruit, ça n’était pas normal.

Mustébouée, déjà réveillé, grattait le plancher avec ses griffes pour attirer l’attention. Il faisait encore nuit, sans doute, mais on courait déjà partout. Les bruits de pas se répercutaient ; au-dessus, mais aussi alentour.

Le cœur rempli d’un mauvais pressentiment, il rajusta sa chemise, enfila ses bottes en hâte et se leva. Le Pokémon prit immédiatement sa suite. Le panneau de bois qui faisait office de porte grinça quelque peu sur ses gonds, mais le son se noya au milieu du brouhaha ambiant. En quittant sa cabine, il aperçut plusieurs matelots qui se précipitaient vers le pont. Eux ne firent pas attention à lui.

Ils paraissaient dominés par un mélange de crainte et d’excitation. Inquiet, il se demanda quelle pouvait en être la cause. L’évidence lui sauta aux yeux, bien sûr, et il eut envie de savoir lui aussi. Si la fureur de Boréas se calmait, si le vent faisait de nouveau gonfler les voiles…

La promesse d’un retour à la terre le réveilla tout à fait.

Encore peu familier des lieux malgré des semaines passées à bord, il choisit de les suivre. On criait, en haut, probablement depuis le pont ou le gaillard d’avant. Il hâta le pas. L’animal aquatique peinait à suivre le rythme. Il semblait que des centaines de personnes piétinaient au-dessus de sa tête, couraient peut-être. Rien à voir avec le silence coutumier de la nuit.

Nile grimpa les marches deux par deux pour atteindre le pont donnant sur l’extérieur. Toujours pas de vent. Pourquoi est-ce qu’on s’étonnait, alors ? Le non-marin joua des coudes pour se faufiler entre les membres d’équipage qui monopolisaient l’espace. Il repéra le crâne chauve du capitaine, à bonne distance ; la tête blonde du navigateur, aussi, qui scrutait quelque chose à travers une longue-vue.

Bonny se tenait là elle aussi, plus loin, tout près de la proue. Accoudée au bord, elle paraissait fascinée par quelque chose, ses cheveux roux flottant dans son dos. Dans le ciel la lune brillait, et beaucoup de matelots brandissaient des lanternes pour éloigner l’obscurité.

Des messes basses et des questions fusaient de toute part, si bien que toutes les voix se fondaient les unes dans les autres. On n’y comprenait rien.

— C’est complètement fou…
— Oui, hein ?
— Délirant, moi j’vous dis, j’ai jamais vu…
— N’importe quoi !
— Poussez-vous, j’y vois qu’dalle.
— Eh ! Où est le cap’taine ?
— Par Boréas ! Ça c’est drôle ! Et où est-ce qu’il est le vent ?

Le jeune homme, coincé entre deux marins robustes, se dégagea tant bien que mal. Il tâcha de rejoindre la demoiselle aux allures de pirate. Trop occupée à lorgner par-dessus bord, elle ne le vit pas approcher. De si près, on sentait bien les effluves iodés de la mer. Finley, debout à côté, le jaugea d’un œil intrigué.

— Déjà debout, terrien ?
— Juste curieux, marmonna l’intéressé. Ça fait un bruit de tous les diables, cette agitation. Qu’est-ce qui se passe ? Je vois que le vent n’est toujours pas revenu.
— Non, concéda le capitaine avec un sourire amer. Mais regardez un peu ça, et dites-moi que c’est pas incroyable.

Le grand homme désigna l’ouest – ce devait être l’ouest, si la proue pointait dans la bonne direction. Interdit, Nile écarquilla les yeux. Sa mâchoire pendait inutilement. Il se força à fermer la bouche et, imitant la rouquine, agrippa fermement le garde-fou en bois solide. Ses poings finirent par lui faire mal.

Cette vision étonnante expliquait assez bien le comportement de l’équipage. Tout ce bruit, tout ce remue-ménage, ça aurait pu être pour le retour du vent. Mais non. Boréas persistait à leur tourner le dos.

À la place, il fallait qu’ils tombent sur quelque chose d’irréel, de complètement insensé. Il vit d’abord des ruines, ou quelque chose de semblable.

Des pans de roche, trop réguliers pour être naturels, saillaient, comme sortis de terre. Mais de terre, il n’y en avait pas. Juste un grand banc de sable, longiligne, où fleurissaient des tas de morceaux, de choses et d’autres, indiscernables et entremêlées. Il n’y avait rien à voir, en somme, que des vestiges incompréhensibles au milieu de nulle part.

En pensant à ce qu’il pouvait y avoir de plus, il frissonna. La fraîcheur de la nuit se rappela à son souvenir, elle aussi.

Au-delà de ces ruines, mais non loin tout de même, des bâtiments. De si loin, comme ça, on ne distinguait pas tellement leur forme. Mais ce devaient être des cabanes, des petites habitations. Sur l’eau ! Le non-marin n’en croyait pas ses yeux. Bien sûr que non. Des maisons sur l’eau, ça ne pouvait pas exister. Pas au beau milieu de la mer, quand bien même sur une route fréquentée par les navires…

Cela ne tenait pas debout.

Pensif, il regarda la mer, son mouvement presque imperceptible. Le vent ne remuait toujours pas l’immense étendue salée. Les vagues l’effrayaient, et pourtant il se prit à les regretter. Elles seules pouvaient l’emmener loin de ce nulle part, chez lui, à Poivressel et plus loin encore. L’image de sa Lavandia natale lui apparut, avant de s’estomper puis de disparaître tout à fait.

Il ricana, rattrapé par l’évidence.

Ce n’était qu’un mirage, son esprit qui lui jouait des tours. Non. Qui leur jouait des tours à tous ? Peu probable. Alors c’était un rêve, comme la nuit précédente. La tisane faisait son effet, trop bien peut-être, et des perspectives agréables se superposaient à une peur de la mer.

Aucun des matelots ne riait, le capitaine non plus, pas plus que le navigateur aux cheveux blonds avec sa longue-vue, ni même Bonny la presque-pirate.

Plus personne ne parlait, d’ailleurs, ou bien tout le monde en même temps…

Au milieu de l’agitation et d’images de maisons flottantes, Nile perdit conscience. Son corps lourd s’écroula sur le plancher du gaillard d’avant. Il y eut une vive douleur, quand son crâne heurta le sol.

Puis plus rien.