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Songes de la Mer de Misa Patata



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» Auteur : Misa Patata - Voir le profil
» Créé le 10/05/2019 à 14:30
» Dernière mise à jour le 10/05/2019 à 21:19

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Fantastique   Hoenn

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Chapitre 2 : Escale ?
— Apporte-lui donc ça, à ton pauvre ami. Si ça le requinque pas en moins de deux, j’passe par-dessus bord.

La jeune femme, avec précaution, saisit la tasse fumante qu’on lui tendait. Elle sourit. Le contact chaud du récipient contre ses paumes lui fit du bien. En face, l’imposante femme bourrue qui régnait sur la cuisine parut satisfaite.

— Merci, May.
— C’est ça, grommela l’autre. Maintenant déguerpis !

Bonny leva les yeux au ciel mais s’abstint de tout commentaire. Tout le monde à bord connaissait le tempérament volcanique de la vieille fille, qui rappelait celui de son Aflamanoir. La créature patibulaire n’était jamais loin.

D’un pas mesuré, son Capumain sur les talons, la fille du capitaine se faufila entre les tables et tabourets, puis quitta la salle à manger. L’atmosphère, trop calme, l’irritait quelque peu. À croire que l’effervescence précédente n’avait même pas existé. Elle voyait encore les cohortes de matelots émerger, se bousculer, ouvrir grand les yeux devant le caractère improbable de ce qu’ils voyaient.

Elle-même, il fallait l’admettre, se sentait curieuse. Contrairement aux autres, le sommeil ne la rattrapait pas. Un long moment d’errance, puis une idée, idiote mais persistante : elle eut envie de faire quelque chose pour aider ce pauvre terrien. Il avait tourné de l’œil si vite… Elle ne savait pas si la mer lui faisait cet effet, ou bien si elle devait blâmer l’apparition subite de ces vestiges sortis des eaux.

Un haussement d’épaules lui vint en tête. Elle le lui demanderait, à son réveil.

Sans même regarder où elle allait, elle traversa rapidement le pont inférieur, jonché de caisses, de tonneaux de bière et de cordages à moitié emmêlés. Dans un coin trônait même un vieux canon poussiéreux. Ça ne devait plus fonctionner depuis longtemps, mais elle connaissait son père, cet éternel nostalgique. Quand bien même il regardait toujours vers l’avant, il possédait probablement une paire d’yeux supplémentaire à l’arrière du crâne. On aimait à le railler pour ça. Moderne mais vieux jeu, voilà tout.

Arrivée près de la cabine du non-marin, elle s’immobilisa. Devait-elle rebrousser chemin ? Elle y songea, un instant ou deux, plantée devant ce panneau de bois presque pourri. La boisson fumait encore. Une bonne odeur de baies s’en échappait, mais le goût, certainement, serait amer. C’était toujours amer. Assez imbuvable. Elle se dit qu’il faudrait ajouter un peu de whisky pour faire passer le goût. Aimait-il le whisky ? Sans doute…

Elle secoua la tête et ses boucles rousses. Aucune mèche ne vint tremper dans la tasse, par chance. Cela arrivait souvent, mais tout de même, elle ne voulait pas couper ses cheveux. Son père y tenait trop. Et lui-même, des cheveux, il n’en avait plus qu’une poignée.

Agacée par sa pensée qui lui échappait, elle se concentra sur l’instant présent et frappa trois coups contre la cloison. On ne lui répondit pas. L’évidence ne la surprit guère. Elle poussa doucement le battant, ordonna à son singe de rester silencieux, et entra.

C’était exigu, étroit. Elle ne s’en étonna pas, mais ne put s’empêcher de comparer l’espace à celui de sa propre cabine. Le capitaine pouvait dire ce qu’il voulait, mais il n’aimait pas avoir des étrangers sur son bateau. Et ces étrangers devaient rapidement le comprendre.

Sur le petit bureau encombré, elle remarqua une bougie qui tenait encore debout. Elle renonça à l’allumer, préférant y aller en douceur.

Malgré tout, elle étudia les documents qui jonchaient la table. Beaucoup de chiffres et de termes compliqués s’alignaient en un charabia grotesque ; certainement des papiers de commerce, puisqu’il travaillait dans le transport. Un petit carnet attira son attention. Elle ne l’ouvrit pas. Ce devait être un journal, ou quelque chose. Il passait chaque jour du temps dans cette chambre minuscule. Pour écrire, alors. Elle croyait qu’il somnolait à toute heure, comme un Skitty.

Allongé sur le dos, il ne donnait pas d’autre signe de vie qu’une respiration régulière. Pâle et plutôt chétif, il paraissait prêt à mourir sous peu. Une pellicule de sueur recouvrait son front, son visage, jusqu’à la poitrine sous la chemise entrouverte. Il ne faisait pas si chaud. Bonny ne se rendait pas bien compte, avec cette tasse brûlante entre ses mains. Tout autour paraissait beaucoup plus froid.

Elle s’approcha un peu plus, veilla à ne pas piétiner la queue du Mustébouée roulé en boule, et posa le récipient sur le bureau. Fallait-il le réveiller ? Peut-être que non. Le sommeil, sur un navire, était assez difficile à apprivoiser. Elle resta debout quelques minutes, à se demander ce qu’elle ferait. Ce serait à elle de choisir. Elle pouvait aussi bien laisser la boisson là, et puis partir.

Non. Non, elle devait s’assurer qu’il n’était pas malade. Une épidémie à bord, cela engendrerait un vent de panique. Et le Valeureux avait besoin d’un vent différent pour gonfler sa voilure.

La demoiselle soupira et, résolue, secoua fermement le terrien par l’épaule. Il ouvrit la bouche pour marmonner des paroles incohérentes. Elle tendit l’oreille mais ne comprit rien. Les délires du sommeil, sans doute. Elle secoua de nouveau, avec un peu plus de force. Cela parut fonctionner. Les paupières du jeune homme papillonnèrent un instant avant de laisser apparaître ses yeux fatigués.

Il lui fallut encore quelques secondes pour émerger des limbes. Il retint à grand peine un bâillement.

— Debout là-dedans ! chuchota la seconde.
— Miss Bonny ?
— Elle-même. Tenez, je vous ai apporté quelque chose pour votre malaise. Ça devrait aller mieux.

Un coup d’œil suspicieux fut jeté en direction de la tasse odorante, mais il n’objecta pas et avala rapidement la préparation. Non sans une grimace lourde de sens.

Un silence s’installa rapidement dans la cabine, pour monopoliser tout l’espace. Seuls les ronronnements réguliers de l’animal aquatique, au pied de la couchette, brisaient l’absolue quiétude. Nile porta une main à son front, pas certain d’être remis.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il finalement. J’étais en train de rêver, je crois… Il y avait du bruit, tout le monde était réuni sur le pont, et…
— J’vous arrête tout de suite, terrien. C’était réel. Vous vous êtes évanoui. Le choc, sûrement, je sais pas.

Le brun fronça les sourcils et se redressa complètement dans son lit. Ses cheveux en bataille offraient un contraste saisissant avec son teint maladif. La mer ne devait pas lui réussir.

— Vous plaisantez ?
— Qui, moi ? Bien sûr que non. J’étais sur le pont, moi aussi, avec tous les autres.

Il ouvrit la bouche pour répliquer, s’interrompit, parut réfléchir. Son front se plissa.

— Alors il y a bien… Ces ruines sur un banc de sable, et puis j’ai cru voir des constructions sur l’eau…
— Tout juste, confirma-t-elle. On attend qu’il fasse jour pour y voir plus clair. Mais à première vue, je crois qu’on a trouvé quelque chose de dingue.
— C’est complètement insensé.

Bonny haussa les épaules et s’adossa à la porte. Bien sûr. Il fallait bien admettre que ça ne tenait pas debout. Et pourtant, ça n’avait rien d’un rêve. Elle sourit malgré elle. La curiosité la rongeait de l’intérieur et elle attendait, non sans impatience, le lever du soleil.

Le non-marin ne semblait pas partager son sentiment. Tête baissée, épaules affaissées, il cultivait une attitude défaitiste, presque résolue. Ce depuis que le vent ne soufflait plus. Son regard, cependant, semblait plus désespéré encore. Dans ses yeux, elle lisait à présent de l’incompréhension. Il y avait une crainte sous-jacente, aussi, qu’elle sut déceler. Il n’avait pas tort. Cette histoire avait de quoi surprendre et même effrayer.

Elle croisa les bras sur sa poitrine, les yeux levés vers le plafond. Elle n’y trouva pas d’indice, pas de réponse.

— Vous croyez que c’est quoi, au juste ? s’enquit l’invité. Ces ruines, je veux dire.

La fille du capitaine fit la moue. La question lui trottait dans la tête, à elle aussi. Elle ne connaissait pas tellement l’histoire de la région, certes, mais c’était bien la première fois qu’elle entendait parler de ruines en pleine mer. À l’exception de cette gigantesque tour délabrée, qu’ils avaient dépassée quelques jours auparavant.

Elle détourna les yeux pour regarder les petits Pokémon. Leur regard s’avérait moins pesant.

— Honnêtement ? J’en sais rien du tout. Et je doute que mon père ait plus d’idées que moi. Pas grand monde ne s’y connaît en vieilleries ou en légendes, en fait.
— Pourtant, en ce qui concerne Boréas et les divinités de la mer…
— C’est différent. Et encore. Mon père et moi, on ne jure vraiment que par ce satané fulguréen. Tant qu’il n’y a pas de tempête, en tout cas.
— Bon. Tant pis.

Il parut dépité par la nouvelle. Elle s’en étonna. Sa curiosité surpassait-elle la sienne ? Elle songea que oui, parce qu’il ne connaissait pas très bien la mer. Et même s’il semblait ne pas l’apprécier, la craindre et regretter sa terre, il devait avoir soif de savoir.

Elle soupira.

— Nile… Si vous voulez vraiment savoir quelque chose, demandez à Alvah. Mais attention : j’espère que vous aimez les histoires effrayantes.

Pour la première fois depuis le début de la conversation, il esquissa un sourire. Maigre, un peu crispé, mais reconnaissant. Elle le lui rendit.


• • •

Sans difficulté, elle ajusta la longue-vue et colla presque l’objet contre son œil. L’image lui apparut avec une netteté surprenante.

Fascinée, elle étudia les formes assez sommaires qui flottaient à la surface de la mer. Des habitations, à n’en pas douter. Probablement faites de bois ; à cette distance, il était difficile de l’évaluer tout à fait. Cependant, il n’était plus possible de se méprendre. Il s’agissait d’un véritable village sur l’eau. Entièrement construit loin de la terre.

Quelque chose d’incroyable, de jamais vu. Elle avait encore du mal à y croire tout à fait, et comprenait à présent la réaction du terrien. Ça faisait un sacré choc !

Elle se demanda comment ces aberrations faisaient pour ne pas dériver. Au cours de la nuit, elles se trouvaient au même emplacement. Même en l’absence de vent, le courant aurait dû suffire à faire bouger ces choses-là.

Perplexe, elle tendit la longue-vue à un matelot et rejoignit son père, en pleine discussion avec le navigateur du bord. À en juger par leurs expressions faciales, ils se disputaient. Elle jugea préférable de rester à distance pour les observer. Elle ne prêta plus tellement d’attention aux acrobaties de son Capumain, qui s’amusait comme chaque jour à grimper au mât de misaine.

— C’est inconscient. Je partage votre curiosité, capitaine, mais on est déjà en retard. La livraison est prévue pour jeudi, ce qui nous laisse deux jours pour rallier Poivressel. Dans l’éventualité d’un retour du vent dans la journée, ce qui m’étonnerait, eh bien, on n’arriverait sans doute pas avant vendredi. On ne peut pas perdre plus de temps en s’arrêtant ici.
— Assez d’arguments ! tonna Finley, après un regard jeté à sa vieille montre de gousset.
— Mais, capitaine…
— Jusqu’à preuve du contraire, je commande à bord. Livraison ou pas, c’est mon navire.

L’homme aux cheveux blonds, qui tenait un Natu dans ses bras, esquissa une grimace. Bonny se retint de ricaner. Elle connaissait bien son père et son goût pour l’autorité. D’ordinaire, personne – sinon elle, et encore – n’osait le braver. Dans un sens, elle devait saluer le courage de son camarade. Et sa patience : il parvenait à ne pas placer un mot plus haut que l’autre, ce qui aurait achevé de mettre le capitaine de mauvaise humeur.

Celui-ci grommela quelque chose dans sa barbe et se dirigea vers la proue, où se tenait fièrement son Roucoups. Sa fille l’observa un instant, mitigée. Au vu de la discussion qu’ils venaient d’avoir, il songeait à s’arrêter près de ces ruines. Pour les explorer ?

Une vague de dédain la submergea un instant. Tout de même, il ne pouvait pas croire qu’un trésor se cachait parmi ces vieux murs bardés d’algues ! Peut-être bien qu’il était capitaine, mais ça ne l’empêchait pas de prendre des mauvaises décisions.

Peu rassurée sur la suite de leur parcours, elle rejoignit le navigateur. Celui-ci, sans lâcher son petit Pokémon, la salua d’un hochement de tête grave. Son visage pâle trahissait toute sa nervosité.

— Désolée si mon père t’a encore crié dessus.
— Pas de ça, soupira-t-il. Tu n’y peux rien. Il a son caractère.

Bonny fronça les sourcils et rejeta sa crinière rousse en arrière.

— J’y peux rien, mais il faut bien que je rattrape ses bêtises. De quoi vous parliez, exactement ? Ce vieux Tauros veut aller voir les ruines, c’est ça ?
— Hm. Je crois que c’est une mauvaise idée.
— Moi aussi. Mais pour l’en convaincre…

L’homme aux cheveux blonds se gratta la tête, mal à l’aise. L’inutilité de ses arguments semblait peser lourd. La demoiselle ne le blâmait pas d’avoir essayé. Instant de courage inutile, certes, mais il fallait bien faire quelque chose.

Elle-même n’avait aucune envie de poser le pied sur ce banc de sable désolé. À tous les coups, des Krabboss devaient se cacher entre ces murs défoncés. Peut-être même des Colhomard. Non, y aller serait se jeter dans la gueule du Léviator.

Quant à ce qui semblait être un village… Son avis était plus partagé à ce sujet. Étant chargée de l’inventaire de bord, elle avait pu constater que la quantité de provisions fondait comme neige au soleil. Et avec les caprices de Boréas, ils seraient coincés encore un moment en mer.

— Hé, Alvah ?

Le navigateur, sourcils haussés, l’invita à dire ce qu’elle avait sur le cœur.

— Tu crois que… que des gens vivent vraiment là-bas ?
— Aucune idée. Mais ça a l’air d’être un village, alors, à moins qu’il soit à l’abandon, je suppose que oui. Pourquoi ça ?

Bonny baissa les yeux pour regarder le plancher. Elle n’y trouva aucun réconfort. Son cœur se serra dans sa poitrine. La situation semblait désespérée. Non seulement la livraison serait très en retard, – ce qui ne paraissait pas contrarier le capitaine plus que ça – mais en plus, les vivres ne permettraient pas de tenir beaucoup plus longtemps.

Peut-être que, finalement, ce village impossible serait la solution. Il suffirait de s’y arrêter un moment pour échanger avec les habitants, et de repartir. Avec ou sans vent, il fallait avancer.

L’idée ne la mettait pas à l’aise pour autant. Plus elle regardait ces ruines et ces bicoques flottantes, plus l’inquiétude la rongeait. Qu’est-ce qui poussait des gens à s’exiler au milieu de nulle part pour mener une telle vie ? Même dans la marine marchande, on bénéficiait de plus de confort. En tout cas, elle ne comptait pas sur ces cabanes ridicules pour rivaliser avec le trois-mâts.

— Je me demande… S’il y a des gens, on peut certainement commercer avec eux. Juste pour récupérer un peu de provisions en attendant de revenir à Poivressel.
— Ce n’est pas bête, concéda Alvah. Mais je ne sais pas si c’est ce que le capitaine a en tête.
— Il est trop curieux, c’est sûr, mais il ne pourra pas dire non. Tu sais que le bien-être de l’équipage compte beaucoup.

En dépit de ses réticences, le navigateur acquiesça. Il ouvrit la bouche pour répondre, mais s’interrompit : dans ses bras, l’oisillon aux pouvoirs psychiques semblait se débattre. L’homme le déposa sur le plancher. Tous deux inquiets, les marins se baissèrent pour observer son comportement.

Tout paraissait normal, mais une nervosité presque palpable émanait de l’animal. Celui-ci ne cessait de jeter des regards méfiants aux alentours.

La rouquine haussa les épaules et se remit debout.

— Qu’est-ce qui se passe, selon toi ?
— Pour être franc, je ne sais pas. Si je croyais aux vieilles légendes et à tout ça…

La fille du capitaine déglutit. Le visage de l’homme aux cheveux blonds parut s’assombrir, et son regard se voila. Il ne cessait de fixer la petite créature apeurée.

Lorsqu’il leva les yeux pour lui faire face, elle y sentit comme une détresse. Quelque chose, en tout cas, qui n’était pas pour la rassurer.

— Je dirais que c’est un mauvais présage.


• • •

La salle à manger se vidait progressivement. Les couverts tintaient contre les assiettes, les chaises raclaient le sol et les pas claquaient sur le plancher. Le capitaine s’absenta assez vite, suivi de près par sa fille et par le navigateur. Nile vida à grand peine sa chope de bière et se leva de table lui aussi.

Il pressa le pas pour arriver à la hauteur de l’homme aux cheveux blonds. Celui-ci le jaugea du regard, plus curieux que méprisant. Parmi les membres de l’équipage, il se montrait presque aussi amical que Bonny à son égard.

— Monsieur. Quelque chose ne va pas ?

Le non-marin déglutit. Avant le repas, la demoiselle l’avait mis au courant de la suite des événements : le capitaine comptait s’arrêter pour voir les ruines et les habitations flottantes. Ils espéraient récupérer, au passage, des vivres pour tenir le coup. L’idée semblait logique. Cependant, elle lui avait aussi parlé d’un mauvais pressentiment, qu’il partageait. La vue de cet endroit loin de tout ne lui inspirait pas confiance.

Toutefois, il s’efforça de faire bonne mesure et de garder un air serein. On avait assez d’ennuis comme ça. Hors de question d’aller se plaindre ou d’annoncer haut et fort qu’on n’en pouvait plus de la mer. Il fallait se forcer à faire preuve de courage. S’il ne s’en sentait pas vraiment capable, il n’avait pas le choix.

Il secoua la tête en réponse à la question de l’autre, et sourit. Ce geste lui parut presque étranger.

— Non, en fait… C’est un peu bête, mais je voudrais en savoir plus. Au sujet de légendes, ou d’histoires qui concernent peut-être nos ruines.
— Ah, vous êtes curieux. Très bien.

Alvah sourit à son tour, de façon plus détendue. Le visage pâle et mince affichait quand même une certaine retenue. Comme si d’autres pensées, plus sombres, se bousculaient sous la façade. Nile ne s’en étonna pas.

— Allez directement dans ma cabine, je vous rejoins. Les autres… Ils n’aiment pas trop toutes ces histoires. Ça leur fait peur.
— Mais ce ne sont que des légendes, rétorqua le brun.
— Peut-être. Mais les superstitions valent autant à bord d’un navire que sur la terre ferme.

Le jeune homme ne sut contredire l’affirmation. De fait, il se rangeait plutôt à l’avis de son aîné. S’il n’était pas spécialement pieux, il connaissait la seule puissance des Pokémon. Peu importe la véracité des légendes ; un groupe de Léviator ferait autant de dégâts que l’absence prolongée de Boréas. Au moins, sans vent, aucun risque de voir une tempête se lever.

Un peu hésitant, il se sépara du marin et traversa le pont inférieur pour rejoindre les escaliers. Tout se ressemblait, dans les entrailles de ce gigantesque bateau. Des tonneaux et des caisses à n’en plus finir, partout. Et en dessous, là où la lumière du jour ne parvenait jamais, des créatures enfermées dans des cages rouillées.

Il tressaillit. Un goût de bile acide lui remonta dans la bouche. Après quelques pas chancelants, il plaqua sa main contre une poutre de bois et s’efforça de tenir debout. Pourquoi ces tremblements ? Il ne s’expliquait pas ce malaise soudain. Ça ne pouvait pas être la seule pensée des futurs esclaves. Il n’aimait pas trop ça, certes, mais ne faisait rien pour condamner non plus. On lui donnait des ordres, il s’agissait de les exécuter.

D’abord saccadée, sa respiration se stabilisa, redevint silencieuse. Il expira longuement. Le tangage du bateau paraissait avoir disparu. À nouveau, tout allait bien.

Il ne se posa pas de question et gravit l’escalier qui donnait sur le pont supérieur. Le ciel devenait déjà sombre. Bientôt, la lune et les étoiles le recouvriraient tout entier. Nile ne s’attarda pas et rejoignit le gaillard d’arrière. Quelques matelots surveillaient la barre et, d’un œil intrigué, les formes imprécises des ruines et de l’agglomérat de constructions flottantes. Ce serait pour le lendemain, certainement.

Il emprunta les quelques marches qui descendaient vers les cabines les plus spacieuses et attendit là le retour du navigateur. L’homme aux cheveux blonds ne fut pas long. Il déverrouilla la porte et les fit entrer.

Si la pièce n’était pas très grande, elle dénotait un certain confort. Une couchette occupait un coin, à côté d’un bureau assez large où s’entassaient des instruments de mesure au-dessus d’une carte maritime. De nombreux plans, à échelles différentes, occupaient ce qui tenait lieu de murs. Finalement, il n’y avait pas grand-chose. Un peu plus d’espace et des bricoles nécessaires, rien d’autre. Sur l’oreiller du lit, un Natu somnolait.

Alvah l’invita à prendre une chaise et fit de même, avant de se servir un verre d’alcool fort. Le non-marin, peu adepte, refusa poliment la boisson. Posée sur la table, une lampe-tempête éclairait la pièce et diffusait leurs ombres, noires et déformées, contre le mur.

— Je ne connais pas ces ruines, admit-il après une gorgée. Mais j’ai déjà entendu une histoire qui m’y fait penser.
— Vous sauriez me la raconter ? s’enquit le brun, incapable de réfréner sa curiosité.

L’autre haussa les épaules. En dépit d’une apparence désinvolte, il conservait un sérieux désarmant, tout à fait peint sur son visage.

— Oui, mais ne vous attendez à rien de précis. C’est assez… flou, et personne ne sait si ça s’est vraiment passé comme ça. Vous savez ce que c’est : les histoires se transmettent, et après des générations, elles finissent par se transformer.
— On vous l’a racontée, alors ?
— Quand j’étais enfant. Elle est bien connue dans ma famille, je crois. Je ne sais plus très bien ce qui est vrai ou faux.

Il y eut un silence, bref mais lourd. Le navigateur but encore un peu, posa le verre sur le bureau, près de la bouteille, toujours à portée de sa main. Nile regardait ses poings, crispés sur ses genoux à présent. Si la compagnie du marin ne le gênait pas, l’atmosphère s’avérait pesante.

Il choisit de ne pas broncher pendant qu’on lui conterait l’histoire ; il se laisserait emporter par les mots, créerait des images mentales, et à terme, se ferait peut-être une idée…

— C’est au siècle dernier, sûrement. Le commerce d’esclaves Pokémon prospère. On les vend aux quatre coins du monde, parce qu’on ne s’imagine pas se passer d’eux pour le travail. Forcément, il y a autant de commerce maritime qu’aujourd’hui. Des navires par centaines, aussi grands que le Valeureux, avec des capitaines courageux. Et puis des pirates, ou des explorateurs… On ne sait pas laisser la mer tranquille.

Alvah fit un geste vague, pour signifier que ça n’avait pas d’importance.

— C’est d’un bateau en particulier que je vais vous parler ce soir. Son nom, tout le monde l’a oublié. C’est peut-être bien la Tempête, ou la Montagne, ou l’Invincible… Ce pourrait être le Valeureux. On ne connaît pas mieux le nom de son capitaine. Il s’est perdu dans le passé, tandis que l’histoire se racontait de décennie en décennie. C’est un navire marchand, un peu âgé peut-être, mais pas suffisamment pour le rebut. Alors il navigue encore.

Un silence s’imposa. Le narrateur prit une nouvelle gorgée de son verre, le remplit un peu, le posa sur la table, prêt à poursuivre. L’auditeur, happé entre deux mondes, s’oubliait lui-même.

Le Natu somnolent ouvrait les yeux, à présent, et les rivait aux humains.

— Le navire a sombré au large, et on n’a jamais retrouvé l’épave. La cargaison, elle… Portée par les courants, elle a fini par atteindre les côtes. Lesquelles, je ne sais pas, et peut-être que personne ne l’a jamais su. C’étaient des Pokémon, des dizaines. Tous morts, à l’exception de certains aquatiques qui se sont laissés dériver.
— Les caisses flottaient ? s’étonna le non-marin.
— À l’époque, peut-être qu’ils n’utilisaient pas de cages en acier. Je n’en sais rien. Du reste, c’est une légende... L’épave et l’équipage ont disparu, mais pas totalement. Des voyageurs jurent avoir entendu des choses. Des voix, des chants, en tout cas des traces d’humanité. Ce n’est peut-être pas ici, dans les eaux de Hoenn. L’histoire ne le précise pas. Mais il y a de la terre, une île, ou quelque chose. Peut-être des ruines.

Nouvelle interruption, plus longue cette fois. Nile déglutit bruyamment. L’atmosphère paraissait s’alourdir, alors que les ombres sur le mur… S’étiraient-elles ? Non. Son esprit devait lui jouer des tours.

Le conteur but encore, goûta la boisson avec application. Son histoire semblait le troubler, lui aussi. Il se força à poursuivre, ignorant la sueur qui glissait le long de son nez.

Natu regardait toujours, les yeux voilés par une émotion indéchiffrable.

— Les voyageurs n’ont rien vu. Ils sont descendus de leur navire, ont exploré le bout de terre, ont cherché, fouillé. Rien. Mais la nuit, ils entendent ces voix, ces chants qu’ils ne comprennent pas. Il n’y a personne. Ils se demandent s’ils deviennent fous, si la mer leur enlève la raison. S’ils se noient en eux-mêmes. S’ils ont trouvé les restes d’un équipage disparu depuis longtemps.
— Et qu’en pensez-vous ?
— Ce que j’en pense ?

La question parut étonner le navigateur. Il esquissa un demi-sourire, presque triste, et passa une main crispée dans ses cheveux blonds. Le jeune homme devina un malaise sous-jacent, quelque chose qui ne voulait pas franchir la barrière de ces lèvres closes.

Il se sentait presque étouffer dans cette cabine, avec la lanterne dont la flamme brûlait toujours. Elle vacillait en même temps que les ombres distordues. Inconsistante. Du bout des doigts, il desserra son col. Une aura de nervosité l’entourait.

En face, Alvah émit un soupir et se leva pour aller ranger la bouteille. Nile cligna des yeux. Le charme sembla rompu, tout fut soudain plus léger, son cœur comme l’atmosphère. Il sentit une main sur son épaule, et se força à lever le visage vers le marin.

Celui-ci souriait, avec plus de douceur au fond de son regard.

— N’allez pas faire des cauchemars. Je vous l’ai dit : ce n’est qu’une légende.