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Calendrier de l'Avent 2018 de Comité de lecture



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» Auteur : Comité de lecture - Voir le profil
» Créé le 09/12/2018 à 23:02
» Dernière mise à jour le 09/12/2018 à 23:02

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Jour 9 : Même dans le noir, par LunElf
Brr. Le sentier est sombre. Le ciel est noir. Le reste est gris.

Mon trajet s’entrecoupe de branchages morts au sol et de flaques de boue grise : le sang incolore des rameaux tombés sous une pluie torrentielle. Ma respiration s’entrecoupe de nuages de fumée saccadés, en hachures nettes. Dissipés très vite. Mes pensées s’entrecoupent d’une espérance assez fugitive pour être bonnement ignorée.

Il ne neige pas. Même dans le noir, ça aurait pu, peut-être, insuffler un peu de beauté au fond du paysage, comme dans les contes et les histoires où un manteau immaculé sait recouvrir, au bon moment, toute la grisaille du monde. Rien que la boue ici. Le moindre flocon blanc qui s’y serait osé aurait sans doute été transformé en simple tache d’eau... Et à plus grande échelle, la neige aurait grossi les mares déjà bien assez profondes à mon goût. Surtout au goût de mes chaussures.

De toute façon, la température doit être en dessous de tout espoir de neige. Espoir, c’est vite dit, néanmoins : c’est joli, la neige, mais mieux encore derrière une fenêtre, sous un plaid, avec un chocolat, pas dessous à se faire tremper — sournoisement, en plus, par petites touches délicates. Tout compte fait, la boue suffit. Et le froid… je ne suis pas assez couverte. Je le suis d’habits si imprégnés de froid, qui ont macéré si longtemps dans une ambiance humide, dans les brumes de la forêt, qu’ils ne sont plus que des tanières de gel. Celui-ci s’arrête dans sa cruelle conquête juste derrière ma peau, pour le moment. À la frontière des muscles, qui, s’activant, chauffent encore. Un peu.

Rien ne bouge.

Pas de vent, l’air stagne comme un marécage gelé, dense et mouillé. Le décor n’est pas rassurant, mais j’ai d’autres préoccupations. Mes jambes. Je ne les sens plus, à part pour l’ignoble frottement d’un jean trempé autour de mes chevilles. À chacun d’eux, je doute de pouvoir supporter le suivant. En faisant abstraction, il reste la douleur des muscles tendus, l’engourdissement et l’incertitude de mes orteils encore présents, en plus des tremblements qui me font tituber. C’est le froid. Tout mon corps tremble et ces vibrations me remontent au cerveau, c’est… désagréable. J’ai trébuché. Je ne suis pas encore tombée ce soir.

Je suis partie du village il y a deux jours.

J’ai arpenté les chemins dans ce froid, seule ; j’ai dormi deux fois sous des branchages raidis de brume. Non, je n’ai pas dormi. Le froid m’a pris aux entrailles, je courais quand je le sentais m’envahir. Réchauffée, je me recouchais, ainsi de suite. Le premier soir était sec. Il a plu le second. J’ai cru mourir lorsque l’impact des trombes d’eau s’est abattu sur les frondaisons. C’étaient comme des rochers qui tombaient du ciel au-dessus de ma tête — et dans un second temps, dessus. Je me suis bouchée les oreilles comme quand j’étais petite et j’ai sangloté sous les gouttes qui ruisselaient de mon visage. Sans aucun autre abri que les arbres cruels qui laissent passer la pluie. Et seule.

Juste avant, j’ai été attaquée. Il pleuvait déjà à ce moment-là, et je n’ai pas senti ces Pokémon sauvages rôder autour de moi ; Pikachu, lui, a senti, il a senti la violence qui émanait de leurs présences. Il les a combattus, seul contre trois d’abord, avant que je n’envoie Papilusion, mon autre compagnon, l’épauler. Ça n’a pas changé le sens du combat. Je ne suis pas excellente dresseuse, le nombre était contre moi, et les adversaires plus féroces. Mes Pokémon n’ont rien pu faire ; Papilusion est tombé le premier, alors tout en criant, j’ai centré mon espoir sur mon ami électrique, souhaitant absolument qu’il remporte le match. Il est tombé aussi.

J’ai compris à cet instant que je devais courir. J’ai rappelé mes compagnons et j’ai détalé, de lourdes pattes dans mon dos. Mon sac m’écrasait dans la boue, je l’ai projeté derrière moi, j’ai couru. Je suis tombée plusieurs fois, que je n’ai pas comptées. J’ai semé les Nidorinas, et je me suis retrouvée seule.

Mes Pokéballs me pèsent. Mes Pokémon me manquent. Je résiste depuis au besoin égoïste de les appeler à mes côtés. Une étincelle de Pikachu créerait une flamme dans la noirceur, les douces ailes de Papilusion m’envelopperaient et tout irait bien. Je ressens physiquement leur absence et mon esprit est amputé par la conscience de leurs corps blessés dans leurs prisons sphériques. Et par l’urgence des soins. La nuit a été difficile. Tout est difficile lorsqu’on est accablé par ses amis estropiés. Et quand il pleut dehors.

Je suis partie il y a six mois.

Je rêvais du voyage, comme tous les enfants que j’ai vus partir en initiation et certainement tous ceux qui sont partis après moi. J’ai d’abord marché sur des sentiers herbeux, forte d’adrénaline, sous un soleil estival ; j’ai fait des rencontres, j’ai remporté quelques badges par chance, j’ai été heureuse, libre et fière de moi. Mais aussi un peu seule de présences humaines, bercée toute mon enfance par mon père. Les Pokémon ne sont pas toujours comme des parents rassurants.

Je n’avais pas spécialement pensé à l’hiver, et il en a profité pour me tomber dessus. L’automne a été plutôt doux, je n’était pas préparée aux pics de froid de début décembre, qui m’ont transpercée pour rester coincés, depuis, en travers de mon corps. Je n’ai plus cessé d’avoir froid alors. Le problème est surtout la pluie : avant, tout novembre, il suffisait de marcher vite, les mains enfoncées dans les poches, pour supporter la bise froide qui éraflait les joues.

Les averses s’enchaînent depuis une grosse semaine, et je n’ai trouvé refuge que dans un petit village peu accueillant, il y a deux nuits. Autour, le vide cosmique de toute présence humaine. Je suis trempée. J’ai froid. Et je veux rentrer. Je ne sais pas où est la prochaine ville, à combien de pas de ma position, et je sens la nature sauvage s’étaler ostensiblement à plusieurs kilomètres alentours. Je trébuche encore. Une douleur sourde naît dans ma cheville. Le noir m’étouffe.

Cette nuit, j’ai décidé d’avancer. Plus vite j’aurai trouvé un refuge, plus vite je pourrai soigner mes Pokémon… et me reposer, au lieu de m’épuiser dans des espoirs de sommeil et de craindre l’engourdissement en dormant. Mais je n’aime pas la nuit, dehors, je n’aime pas avancer à l’aveugle, malgré la torche au faisceau trop étroit d’un blanc faible que je tiens à bout de bras. Il faut rester concentré sur ses pas, la perception tendue, sans paysage divertissant à observer, et avec cette inévitable peur de l’aveugle. Des bruits furtifs lorsqu’il ne pleut pas, la saturation sonore avec la pluie, qui obstrue les oreilles. Et surtout, la peur du grand froid.

Je me mets à courir.

J’en ai assez.

Je ne vais pas assez vite, je dois faire du chemin.

Je dois me réchauffer.

Je dois courir.

La pluie fouette mon visage, et je laisse derrière moi de grandes gerbes de boue.

Je me sens pataude sur ce sol instable.

Je sens mes Pokémon tressauter et crains, irrationnellement, de leur faire mal.

Je sens la douleur dans ma cheville s’amplifier.

Je sens mes jambes pousser et ma respiration tranchée.

Je suis sans esprit, sans espoirs, sans pensées, je cours. Je courrai jusqu’à m’étaler ou jusqu’à trouver un refuge.

J’ai sommeil.

Les arbres disparaissent ! Le ciel est là ! Couvert de nuages, mais déjà dégagé par les frondages intimidants. Je ralentis, tant de ce changement de décor que du souffle qui me manque. Haletante, la poitrine creuse, les muscles tendus à craquer, je m’attends à ce que mes jambes me lâchent dans la boue grise, les larmes de la terre.

Elles n’en font rien. J’ai aperçu quelque chose. Devant moi. C’est une courte prairie qui s’étend à présent sous la pluie, ainsi qu’une forme plus sombre, à la silhouette trop grande, dense, et trop lisse, pour être naturelle. À son faîte, il me semble percevoir une couleur oubliée dans la nuit noire. Je m’approche sur des jambes en bâtons d’équilibriste.

Sous cet angle, deux fenêtres sont éclairées. Il y a une porte. Sous laquelle filtre un fin rai de lumière…


Elle s’ouvre. J’entre.


La chaleur m’enveloppe aussitôt, avec une spontanéité que je n’aurais pas crue possible. La lumière m’éblouit. Une lumière brune pailletée d’or, berçant une odeur de chocolat chaud, flottant d’un parquet clair ciré à des murs crème habillés de lambris de bois, jusqu’à un plafond de poutres parallèles. L’éclairage chaleureux vient de plusieurs sources pour se répartir idéalement. Tout comme le chocolat. Quelques conversations enjouées s’arrêtent pour laisser leurs auteurs se tourner vers moi. Je titube dans l’or de l’air chaud.

« Arceus ! Tu étais dehors par ce temps ! »

Derrière le comptoir qui me fait face, un visage familier encadré de boucles roses s’étire en une expression de panique horrifiée. La femme accourt immédiatement, dans une main une serviette, pour moi, dans l’autre une serpillère, pour le sol que je noie sous mes chaussures boueuses.

Frictionnée, consolée, séchée, nettoyée, je me retrouve à une table d’adultes, devant une tasse de chocolat, une couverture sur les épaules et un œil sur la machine chargée de mes Pokéball. L’atmosphère couleur miel m’enveloppe toute entière, je réponds, un peu somnolente, à des questions posées sur un ton sympathique. Deux femmes et un homme, entre trente et soixante ans, partagent avec moi l’espace carré et la lumière dorée, leurs voix résonnent agréablement bien qu’un peu assourdies.

« Et, tu n’as jamais eu envie de rentrer chez toi ? »

À moitié engourdie de bien-être, je lève les yeux vers l’une des dames au sourire bienveillant.

« Euh, si. Même tout à l’heure, sous la pluie et dans le noir. Mais euh, je réalise. Un voyage initiatique, ça ne s’arrête pas, ça doit nous initier, justement. Personne n’abandonne, jamais : on a tous des rêves, que ce soit battre les Champions, remporter des concours, aider des Pokémon, repousser ses limites, s’entraîner… J’ai un rêve aussi, c’est en surmontant ces épreuves que je m’en approcherai. Euh, je pense que je ne renoncerai pas. »

La femme hoche la tête avec un certain respect, puis les adultes commencent à discuter entre eux, comme s’ils se rendaient compte que je ne parvenais plus bien à répondre à leurs questions. Épuisée, je croise les bras sur le bois et pose ma tête dessus, baignée d’une douce chaleur. Et m’endors paisiblement dans le Centre Pokémon doré, le refuge du dresseur.