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Intégration volcanique [one-shot] de Corpus09



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» Auteur : Corpus09 - Voir le profil
» Créé le 29/10/2018 à 20:53
» Dernière mise à jour le 29/10/2018 à 20:53

» Mots-clés :   Fanfic collective   Kanto   One-shot   Présence de personnages du jeu vidéo

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Version 2 (auteurs non indiqués)

Les plus grands malheurs trouvent parfois leur origine dans un détail, dans un geste, un mot, un bruit.

Personne n'entendit ce bref grondement qui troubla la nuit éternelle du monde du silence, à part peut-être quelques Pokémon aveugles vivant dans les profondeurs. Le vacarme étouffé projeta une cohorte désordonnée de bulles vers la surface, comme une sommation adressée par les entrailles de la terre. Très lentement, ces minuscules boules de gaz virent l'obscurité des abysses s'éclaircir en un bleu outremer qui finit par laisser filtrer la lumière pâle du matin.

Les bulles éclatèrent sans un bruit en perçant la surface de l'eau. Cet avertissement venu des abysses disparut dans l'indifférence la plus totale. Il y en aurait d'autres avant la catastrophe, mais personne pour les relever au milieu du spectacle formidable du remous des vagues, allant et venant sans cesse s'écraser aux pieds des rochers. Malgré l'immensité de l'océan, il fallut qu'une île se trouvât en cet endroit précis, accolée à un volcan, ignorant la fureur tellurique qui sourdait en bas.

Si les insulaires se disaient kantoïtes, il fallait remonter longtemps la piste des bancs de sable au nord avant d'atteindre le littoral de Kanto et ses premiers bourgs isolés. Seuls les dresseurs les plus impétueux osaient braver les flots jusqu'à Cramois’Île pour en défier le champion d'arène. Il n'y avait guère plus qui attirait les visiteurs du continent. La petite île abritait une communauté entièrement dévouée à la recherche scientifique. La moindre parcelle de ce caillou avait été aménagée dans le but de faire avancer la science. On trouvait plusieurs laboratoires modernes occupant la majorité de la superficie disponible et une zone résidentielle surchargée, tassée au sud autour du centre Pokémon.

Dans ce refuge pour pionniers de la science, deux bâtiments au nord détonnaient quelque peu. Le manoir, réplique récente d'une ancienne demeure, était à l'abandon depuis des années. L'endroit avait été construit par une institution privée pour y manigancer Arceus sait quoi, avant de déguerpir sans un mot du jour au lendemain. Seuls quelques savants peu scrupuleux s'aventuraient encore là-bas dans l'espoir d'y trouver de quoi les rendre riches.

En comparaison, l'arène de la ville jouissait d'une bien meilleure réputation aux yeux des locaux, bien qu'elle générait une invasion régulière de dresseurs qui, non contents de nuire à la quiétude de Cramois’Île par leurs duels en pleine rue, prenaient un malin plaisir à déranger les chercheurs en leur demandant de faire revivre leurs fossiles. De temps à autre, une dispute éclatait entre un savant excédé et un dresseur impoli, mais cela se finissait souvent en combat Pokémon et rarement à l'avantage de l'insulaire.

Quelques plaintes étaient arrivées jusqu'aux oreilles d'Auguste, le champion d'arène. Celui-ci avait simplement haussé les épaules en souriant. Bien qu'âgé de soixante-dix ans, ce sympathique bonhomme avait conservé une part de cette indolence typique des adolescents. En dépit de ses extravagances, comme celle de se promener avec une canne à la main alors qu'il se mouvait encore avec autant de souplesse qu'un Miaouss, Auguste était quelqu'un de juste et généreux, toujours ravi d'aider son prochain. Pour preuve, c'était lui qui hébergeait Dwight, cet homme étrange venu d'Unys.

Dwight avait débarqué à Cramois’Île par cargo quelques mois plus tôt pour demander du travail. Les gens l'appelaient "l'Unysien", à défaut de retenir son prénom. On parlait de lui à voix basse, sur le ton de la méfiance. Personne ne savait rien de sa vie, ni de son passé. Auguste l'avait accueilli sans poser de question et lui avait offert un petit boulot de technicien de surface à l'arène. Rien de mirobolant, mais l'homme semblait s'en contenter. Dwight terminait son travail dans la matinée et se promenait l'après-midi, souvent seul, explorant une île trop petite pour lui offrir encore de la nouveauté.

Quelques rumeurs circulaient à son sujet, diffusées par des assistants ennuyés, voyant en cet intriguant personnage l'opportunité de pimenter leur quotidien devenu morne. Ancien maître de Ligue déchu, criminel en fuite ou aristocrate amnésique, les théories émises, même les plus farfelues, demeuraient pourtant loin de la vérité. En effet, les habitants de Cramois’Île n'auraient pas manqué de s'étouffer, s'ils avaient pu voir Dwight, à ce moment-là, allongé dans son lit aux premières lueurs du jour, sur le point de se réveiller.

Il ne ressemblait pas à un être humain avec son museau allongé, son poil gris, ses griffes et son imposante crinière rouge sombre. Non, c'était un Zoroark !

Les yeux bleus du Zoroark s’ouvrirent sur un environnement que le commun des mortels qualifierait de clinique. D’abord le plafond blanc, puis les murs et la commode blanche ; l’atmosphère semblait être saturée de cette froideur propre aux habitations modernes de fortune. La seule couleur dans la chambre était le bleu pastel du lino qui s’étendait dans tout le reste de l’appartement.

Dwight savait ce qu’il devait faire après s’être réveillé : attendre. Attendre que l’autre quitte son silence et annonce le début de la journée. Le Zoroark restait couché, immobile, les bras le long du corps, la tête tournée sur la droite et le regard rivé sur...

*Dring dring dring*

D’un geste millimétré, il leva son bras droit et l’abaissa lourdement sur le réveille-matin. Il sauta du lit et prit l’œuvre d’horlogerie entre ses griffes. Les aiguilles indiquaient six heures, vingt minutes et deux secondes. Nouveau record ! Dwight la reposa sur sa commode basse, arborant un sourire de satisfaction ; il venait de faire sa matinée.

Comme ses yeux, sa fourrure grise luisait de plus belle sous les rayons de soleil que laissait passer la fenêtre. Cette fenêtre, le Zoroark pouvait se permettre de rester devant dans sa vraie forme. La seule entité qui pouvait le surprendre s’extasier sur son exploit ne communiquerait jamais son identité aux autres. Une des qualités de la mer, en somme.
Le logement faisait partie de la ruche nommée "Sous-sol du musée", plus particulièrement de l’aile réservée aux employés chargés d’entretenir les locaux. L'essentiel des appartements était semblable au sien : une chambre, une cuisine intégrée et une salle d'eau. L’architecture et la localisation spéciale des lieux faisaient qu’une partie de la façade ressortait d’une falaise, plaçant plus le sous-sol comme un sur-mer.

Dwight se dirigea vers la cuisine en happant un téléphone à clapet sur le meuble. Il utilisa deux de ses griffes pour l’ouvrir.

Nouveau message

"Salut Dwight ! Bien dormi ? Je voulais juste te prévenir que je terminerai plus tard ce soir (une urgence de dernière minute). Donc… je ne sais pas si je pourrai pour la soirée cinéma."

L’intéressé essaya de répondre avec difficulté, les griffes n'étant pas adaptées aux claviers numériques. Depuis ses quelques mois sur l’île, ce réceptacle de "magie humaine" avait été son premier achat et son unique contact avec la technologie – et tel une personne âgée qui découvrait les joies du PokéMatos, il avait encore du mal à bien l’utiliser.

"ok pa grav"

Sa correspondante avait l’habitude de ses réponses courtes. L’explication officielle était que Dwight souffrait de dyslexie et de dysorthographie ; l’officieuse étant qu’il n’avait eu que très peu de temps dans sa vie pour étudier l’écriture humaine. Tout comme pour sa nature de Zoroark, il prenait soin d’être le seul à connaître la véritable raison. Un personnage humain se créait peu à peu pour substituer celui de Polymorfox ; la première expérience du genre pour Dwight.

Il ferma le cellulaire et le garda quelques temps dans sa patte avant de le reposer. Sa bonne humeur avait été légèrement atteinte. Déjà qu’ils avaient dû mal à se voir avec Rose…
Rose, c’était en quelque sorte son seul contact amical sur Cramois’Île. Cette jeune fille d’à peine vingt-cinq ans travaillait à la mairie – donc à l’arène, l’aversion d’Auguste pour l’administration forçant ce lieu à porter les deux casquettes – en tant qu’assistante pour les formulaires d’immigration. Ils s’étaient rencontrés à cause de leur boulots respectifs, l’un faisant une faute tous les deux mots, l’autre le prenant en pitié. Le naturel bon et naïf de Rose l’avait poussé à aider dans son intégration sur l’île le dénommé "Dwight".

Ce dernier avait déjà fini de boire le café qui constituait son petit-déjeuner – car oui, même les Pokémon peuvent avoir besoin de caféine. Il ne lui restait plus qu’à mettre son habit de travail et à recourir à sa forme humaine pour braver les dangers de l'extérieur.

L'ombre malingre de Dwight ondulait sur les murs de plâtre râpeux, collait à ses pieds comme son bleu de travail adhérait péniblement à sa peau nue. Des nécessaires subterfuges qu'il avait à employer en tant qu'humain, les vêtements étaient de loin la plus inconfortable des entraves, si bien qu'en plus des efforts qu'exigeaient des pattes plus élancées pour marcher, il devait œuvrer de concert avec les caprices des coutures épaisses condamnant sa souplesse naturelle.

Au bout d'un tortueux enchaînement d'escaliers, la porte de service à la peinture verte émaillée lui déroba un grognement soulagé, et après un regard noir aux damnées marches de béton dans son dos, il ouvrit en toute hâte l'issue pour reparaître aux yeux de tous...

Dwight apparut timidement à l'accueil de l'arène, en répondant à peine au salut flegmatique du guide des challengers devant les portes. 
Cinquantenaire rachitique toujours emballé dans son costume, aux cheveux grisonnants et aux lunettes impénétrables, ce "Guido" comme les visiteurs se plaisaient à l'appeler était pour le Zoroark le premier obstacle de la journée.

L'expression impassible et solennelle de l'homme plaçait en effet le jeune usurpateur dans une posture délicate, ne sachant trop comment agir normalement face à un personnage guindé de la sorte. Le regard fuyant, il se dirigea à pas de Lougaroc vers le placard à balais, cherchant de ses yeux bleus errants une présence rassurante.

Il ne le trouvait pas. Ses mains frêles crispées sur son chariot de lavage, il remit en place une mèche de cheveux sombre avant de franchir la porte coulissante menant au terrain de combat, lui aussi désert.

La respiration du jeune usurpateur s'emballa. Porté par ses membres trop minces, il fit alors prestement marche arrière, et franchit les portes coulissantes de l'entrée pour s'emparer à pleins poumons de l'air extérieur.

Auguste n'était pas là. Sans cette figure rassurante, la journée ne pouvait résolument pas commencer.

Égaré et anxieux, Dwight semblait hors du monde. Plus encore que son apparence, le généreux champion d'arène était son oxygène, la présence lui garantissant un semblant de soutien au sein d'un archipel indifférent à son triste sort... tout comme Rose, cela allait de soi.

Sans la moindre idée des conventions à adopter dans cette situation, le Zoroark restait de marbre devant les escaliers de l'arène. "Tout consciencieux qu'il était, Auguste finirait tôt ou tard par arriver, et il n'avait qu'à l'attendre dehors, au milieu des quelques passants matinaux" se convainquait-il sans réel succès.

D'un élan absent, il quitta soudainement sa posture immobile. Une étrange curiosité l'avait piqué à vif, guidait fiévreusement ses pas en direction de l'avenue piétonne en bas des marches.

Cette marche n'était pas celle des habituelles promenades de l'après-midi. C'était une impulsion pleine d'incertitude, alimentée par les angoisses qu'il s'efforçait à enfouir et qui à une cadence trop tranquille le menait droit vers le kiosque faisant l'angle de l'avenue. Le même devant lequel il s'était arrêté plusieurs fois pour parfaire sa lecture des caractères humains, en prenant grand soin d'éviter le regard si inquiétant du vendeur...

Dwight s'arrêta net, comme si les fils qui le tenaient s'étaient brusquement immobilisés. Face à lui, plusieurs périodiques locaux rigoureusement alignés, surplombant quelques tas plus éparpillés de magazines à grand tirage... et ce même vendeur, dont la voix forte paraissait braire contre un client.

Mais comme pour le fuir, les yeux du jeune imposteur furent alors absorbés par les grosses lettres en gras surplombant avec gravité la couverture des journaux. Dwight reconnut instantanément les caractères de "volcan", enchaînement de lettres qui sur cette île était aussi courant que les mots les plus basiques.

Poursuivant lentement la lecture en plissant les paupières, il put avec réjouissance former la phrase succincte du titre : "Accalmie dans l'activité du volcan : les chercheurs inquiets". Rassuré par sa lecture, dont la fluidité dépassait ses espérances, il renchérit directement en se penchant sur les magazines du rayon inférieur.

« Volcan : Top 10 des... astuces en cas de... de catas-trophe, murmura-t-il en suivant avec attention les caractères.

— Je peux vous aider jeune homme ? » émit une voix rauque toute proche.

Dwight eut un vif mouvement de recul, arquant le pied en arrière comme pour s'enfuir. Le kiosquier, homme trapu et dégarni au visage simplet, s'adressait sans doute possible à lui, et à lui seul...

« Tiens, vous n'êtes pas l'étranger embauché par Auguste ? Ce grand nigaud, un vrai cœur de Leveinard avec toutes les origines dites donc. 'Fin, faudrait tout de même pas qu'il accueille tous les bateaux de migrants non p'us, on a pas à nourrir le tiers-monde... »

Le Zoroark écoutait à peine les marmonnages du vendeur. Tous les muscles de sa faible corpulence se raidissaient, son regard épiait furieusement de droite à gauche : cerné entre le kiosque, les passants et les clients focalisés sur son visage inconnu, aucune issue à cet échange ne se profilait.

« Dites, vous êtes ailleurs ? Vous ne parlez pas le Kantoïte ou quoi ? Tss, j'te jure ces apatrides... »

Reclus, lâchement pris en tenaille par un étranger insistant, le jeune artificieux ne bougeait plus, incapable d'articuler un traître son et s'offrant à la loquace fatalité dressée face à lui tous crocs dehors. Ce que les humains étaient cruels...

« Ho ? Oh, Dwight ! Qu'est ce que tu fais là ? »

Le cri qui venait de retentir lui aurait presque arraché des larmes de joie. Saisissant avidement cette main tendue, il se rua à corps perdu vers les escaliers, les gravissant quatre à quatre.

« Qu'est ce que tu faisais là ? Je te cherchais, Guido m'a dit qu'il t'avait vu se vaporiser devant lui ! Tu voulais faire le coup du fumiste au grand Auguste ou quoi, tête brûlée ? Haha ! »

La simple vue de la veste blanche et de la canne nervurée carbonisée sur une des faces suffit à faire disparaître les angoisses du jeune homme, qui comme un enfant apeuré, tirait une moue timide et recroquevillait ses bras contre lui.
Le champion d'arène tapota son épaule, un amusant sourire carnassier traversant sa moustache blanche.

« Quoi, tu me refais le coup du Caninos battu ? Allons petit gars, tu es un flamboyant garçon maintenant, tu peux bien commencer le travail même quand je ne suis pas arrivé ! J'étais juste à la mairie, à deux pas : un simple relevé des données sismographiques mensuelles. Ne te fais pas de mouron pour moi, je peux réduire quiconque m'embête en cendres tu sais ! »

Dwight répondit au vieil homme d'un petit sourire soulagé, ayant maintes fois reçu la preuve qu'il comprenait les taciturnes par delà leurs silences. Les doigts du champion se raffermirent sur son omoplate, et d'un geste volontaire, ils rentrèrent de nouveau dans l'arène.

« Navré mais j'aurai pas mal de boulot à te donner ce matin : plusieurs challengers risquent de passer aujourd'hui, et j'aimerai que tu nettoies vite fait entre les combats. C'est que la dernière fois, Arcanin a envoyé valser un Staross en pleine poire de son dresseur et... enfin tu as vu le festival d'hémoglobine sur les murs. Je peux compter sur toi pour ce coup, champion ? Et puis tu pourras voir en direct le feu des combats, toi qui disais hier que ça te laissait ni chaud ni froid... »

Le Zoroark acquiesçait tandis qu'il reprenait en main son chariot. En effet, les combats étaient loin d'être son fort...


***

Quelques pas plus tard, il laissait son char d’assaut ménager dans une niche abritée, lui-même s’enfilant dans le local de service qu’il affectionnait… ou supportait le plus, de l’arène toute entière. L’endroit était un étroit couloir carrelé en damier, enfilé discrètement dans l’un des murs qui coupaient l’étage en plusieurs salles successives — le plus épais. D’un côté, une porte en fer discrète s’ouvrait sur la pièce d’Auguste.

Cela aurait été volontiers son petit havre de paix si les cloisons n’étaient pas si fines…

Il s’assit à son habitude dans le coin libre du mur, entre balais et étagères. Là, Auguste, bien trop prévenant, avait fait percer dans les trois centimètres de plein une fente rectangulaire verticale, à hauteur d’yeux, afin que Dwight puisse se distraire en regardant le match en cours. Le Zoroark n’y jeta pas un œil et sortit de sous sa veste son Livre. Un cadeau de Rose : l’Encyclopédie Complète de Kanto en Images, qu’il ouvrit sur ses genoux pour s’y plonger aussitôt.

Il avait récuré sans un mot le « festival d’hémoglobine » de la veille. Une exagération : à peine quelques taches, et la plupart par terre… Ce n’est pas tant le sang (faute d’habitude) qui l’avait dérangé, mais l’idée de la dimension que pouvait prendre un combat Pokémon. « Rien » que l’idée de faire se battre des créatures, sans but, sans rien, le révulsait, et ça figurait parmi les choses qu’il avait le plus de mal à saisir dans son nouvel environnement.

Dwight se recroquevilla un peu plus sur ses pages alors qu’un combat commençait à retentir derrière les murs-papier. Le Livre l’aidait à passer outre le vacarme, et ses illustrations légendées lui apprenaient, au fil des journées à l’arène, le vocabulaire nécessaire à la lecture et la communication. Il était acharné à la tâche, et en oubliait vite l’inconfort du carrelage, ses habits trop serrés, les Pokémon blessés, et là en l’occurrence l’absence de Rose ce soir.

Par contre, impossible d’ignorer le choc d’un quelconque Pokémon projeté sur la paroi qui lui faisait face ; les étagères tremblèrent, une éponge lui tomba dessus. Il ne s’y faisait pas. Un de ces jours, ils passeraient à travers…


***

Le silence entourait l'incertaine et maigre silhouette. Dwight fit de son mieux pour retenir un frisson. De froid, de peur mais aussi de bonheur.

De froid, car la température nocturne de Cramois’Île contrastait fortement avec la chaleur de la journée. De peur, parce que le pauvre bougre ne sortait jamais la nuit, et que toute nouvelle chose dans ce monde auquel il n'appartenait pas contribuait à l'effrayer. De bonheur, parce qu'il allait enfin pouvoir se détendre après une matinée éreintante et un après-midi trop tranquille. Ça n'avait pas été facile de supporter les bruits du combat pendant qu'il essayait de lire son livre, à l'abri dans son local...

Mais c'était fini. C'était fini, et la perspective d'une soirée agréable avec Rose au cinéma le rendait plus serein. Elle avait bel et bien quitté son travail plus tard, mais avait, de bon cœur, proposé à son ami d'aller voir le dernier film programmé dans la journée. Il s'en voulait encore de ne pas avoir pu lui communiquer son enthousiasme à travers un laconique « ok ». Dwight n'aimait pas les téléphones portables.

Tout à sa nervosité, il dansait d'un pied sur l'autre, agrippé au bas d'un pull un peu plus présentable que son bleu de travail, mais toujours trop large. Il lisait et relisait les titres et les horaires de tous les films de la journée, sans trop comprendre de quoi il s'agissait concrètement. Il n'avait jamais vu de film.

Cramois’Île étant une petite localité, chaque long-métrage était diffusé une seule fois par jour : le petit cinéma n'avait qu'une seule salle. Et après quatorze heures, il ne restait jamais de pop-corn. Selon Rose, bien sûr. Un paria comme lui n'en avait pas la moindre idée.

À la tombée de la nuit, presque personne ne circulait dans les rues sombres, éclairées par des lampadaires hésitants. Quelques jeunes entrèrent dans le cinéma sans même lui jeter un coup d'œil, farcis de rires bruyants, de vêtements serrés et de commentaires qu'il ne comprenait pas. Il resta planté là un bon moment, trop en avance. Ou peut-être que, finalement, elle ne viendrait pas.

Sa véritable forme commençait à lui manquer. Il rentrait plus tôt, d'habitude, et pouvait se permettre d'abandonner l'image d'humanité. Pas ce soir. Ses griffes le démangeaient.

Quand la silhouette attendue apparut au coin de la rue, son corps d'emprunt lui parut moins étouffant. Et quand elle l'aperçut, qu'elle posa les yeux sur l'illusion qu'il l'autorisait à voir, tout devint plus facile.

Ils allaient voir un film. Pas de panique.

La maigre silhouette de Dwight grelottait d'impatience, ses yeux ne lâchant plus la responsable du sourire qui ornait maintenant ses lèvres, sûrement son premier véritable sourire de la journée. Devant lui, une imposante chevelure se teintait peu à peu d'un roux foncé, se balançant au rythme d'une marche rapide et d'une respiration saccadée.

«  Salut, Dwight, désolée pour le retard… souffla la tant attendue Rose.

— Ce n'est rien, je suis content que tu aies pu venir, finalement ! Comment tu vas ? »

Le Zoroark se sentait tout léger, et ses cordes vocales étaient bien d'accord. Face à la personne qui l'avait si gentiment accueilli à son arrivée et qui n'avait montré aucun préjugé quant à son statut d'étranger, sa voix se déliait d'elle-même.

«  Ça va, j'ai eu beaucoup de travail supplémentaire dernièrement, mais ne t'inquiète pas pour moi… On devrait y aller, ça va bientôt commencer. »

Dwight la suivit à l'intérieur du cinéma et en profita pour balayer le hall du regard. La pièce n'avait pas l'air si particulière que cela, les seuls éléments notables étant le comptoir et deux fauteuils dans un coin. Pourtant, il avait cru comprendre que les humains faisaient généralement grand cas de ce qu'ils appelaient un « cinéma », pour quelle raison cela pouvait-il être ?

Son inspection terminée, ses yeux se redirigèrent sur son amie, en train d'acheter leurs places. Il remarqua une feuille morte coincée entre ses mèches emmêlées et la retira du bout des doigts, sans même qu'elle s'en rende compte. Maintenant que son visage était bien éclairé, il nota également son teint plus pâle qu'à l'ordinaire et sa peau légèrement bleuie en dessous des yeux. Dwight avait déjà vu cela sur d'autres humains, mais serait bien incapable d'expliquer le phénomène…

Rose se tourna vers le jeune homme, deux rectangles de papier à la main, refermant difficilement son sac à main de l'autre.

«  J'espère que le film te plaira, puisqu'on a pas eu le choix à cause de l'horaire… Enfin ce n'est pas trop à l'eau de rose, ni trop sanglant, alors ça devrait aller, je pense » sourit-elle faiblement. 

L'illusion lui rendit son sourire. Elle s'était souvenue de son dégoût des combats Pokémon trop violents, mais il ne voyait pas ce qu'elle voulait dire par « eau de Rose »... Même si Rose avait de l'eau sur elle, que pouvait bien être un film pour avoir son eau également ? Et en quoi serait-ce mal ? Enfin, dans ces moments d'incompréhension, il avait vite statué que sourire était une très bonne solution.

Rose l'entraîna derrière une grande porte noire à double battant et ils débouchèrent sur une vaste salle, remplie d'une multitude de rangées de fauteuils qui semblaient chuchoter à Dwight de venir s’asseoir et reposer ses maigres jambes qui l'avaient porté tout la journée. La grande majorité des fauteuils étaient d'ailleurs déjà occupés et descendaient jusqu'à… rien. Juste un grand mur noir sans aucune particularité, et pourtant les humains semblaient y jeter des coups d’œil d'excités. Toujours aucun indice sur la nature d'un « film » et l'utilité d'un « cinéma » en vue.

Oups, Dwight avait pensé trop vite. Les lumières de la salle s'éteignirent, le mur s'illumina et le silence se fit soudainement. Les deux amis n'étaient toujours pas assis et le Zoroark rougit de honte d'entendre ses pas résonner si fort alors que tout le monde était concentré sur le gigantesque rectangle lumineux. D'un autre côté, « tout le monde » se fichait bien que Dwight ait rougi et ne pouvait de toute façon pas le remarquer, heureusement pour lui.

La jeune femme se faufila pour leur dégoter deux fauteuils pas trop mal placés et la curiosité du Pokémon Polymorfox pu enfin s'exprimer librement. Il avait bien sûr déjà vu des écrans, mais jamais aussi grands. Devant ses yeux défilèrent des images d'humains et Pokémon tantôt en danger, tantôt en train de se disputer, le tout bien trop vite pour qu'il puisse comprendre quoi que ce soit à leurs histoires, malgré ses oreilles grandes ouvertes à la moindre information. Autour de lui, les murmures humains avaient repris. Dwight ne comprenait pas, étaient-ils impatients de voir l'écran s'allumer ou préféraient-ils parler entre eux plutôt que de le regarder ? Il n'osait pas demander plus de renseignements à Rose, de peur de faire transparaître son ignorance.

Soudain, l'écran redevint noir, les chuchotements se turent définitivement. Le Zoroark comprit plus ou moins instinctivement : « c'est maintenant que ça commence vraiment ».

De nouvelles têtes s'illuminèrent, de nouvelles voix retentirent, l'histoire de ces personnes se déroulait devant lui. Mais quelque chose le dérangeait : quelqu'un avait donc observé cette jeune fille ? Et il ne l'avait pas aidée, ni prévenue, alors qu'il avait été témoin du complot à son encontre ? Il est vrai qu'avec ses impressionnants Galeking et Kicklee, elle n'avait pas l'air d'avoir besoin d'aide, mais tout de même, elle risquait sa vie pour son royaume ! D'ailleurs, Dwight n'avait jamais entendu parler de ce royaume avant, mais avec ses lacunes importantes de culture humaine, ce n'était pas si étrange…


***

Dwight était resté enjoué tout le long du film, certains passages lui arrachant même un petit rire. Mais après qu'une heure et demie se soit écoulée, il était en choc. Il était obnubilé par l'écran, comme s'il était le monde à lui seul et que rien d'autre n'existait autour. Et ce monde était frappé par la mort, la jeune fille assistant aux derniers instants de son ami mourant. Les mots se bousculaient dans sa tête, comment pouvait-on montrer quelque chose d'aussi horrible, était-il vraiment mort, était-ce vraiment possible, non, non, il ne pouvaient pas diffuser cela sur grand écran c'était impossible...

Dwight haletait. Plus que des mots, des souvenirs refaisaient surface dans sa mémoire. Ce visage familier recouvert d'un masque relié à un tube, ces cheveux gris, ce corps maigre, cette chambre atrocement blanche, ces « bips » constants, ce dernier sourire, dernière étincelle dans son regard...

Le Zoroark parvint à détourner les yeux de l'écran, repris son souffle et fixa ses patt… pieds. Il en avait presque oublié de maintenir son illusion. Il jeta un coup d’œil à Rose, pour vérifier qu'elle ne s'était pas aperçue de sa brève et partielle transformation. Elle dormait paisiblement.

Une grande déception vint s'ajouter au désarroi dans le cœur du Pokémon. Elle n'appréciait donc pas cette soirée avec lui, elle s'ennuyait ? Avait-il fait quelque chose de mal ? Pourtant, il avait désespérément besoin d'elle, de son sourire rassurant, de son regard bienveillant...


***

« Ouf… J’ai dormi comme une masse, désolée ! Je manque vraiment de sommeil, en ce moment… »

Le film s’était terminé sur les coups de minuit et demi. Alors que la salle avait commencé à se vider progressivement, Dwight avait dû secouer gentiment son amie pour la réveiller. Rose avait bâillé à s’en décrocher la mâchoire, avant de sourire à l’image du jeune homme qui se tenait à côté d’elle. Le plus naturellement du monde, elle lui avait demandé si le film lui avait plu. Dwight n’avait pas répondu.

Il l’avait ensuite suivie à l’extérieur, où le contraste de température entre la salle surchauffée et l’air glacé de la nuit l’avait immédiatement saisi. Remarquant son air absent, Rose lui avait proposé de le raccompagner jusqu’à son domicile. Trop ému pour parler, Dwight s’était contenté de hocher la tête.
À présent, les deux amis cheminaient côte à côte, sous la lumière jaune tout sauf naturelle des lampadaires bordant la route. La température était plus basse que jamais, et un petit vent vicieux s’amusait même à faire se dresser les poils désespérément trop courts de la forme humaine de Dwight.

« … Dwight ? Tu m’écoutes ? »

Dwight demeura obstinément silencieux, le cœur lourd. Il ne savait pas quoi dire. Ça n’était pas nouveau, comme sensation, bien au contraire. Dès lors qu’il lui fallait tenir une conversation, son cerveau paraissait toujours se vider de tous les mots de vocabulaire qu’il connaissait – après tous les efforts qu’il avait fourni pour les apprendre… Auguste le chambrait toujours amicalement sur cette « timidité maladive », comme il l’appelait.

Mais cela n’était pas si simple. Il avait toujours peur de dire quelque chose de travers. De se trahir. Fort heureusement, venir d’Unys lui offrait la possibilité de passer pour un étranger inaccoutumé à la langue et aux coutumes locales. Néanmoins, il avait beau déguiser son corps pour le faire ressembler à celui d’un humain lambda, au fond de lui, il restait un Pokémon. Dans ses manières, dans ses gestes, dans ses réactions.

Cela faisait maintenant six mois qu’il avait débarqué à Cramois’Île, et il n’avait fait aucun progrès en termes d’intégration. Les rapports humains étaient si complexes… Et lui, malgré tous ses efforts, ne parvenait qu’à maintenir une petite routine où peu de personnes avaient l’occasion de le croiser. Il avait peur du contact avec les autres, et en cela, il ne différait pas du Pokémon sauvage qu’il fut autrefois.

Changer de vie. Devenir humain. S’intégrer. Franchement. Qu’est-ce qui lui avait pris ? Dwight avait toujours su que c’était une mauvaise idée. Et pourtant, Terrence lui avait affirmé qu’il pouvait y arriver. Il avait cru en lui…

« Mais, Dwight… ? Tu pleures ?

— H-hein ? »

Dwight cessa de marcher. Levant la tête pour la première fois depuis qu’ils avaient quitté le cinéma, il croisa le regard noisette de son amie. Lorsqu’il porta ses gri…non, ses doigts à son visage, il s’aperçut que celui-ci était effectivement humide. Un étrange sentiment lui fit monter le sang à la tête. Pas vraiment de la peur, mais quelque chose qui s’y rapportait…

Le rire de Rose le surprit autant qu’il agrandit son malaise. C’était rare, pourtant, que Rose le mette mal à l’aise.

« Allons, il n’y a pas de quoi rougir ! La fin du film était triste, non ? Je n’ai pas suivi grand-chose, évidemment, mais il me semble que c’était un drame.

— Dr… drame ? » répéta Dwight.

C’était la première fois qu’il entendait ce mot.

« Oui, un drame. C’est une histoire qui comporte des passages tragiques, comme une mort ou une catastrophe. »

Une mort… Oui, les images défilant sur l’écran avaient en effet exposé une scène de mort. Et cette scène avait éveillé de douloureux souvenirs en Dwight. La peine, cette peine qu’il croyait avoir réussi à enfouir au plus profond de son être, avait refait surface, et lui lacérait encore le cœur en cet instant. Comment pouvait-on diffuser ce genre de choses et appeler ça du « divertissement » ? Il n’y avait rien de divertissant à faire pleurer les autres.

« Tu sais, reprit Rose en notant le silence de son ami, tu n’as pas à avoir honte d’avoir pleuré devant un film triste. Au contraire, ça montre que tu es sensible !

— Ah… Et, euh, c’est bien ?

— Mais oui ! répondit-elle d’un ton rieur. Bon, je ne te dis pas non plus que tout le monde devrait pleurer à chaudes larmes devant ce genre de films. On a tous une sensibilité différente. Cependant, il n’y a pas à rougir d’en avoir une plus exacerbée que celle des autres. »

Dwight avait de plus en plus de mal à suivre. Il n’y avait pas que les rapports humains qui étaient complexes. Les humains eux-mêmes étaient complexes. Beaucoup trop complexes pour le pauvre Pokémon peu habitué à tout ce vocabulaire sur les émotions.

Rose et lui reprirent leur route, le Zoroark suspendu aux lèvres de son amie tandis qu’elle poursuivait son explication.

« Te concernant, ça ne fait que prouver ce que je pensais de toi depuis le début : tu es quelqu’un de certes réservé et timide, mais également doué d’empathie.

— De… de quoi ?

— D’empathie. Tu ne connais pas ce mot ? C’est… comment t’expliquer ? C’est lorsque l’on est capable d’éprouver ce que les autres ressentent. La peine, la peur, la joie… Et ces émotions vécues par un autre provoquent un écho en nous… Tu vois ce que je veux dire ?

— Je…je crois que oui, dit Dwight sans conviction.

— C’est une grande qualité, tu sais. Elle montre que tu t’intéresses aux autres et que tu cherches à les comprendre.

— Sans doute…, murmura le jeune homme, perplexe. Mais tout le monde n’est pas em…em-pa-thique. »

Ou du moins, peu de personnes sur l’île s’étaient comportées d’une manière telle que l’avait décrite Rose envers lui.

« Je te l’accorde, concéda la jeune femme. Mais en même temps, si tu te bases sur les quelques rustres qui vivent ici, tu risques de penser de tous les habitants de Kanto sont des cœurs de pierre qui détestent les étrangers !

— Auguste n’est pas comme ça, affirma Dwight avec une sincérité enfantine. Et… et toi non plus.

— C’est bien pour cela que je te dis qu’il ne faut pas s’arrêter à quelques cas isolés. Il y a tellement d’humains dans ce monde que tous ne peuvent êtres semblables. (Elle lui donna un coup de coude dans le bras, une étincelle de malice dans les yeux.) Pour t’en rendre compte, il faudrait que tu sortes de ta coquille et que tu rencontres plus de monde ! »

Si les oreilles de Dwight avaient été aussi longues que celles de sa forme originelle, elles se seraient volontiers rabattues en arrière sous le dépit et… comment Rose avait-elle qualifié ce sentiment, déjà ? Ah oui : la honte.

« Ce… c’est pas… si facile, bredouilla-t-il.

— Tu dis toujours ça, mais tu n’as jamais réellement essayé » lui reprocha la jeune femme.

Son ton sévère fit sursauter Dwight. Oh non ! Avait-il dit quelque chose de mal ? Il ne voulait pas que Rose se fâche contre lui. Tout, mais pas ça…
Mais Rose lui sourit de nouveau, à sa plus grande surprise.

« Tu sais quoi ? J’ai une idée. Lorsque j’aurai un peu plus de temps libre, je nous dégoterai des billets pour un voyage sur le continent. Comme ça, tu pourras voir d’autres villes, d’autres populations… Qu’est-ce que tu en dis ? »

Dwight écarquilla les yeux.

« Tu ferais ça ?

— Bien sûr ! Je ne sais pas encore quand est-ce que je pourrai prendre ma semaine de congés… sans doute pas avant un moment. Mais lorsque je le pourrai, je nous achèterai deux tickets pour un voyage dans le Kanto métropolitain. Ça te plairait de voir à quoi ressemble le continent ? »

Le Zoroark sentit sa poitrine se serrer sous l’appréhension. Son cerveau s’affola en considérant cette proposition, si soudaine ! Oserait-il vraiment quitter le confort de sa petite routine qu’il avait tant bien que mal réussi à construire pour tenter de pousser son désir d’intégration encore plus loin ? Il n’en savait rien. Rien que de l’imaginer, la peur lui tordait les boyaux ; et pourtant… Pourtant, il y avait également autre chose. Une forme… d’excitation ?

Un hoquet étranglé, que l’on pourrait apparenter à un rire nerveux, s’échappa de la gorge de l’illusion humaine.

« Tu es très em…em-pa-thique, Rose. » articula Dwight, porté par une étrange allégresse.

Son amie parut surprise. Puis elle rit doucement, de ce rire cristallin que Dwight adorait entendre.

« Et toi, tu es très bizarre ! Mais c’est aussi ce qui te rend unique, Dwight.

— Les autres me trouvent aussi bizarre, et ils ne m’aiment pas.

— Tu y vas fort, tempéra Rose. Je pense plutôt qu’ils sont un peu comme toi. Ils n’osent pas aller à la rencontre de ce qui leur est inconnu. (Elle parut réfléchir à ses propres paroles.) Oui, vu sous cet angle, vous vous ressemblez plus que tu ne le crois ! »

Dwight pencha la tête sur le côté. Les habitants de Cramois’Île et lui… se ressemblaient ? Voilà qui l’étonna grandement. Mais quand on y réfléchissait… Ça ne paraissait pas si loufoque que ça. Si ça se trouve, les insulaires étaient aussi timides que lui ?

Les lèvres du Zoroark s’étirèrent enfin en un léger sourire. Les paroles de Rose lui avaient mis un peu de baume au cœur. Certes, l’idée de reprendre le bateau pour poser la patt… le pied sur une terre encore plus inconnue que ne l’était Cramois’Île six mois plus tôt ne l’enchantait guère, il fallait l’avouer… Mais si Rose venait avec lui, ce serait différent.

L’image de Terrence sur son lit d’albâtre, le corps percé de toutes parts par les multiples perfusions, dansa devant ses yeux. Peut-être que grâce à Rose, il pourrait accomplir sa promesse ? Peut-être réussirait-il à apprendre à vivre parmi les humains ? Ça valait le coup d’essayer, en tout cas.

Et puis, tant qu’elle resterait à ses côtés, tout irait bien…

Soudain, Dwight se figea. Les poils de sa nuque se dressèrent d’un seul coup, et cela n’était pas dû au froid.

« Dwight ? appela Rose. Est-ce que tout va bien ? »

Le cœur de Dwight palpitait dans sa poitrine. Non, tout n’allait pas bien. L’air vibrait étrangement autour de lui. Même le vent paraissait différent. L’odeur qu’il acheminait avait quelque chose de dérangeant.

Son ouïe, toujours aussi fine malgré l’illusion, capta le froufrou effréné d’un vol de Piafabec prenant brusquement son envol d’un bosquet situé sur les hauteurs. Au loin, un Caninos aboya, vite rejoint par un second. Pas besoin de ces preuves supplémentaires pour apprendre à Dwight que son instinct de Pokémon tentait de l’avertir d’un danger. Toutes les fibres de son corps lui hurlaient que quelque chose n’allait pas.

« Dwight… ? Qu’est-ce qui t’arrive ? Réponds-moi ! »

La voix empreinte d’inquiétude de Rose ramena le Zoroark à la réalité. Dans un éclair de lucidité, il s’aperçut que sa silhouette commençait à trembloter. Il secoua furieusement la tête, tâchant de se concentrer afin de garder son illusion intacte. Peu importe ce qu’il se passait, il ne fallait pas que quelqu’un – et surtout pas Rose ! – découvre son secret !

Et tout à coup, il l’entendit. Le grondement.
Il l’entendit bien avant de sentir la première secousse.

Un terrible craquement déchira l’air, et le sol sous leurs pieds se mût brusquement, comme s’ils s’étaient trouvés sur un tapis que l’on aurait retiré d’un coup sec. Rose cria, et l’espace d’une horrible seconde, Dwight la vit tomber à la renverse. Il s’élança pour la rattraper, mais tout tremblait si fort autour de lui qu’il perdit l’équilibre et ne réussit qu’à s’étaler de tout son long. Un grand « CLAC » lui transperça soudain les tympans, puis plus rien. Aussi rapidement qu’elle avait commencé, la secousse cessa. Le calme était revenu.

Dwight se releva péniblement. Tout son corps grelottait comme s’il était transi de froid. En ouvrant les yeux, il constata – avec panique – que les lumières artificielles s’étaient toutes éteintes. La rue était plongée dans le noir : seule la lune offrait une maigre lueur laiteuse, au travers des nuages sombres et filamenteux qui tentaient désespérément de la masquer.

« Ro…Rose… ? »

Entendre sa voix éraillée dans ce silence absolu lui donna la nausée. Malgré tout, il prit sur lui et appela plus fort :

« Rose ?

— Dwight, je suis là ! Tu n’as rien ? »

Le soulagement envahit le Pokémon.

« N-non… et toi ?

— Je n’ai rien non plus, je crois.

— Pourquoi les lumières ont disparu ?

— Le tremblement de terre a dû provoquer une coupure de courant. J’ignore si toute l’île est touchée, mais… »

Rose n’acheva pas sa phrase. Pendant ce temps, la vision de Dwight finit par s’accommoder à la pâle clarté ambiante. Tout comme son ouïe, sa vision nyctalope était conservée en dépit de l’illusion, aussi put-il apercevoir Rose à genoux non loin de lui, les mains tendues devant elle pour chercher quelque chose à tâtons.
Et ce ne fut pas la seule chose que Dwight vit. Retenant de justesse un cri d’horreur, il constata que son illusion avait disparu.

« Dwight, tu m’entends ? Ne bouge pas. Je vais nous dégoter de la lumière… »

Oh non. Vite ! Se transformer avant que…

Une puissante lumière aveugla soudain Dwight. Par réflexe, il croisa les bras devant son visage.

« Désolée, entendit-il Rose s’excuser, la lampe du téléphone est vraiment puissante… Eh bien, qu’est-ce que tu fabriques ? Ne reste pas prostré comme ça ! Aide-moi plutôt à retrouver mes lunettes. Elles ont dû tomber par-là… »

Dwight écarta ses bras avec une lenteur extrême. Au bout des manches trop larges de son pull rouge, deux mains à la peau halée s’échappaient, des mains bel et bien humaines. Trop occupée à retrouver ses lunettes perdues, Rose n’entendit pas le soupir de soulagement que Dwight lâcha. Il s’en était fallu de peu.

Cependant, le soulagement du Zoroark fut de courte durée. L’étrange pressentiment qui l’avait saisi avant que la terre ne gronde n’avait pas complètement disparu. Il était toujours là, latent, et lui hérissait le poil. Cette sensation de danger imminent… il l’avait déjà vécue. Bon sang. Pourquoi tout semblait d’un seul coup décidé à lui remémorer ce passé qu’il aurait préféré oublier ?

« Ce tremblement de terre… Il n’aurait pas dû arriver ! »

Interloqué, Dwight dévisagea son amie. Debout avec son téléphone cracheur de lumière à la main, la jeune femme avait fini par retrouver ses lunettes, dont l’un des verres s’était fissuré en tombant. Dans un court instant de candeur, Dwight trouva dommage que l’un de ses yeux noisette soit voilé par cette vilaine balafre dans le verre.

« Dwight, est-ce que ton téléphone a une lampe torche ?

— Hein ? J-je sais pas…, bafouilla le pauvre imposteur.

— Bon, ce n’est pas grave, trancha Rose. Suis-moi, ça sera plus simple. Il faut absolument que j’aille vérifier quelque chose… »

De quoi parlait-elle ? Dwight était complètement perdu. Jamais il n’avait vu Rose avec un visage si grave, les traits déformés par une inquiétude manifestement croissante.

Dwight hésita, puis réfléchit. Malgré son téléphone qui crachait de la lumière, Rose était seule dans la nuit. Sans compter que la terre risquait de gronder de nouveau à tout moment. Il ne pouvait pas la laisser seule. Pas quand son instinct lui soufflait qu’un danger était tout proche. Il ne commettrait pas cette erreur une seconde fois.

Résolu, il opina du chef, et les deux se mirent à courir dans la direction opposée à celle qu’ils empruntaient quelques minutes plus tôt. Si courir sous sa nouvelle forme était une expérience pénible pour Dwight, plus habitué à filer à quatre pattes, il ne s’en plaignit pas et parvint à garder le rythme. À un moment, Rose bifurqua sur la droite, et ils retrouvèrent une rue emplie de la lueur jaune des lampadaires. La coupure de courant avait vraisemblablement épargné cet endroit.

Rose éteignit la lampe de son téléphone, et le rangea dans son sac. En la rattrapant, Dwight constata qu’elle s’était arrêtée près d’une petite grille coincée entre deux murs, à côté de laquelle une autre grille, plus grande, barrait un chemin plus large, dont Dwight savait qu’il était destiné à accueillir les véhicules.

La jeune femme sortit une sorte de carte de sa poche, et la passa sur une petite boîte noire collée au mur. Un « bip » retentit, puis la plus petite des grilles s’ouvrit avec un léger « clac ». Dwight écarquilla les yeux. La magie des humains ne cesserait jamais de l’impressionner.

« Tu peux rester ici, si tu veux, dit Rose en posant une main rassurante sur le bras de son ami. Je n’en n’ai pas pour longtemps. Pendant ce temps, est-ce que tu peux joindre Auguste ? Il doit être mis au courant de la situation. »

Sans lui laisser le temps de dire quoi que ce soit, Rose laissa Dwight et referma la grille derrière elle. Le Zoroark ne comprenait rien. Que voulait-elle faire ? Quel était cet endroit ?

Le réfugié remarqua alors une petite plaque située au-dessus de la boîte noire que Rose avait activée précédemment. Des lettres y étaient gravées. Aussitôt, les yeux de plus en plus habitués de Dwight identifièrent le mot « volcan », auquel d’autres lettres étaient attachées. « O » … « L » … « O » … « G », « I » et « E ». « Volcan-o-l-o-g-i-e ». Était-ce une variante du mot « volcan » ? De plus en plus troublé, Dwight tenta de déchiffrer les autres mots.

« In…insti-tut de… volcan-ologie de… Cramois’Île. »

Indécis quant à la marche à suivre, Dwight décida de retourner à l'arène. Rose lui avait demandé de joindre Auguste, c'était encore là-bas qu'il avait le plus de chance de le trouver. Mais ensuite ? Que dirait-il au champion, une fois devant lui ?

Le Zoroark traversa la moitié de l'île au pas de course. Il y avait urgence, l'anxiété anormale dans la voix de son amie l'en avait convaincu. Profitant de l'obscurité, il se défit de l'illusion. Maintenir cette image tout autour de lui exigeait de l'énergie et de la concentration. Car Dwight l'être humain ne se limitait pas uniquement à des mains et un visage, il avait également une voix, une ombre, un reflet, une odeur, une texture. Pour que l'illusion reste cohérente, le Zoroark évitait d'ordinaire de trop se dépenser.

C'était pour cette raison aussi qu'il portait des vêtements, bien qu'ils entravaient souvent ses mouvements, pour ne pas avoir à créer une sensation de tissu illusoire. Ce subterfuge lui évitait de fournir un effort mental trop important. En règle générale, Dwight s'abstenait de tout contact physique avec ses interlocuteurs, mais il ne pouvait pas toujours y échapper.

Sur ses quatre pattes, il parcourut la distance séparant l'institut de volcanologie et l'arène en moins de deux minutes, un exploit réservé qu'aux Pokémon. En arrivant à hauteur du bâtiment, Dwight remarqua un faible halo rouge orangé filtrant à travers les vitres. Il se remit sur deux jambes et redevint ce trentenaire aux doux yeux clairs et aux pommettes saillantes que tout le monde connaissait.

Il franchit la porte avec précaution. De l'autre côté, quelques employés de l'arène le dévisagèrent longuement. Cela ne manqua pas de mettre le Zoroark mal à l'aise. Ils se tenaient en cercle au milieu du terrain de combat, entourant le Galopa d'Auguste qui servait de bougie. Parmi eux, Dwight reconnut le "Guido" imperturbable face auquel il perdait toujours son sang-froid. Il voulut ouvrir la bouche pour parler, mais les mots se perdirent au fond de sa gorge.

 « Revoilà le cinglé. » comprit Dwight lorsque le Pokémon Cheval Feu hennit en le voyant.

Dwight repensa à sa discussion avec Rose. Il ne parlait pas uniquement des humains lorsqu'il disait que les autres ne l'appréciaient pas. L'avait-elle compris ? Malgré tous leurs efforts, se comprenaient-ils ?

Les regards se firent plus insistants encore. Le Zoroark sentit son cœur s'emballer. Il déglutit avec difficulté. Sortir de sa coquille, essayer d'aller vers les autres, la théorie énoncée par Rose semblait simple. En tout cas, ce ne devait pas être impossible. Si seulement elle se trouvait à ses côtés pour l'encourager.

« Hé, Dwight ! T'étais où ? Je me suis inquiété ! brailla alors Auguste qui s'approchait de lui par la droite.

— Je, euh... »

Le Pokémon Polymorfox se figea une nouvelle fois. Il sentit à travers la plante de ses pieds comme une tension venue du sol. Son instinct lui soufflait de fuir. Il allait y avoir une nouvelle secousse, là, très bientôt. Il ne le percevait pas aussi clairement qu'en extérieur, mais il savait le danger imminent. Une brève œillade au Galopa qui s'ébrouait le lui confirma.

« Att... Attention ! »

Dwight saisit le champion d'arène au moment où le sol recommença à trembler. À nouveau ce craquement, à nouveau cette sensation de perdre tout repère tandis qu'une force venue de toutes parts malmenait violemment le Zoroark, jusqu'à le faire choir. Cette secousse fut pourtant plus courte que la première.

Auguste et son protégé levèrent les yeux vers le reste du groupe amassé autour du Galopa. Personne ne paraissait blessé. Un long silence suivit le tremblement de terre. Personne n'osait le troubler, de peur de déclencher une nouvelle catastrophe. Jamais deux sans trois, disait-on. Dwight se contentait d'imiter les autres. Il ne connaissait pas cette facette étrange du comportement humain, cette irrationalité nommée superstition.

Mais quand la raison finit par reprendre sa place dans les cerveaux apeurés de l'assistance, ce fut Guido qui brisa le silence :

« J'ai pas rêvé, hein ? Vous avez vu comme moi, les gars ? Dwight... il l'a senti venir ce séisme, hein ?

— Tu débloques, Guido, intervint le champion d'arène, il a su en voyant Galopa s'agiter, voilà tout. »

Auguste accompagna ses mots par une petite tape amicale sur l'épaule de Dwight. Le vieil homme se releva sans mal, gratifiant tout le monde de son sourire habituel. Les autres se détendirent et l'imitèrent. Dwight remarqua que la présence d'Auguste les rassurait, eux aussi. Au fond, Rose avait peut-être raison. Tous ces gens qui le regardaient de travers et murmuraient dans son dos, peut-être étaient-ils comme lui, rongés par la crainte de l'autre ?

« Bon les gars, écoutez-moi bien, fit le champion en ramassant son chapeau à terre. Je vous laisse Galopa et Magmar pour vous aider, faites le tour des habitations et rassemblez tout le monde dans le Centre Pokémon. N'oubliez aucun appartement, d'accord ? Dwight, tu restes ici avec moi, je vais avoir besoin de ton aide. »

Le groupe hocha silencieusement la tête. Auguste sortit son Magmar d'une Hyper Ball et le confia à ses employés. Ils quittèrent l'arène en débattant du meilleur itinéraire à suivre pour faire le tour du quartier résidentiel. Privé de la lumière diffusée par l'organisme incandescent de ses Pokémon, Auguste sortit une petite lampe de la poche de son pantalon. Même après tout ce temps à côtoyer les humains, Dwight restait fasciné par la multitude d'objets lumineux dont ils usaient constamment.

Le champion d'arène ôta ses lunettes rondes, dont le verre teinté n'était guère adapté à l'obscurité. Dwight ne l'avait jamais vu sans cet accessoire devant les yeux. Il y avait, dans les petits yeux sombres du vieil homme enfoncés dans leurs orbites, plus de sévérité que le Zoroark ne l'aurait cru. Auguste inspira profondément.

« Dwight, mon grand, je dois t'avouer quelque chose. Je sais que tu es un Pokémon. »

L'intéressé sentit son cœur s'accélérer dans sa poitrine, jusqu'à en devenir douloureux. Il aurait voulu fuir, mais ses jambes se raidirent, incapables d'avancer.

« Quand tu paniques, comme maintenant, tu exhales un parfum légèrement poivré, assez subtil. Les Pokémon de type Ténèbres ont la même odeur quand ils combattent. Il faut être un dresseur expérimenté pour remarquer ce genre de détails, surtout à Kanto. Figure-toi que là d'où tu viens, on trouve un Pokémon de type Ténèbres capable de créer des illusions. Je n'ai pas mis longtemps à comprendre qui tu étais. Et puis, les personnes dont les cheveux ne poussent pas, ça n'existe pas ! »

Auguste ébouriffa l'épaisse chevelure sombre de Dwight pour tenter de le rassurer. Son protégé s'était lentement recroquevillé sur lui-même et le regardait avec de grands yeux effrayés.

« Six mois parmi nous et ta tignasse n'a pas pris un centimètre, ha ha ! J'ignore pourquoi tu tiens tant à intégrer la société humaine, mais je ne t'empêcherai pas de le faire. »

À sa plus grande surprise, Dwight esquissa le début d'un sourire. Cependant, le visage du vieil homme s'assombrit. La lumière de la petite lampe donnèrent à ses traits un air sinistre.

« Ces secousses... mon intuition me dit que le pire reste à venir. J'espère me tromper, je l'espère vraiment. Mais si une catastrophe doit se produire cette nuit, j'ai besoin de savoir que j'ai ta confiance Dwight, et que je peux compter sur ton aide. »

Un nouveau flash réveilla la mémoire du Zoroark. Terrence, mais pas dans son lit de mort. Le soleil éclairait ses mèches encore blondes. Son regard résolu posé sur Dwight. Il n'était qu'un petit Zorua tremblant avant son tout premier combat.

« J'ai besoin de savoir que j'ai ta confiance Dwight, et que je peux compter sur ton aide. »

Ce jour-là, il avait accordé sa confiance à son dresseur et gagné son combat.

Auguste le fixait intensément. Dwight se redressa et opina vigoureusement du chef. Avec tout ça, il ne lui avait toujours pas parlé de Rose et de l'institut de volcano...truc ?


***

De son côté, Rose rapportait la situation à l'équipe de garde de l'institut et se tenait prête à leur apporter toute l'aide possible. Conformément aux instructions données, le personnel de la mairie devait prendre contact avec les scientifiques concernés à la moindre secousse, de façon à pouvoir alerter la population en cas de catastrophe imminente. Apparemment, elle était la seule à posséder assez de conscience professionnelle pour faire passer ses obligations avant le reste, même à minuit passée.

Les derniers relevés sismographiques ne présentaient rien d'alarmant, lui apprirent les deux étudiants composant l'équipe de garde, peu ravis de devoir se coltiner cette tâche ingrate pour valider leur stage. Ils rechignaient à appeler le directeur de l'institut, de crainte de se faire rembarrer en cas de fausse alerte. Agacée, Rose entreprit de joindre elle-même le directeur pour lui exposer la situation. Celui-ci décrocha à bout de souffle, sans doute en train de courir vers l'institut.

Les quelques mots que Rose comprit du mélange de grésillements et de syllabes hachées sortant de son téléphone la glaça d'effroi. Éruption imminente.


***

Les luminaires des générateurs de secours grésillaient avec affolement, écrasaient contre les murs des ombres pétrifiées dans des gerbes de lumière stridulantes.

Un éclat jaune révéla à travers la pénombre les traits renfrognés du champion, accablé par une réflexion hâtive s’étant abattu sur lui. Ses yeux graves semblaient passer en revue toutes les conjonctures imaginables, comme s’ils imaginaient une des énigmes tortueuses qui faisaient la réputation du badge Volcan.

Dwight serrait les poings, à la recherche vaine d’un endroit où s’appuyer. Sa bestialité hurlait dans ses entrailles, déchirait ses tympans d’un appel qu’il ne pouvait transcrire dans la langue humaine. Ce pressentiment imminent au-delà de toute raison le tétanisait pourtant par manque d’assurance, le suspendant au seul jugement d’Auguste.

« Dwight, ça sent le roussi, cette histoire, annonça le maître des énigmes plus concerné que jamais. Suis-moi : je vais au sous-sol voir les relevés sismographiques et prévenir l’Institut. Tu vas devoir m’assister, je t’expliquerai ! »

Faisant volte-face, les deux hommes s’enfoncèrent dans les ténèbres de l’arène, le Zoroark presque cramponné au champion et à son légendaire sang-froid.

Une détonation plus puissante fit tout à coup trébucher le vieillard, emportant dans un fracas la baie vitrée de l’entrée du bâtiment. Cloué au sol, Auguste se releva avec peine, puis pressa le pas en encourageant son protégé, prostré sur place.

Il n’avait pourtant rien vu venir. Le cri inné de sa poitrine n’avait su soulever son être, probablement tiraillé de mille doutes trop voraces pour avoir pu l’écouter. Tâtonnant l’obscurité comme un enfant apprenant à se tenir debout, il se tourna vers la provenance de la secousse, et se mit à frémir...

« Aug… Auguste… » bégaya le Polymorfox en désignant le verre répandu au sol.

La traînée d’éclats laissait se refléter une inquiétante lumière rougeâtre dansante, jaillissant en un écho bouillonnant illuminant la rue entière. La même déduction que le jeune illusionniste vint à l’esprit du champion, dont le corps entier se raidit.

« Dieu du ciel… bredouilla-t-il. Voilà six ans qu’il dormait et se tenait tranquille, et le voilà de bien mauvaise humeur. Pas le temps d’aller bidouiller les ordinateurs. À l’extérieur Dwight, vite ! Ne restons pas là ! »

Rebroussant chemin, le Zoroark suivait de près le vieil homme, presque plus véloce que lui. Franchissant l’issue éventrée, un vacarme mugissant stoppa de nouveau leur route.

Dans des cris de panique, les immeubles vomissaient une foule compacte et fourmillante, emplissant la chaussée entière en déambulant l’air hagard sur les morceaux scintillants des fenêtres pulvérisées.

Un groupe d’hommes à la carrure forte et aux visages blêmes accoururent vers Auguste dès qu’ils l’aperçurent. À la vue des solides gaillards, Dwight se cacha timidement derrière son protecteur, et ce bien qu’il le dominait presque d’une tête…

« Te voilà ! Qu’est ce qu… il se passe quoi à la fin ?! Pourquoi on doit évacuer ? argua un des colosses au vieillard rajustant ses lunettes.

— Le volcan est entré en éruption, comme tu le vois ! répondit Auguste en haussant considérablement le ton. Je n’en sais pas plus, mais les communications étant coupées, j’ignore la gravité des faits ! Guido a dû vous donner la marche à suivre, évacuez en direction du port et ne revenez pas ici tant qu’on ne vous en a pas donné l’ordre ! Je me charge de rallier l’Institut pour voir quoi faire !

— Comment ça ? Tu ne veux pas nous dire que l’île va être rayée de la carte, non ?! Et les fameux barrages Anti-Éruption que tu nous as promis et qu’on finance depuis des lustres ?!

— Je n’en sais rien, suivez Guido ! »

Sur ces mots, le champion dévala les escaliers quatre à quatre, devançant l’imposteur qui fuyait les regards se tournant sur lui.

« Eh ! Nous la fais pas à l’envers, Auguste ! brailla un second géant. Tu te carapates te mettre à l’abri avec l’Unysien et tu nous laisses comme ça, sans infos ?! Pourquoi le freluquet doit te suivre et pas nous ?! J’ai une femme et des enfants, moi d’abord ! »

La vindicte monta dans la petite assemblée, avide et carnassière. Devenant blême et tremblant sur ses pattes, le Zoroark visé de tous les regards avançait sans oser réfléchir, refluant comme il le put les colères plébéiennes qui l’investissaient.

Mais à mesure que le duo progressait, dans la masse, la poussière et les bouillons de lave décrivant au loin leurs jets ardents sur le bitume, les yeux accusateurs laissèrent place aux insultes et aux menaces enragées, perforant le cœur de Dwight comme des projectiles. L’investissant avec la perfidie d’un venin, le rejet et l’indifférence le ballottaient d’un côté à l’autre de la foule, ankylosaient tous ses membres en l’enlisant dans un chaos étourdissant.

Son bras paralysé fut empoigné par un marin, qui le tira à lui. Piqués à vif par le geste, une grappe de gens se ruèrent sur le Pokémon, trop terrorisé pour geindre ou se débattre.

« LÂCHEZ-LE, ÇA SUFFIT ! » vociférait Auguste en essayant d’empoigner la manche de son protégé.

Or, doucement et alors que les mains l’empoignaient et le tordaient dans une même clameur vengeresse, le jeune imposteur se résignait, acceptait avec un paisible abattement le flot humain déverser sa rancœur et sa crainte sur sa méprisable personne. Apercevant Terrence dans la lumière succombante, il lui adressait ses plus pitoyables excuses, alors que le goudron craquelé commençait son étreinte douloureuse.

« Navré, j’aurai essayé… »

Une nouvelle explosion ébranla la terre, dispersa en exultant une traînée incandescente dans les nuées dans un nouveau mugissement déchaîné. L’écho crut résonner dans les bouches des insulaires, qui paniqués en abandonnèrent leur châtiment expiatoire pour se ruer férocement vers les docks.

Le gros des hagards dissipé, le vénérable se jeta presque aux pieds d’un Dwight groggy, et tâta ses bras mièvres. La peau claire recouvrant son corps malingre n’était colorée que de quelques minces hématomes et écorchures, arrachant un soupir soulagé au vieil homme, remettant comme il put son protégé sur ses pieds.

« Dwight, tu peux me répondre ? Écoute-moi ! On n’a plus beaucoup de temps pour aller à l’Institut ! On sera à l’abri là-bas : ce sont les seuls qui peuvent nous dire ce qui se passe au volcan et comment réagir ! Ah, si seulement j’arrêtais de faire mon vieux croulant et savais me servir d’un de ces téléphones portables !

— Vous n’êtes pas… vieux, Aug-uste… gémit l’imposteur tout juste revenu parmi les vivants, affichant comme un air contrarié d’avoir encore à subir la catastrophe.

— Haha, bien sûr que si ! Je suis à peine capable de te porter ! Viens vite, Arcanin doit pouvoir nous porter jusqu’au portail ! »


Les derniers mots du champion prirent une connotation particulière à l’esprit encore vaporeux du Zoroark. « Institut », « téléphone », « portable », puis le visage affolé de Rose, ses lunettes brisées sur le parvis…

« Prenez mon… té-léphone… Auguste… » ânonna le Pokémon en tendant l’objet.

Auguste s’en saisit tout en avançant péniblement. Ses doigts hésitants frôlaient le clavier numérique sans trop savoir quoi faire.

« Rose… a-appelez Rose… elle est là-bas.

— « Rose » ? Comment un civil comme toi peut connaître le personnel de l’Institut mieux que moi ? Raah décidément je suis bien moins doué que toi avec les mobiles, mon pauvre Dwight...

— Maintenez le… maintenez le 2…

— Tu es sûr que cette Rose nous sera utile ? Je ne connais pas de « Rose » parmi les chercheurs…

— Non, elle… elle travaille à la mairie elle… je dois la protéger…

— Ah je vois, une amie à toi » se figura Auguste en portant le combiné à son oreille.

Le boîtier fissuré par le lynchage avorté sonna une, puis deux fois. Chaque sonnerie plongeait plus profondément Dwight dans la terreur de ne pas entendre de nouveau la jeune femme.

« Dwight c’est toi ? Tu as pu rallier l’arène ?! sortit enfin une voix grésillante, apposant un sourire réjoui sur le visage de l’infiltré.

— Auguste en personne pour vous aider ! Bon sang, ta voix… tu es bien la fille à l’immigration ?

— Euh, oui monsieur ! Dwight est avec vous ?! Dites-moi qu’il va bien !

— Il est en pleine f… du moins il tient debout. Il est à mes côtés, c’est un miracle qu’il ait pu me prévenir aussi vite !

— Dieu merci ! En effet, c’est un homme de confiance : il parle peu mais fait à merveille ce qu’on lui demande ! Dites-moi en quoi je peux vous aider, monsieur le champion ?!

— Rose, je vais te demander de te faire le relais entre moi et les volcanologues : tu devras me transmettre leurs diagnostics et leur transmettre l’état de l’évacuation que je te donnerai. Tu t’en sens capable ?

— À vos ordres, monsieur !

— Bien ! A présent nous allons nous déplacer dans toute la ville pour ramener les dernières personnes encore non évacuées vers le port ! Peux-tu me donner les dernières observations ?

— Tout de suite ! » clama Rose dont la voix disparut du combiné un court instant.

Observant pantois la conversation entre les deux humains, le Zoroark, plus que jamais, se sentait relégué au rang de poids. Dans son for intérieur, une envie croissante motivait ses jambes, le pressait presque de quitter cette insoutenable peau livide figée sur place comme un Aspicot dans son cocon. Une ardeur, typiquement rapportée aux hommes, mordait à même son épiderme : il voulut se rendre utile.

Tout en gardant le combiné plaqué contre sa joue, Auguste détacha une de ces sphères noires liserées de jaune et l’ouvrit dans un embrasement de lumière bleue.

S’élança de l’habitacle avec panache une créature encore jamais vue par Dwight. Ressemblant à s’y méprendre à un Caninos, la bête fauve rayée d’encre atteignait pourtant les deux mètres au garrot, parée d’une majestueuse crinière jaillissant fièrement de sa musculature vigoureuse.

L’instinct de Pokémon même du jeune homme s’en sentit gêné, tant la comparaison de leur deux essences canines s’annonçait disproportionnée. Le molosse géant le fixa d’un œil d’airain, puis se tourna vers son maître avec une expression de bienveillance.

« Entendu, nous devons faire au plus vite : commencez à évacuer les lieux ! ordonna Auguste la voix affermie, qui se tourna vers le Polymorfox. Grimpe sur le dos d’Arcanin, nous devons rassembler les gens n’ayant pas rallié le port. L’Institut prévoit d’importantes projections de lave et de cendres : si nous n’évacuons pas sous une heure ou deux, toute l’île sera recouverte de cendres et nous avec ! Il va falloir faire vite avant que… »

Dans un craquement sourd, une intense projection de magma perça à travers le cratère, traçant sur le volcan au loin une fracture ardente qui engloutit un pan entier de roc. Un soubresaut vibrant projeta dans les airs une pluie de roches incendiées, et l’enfer crut s’abattre sur la terre…

Le béton alentour cédait à l’unisson sous le déluge de gravats incarnats, parsemé par la bouche infernale jusqu’à la berge opposée située des kilomètres au Sud. L’un d’eux courba sa trajectoire pour fondre sur le duo…

« Arcanin, Déflagration ! »

En hurlant, le canidé extirpa des recoins de son ventre une boule de flammes difforme, qui vint s’écraser sur la pierre en la vaporisant.

Les deux hommes reprirent leur souffle et montèrent sur le dos du Pokémon, lequel partit vers l’arrière à toute allure. Mais tandis qu’il fendait l’air, un fracas distinct crut se superposer aux autres…

Un déluge de verre et d’acier crachant une fumée âcre, dont l’esclandre venait semble-t-il d’un bâtiment du centre, à quelques minutes du cinéma…

Le Centre Pokémon ! songea Dwight.

L'Arcanin dévia légèrement sa course vers la colonne de fumée, devinant les ordres de son dresseur. En une dizaine de secondes à peine, il mena Auguste et son protégé face à la carcasse d'un immeuble frappé de plein fouet par un projectile incandescent. À l'entrée du centre se tenait un Leveinard boudiné se dandinant sur ses petits pieds roses, ainsi qu'un chariot plein de Poké Balls. En les apercevant, le Pokémon Œuf se mit à piailler en agitant frénétiquement ses bras malingres :

« Vite, vite, vite, vite, vite, l'infirmière est bloquée à l'intérieur !!! Elle va mourir si vous faites rien, vite, vite, vite, vite, vite, vite, vite, vite, vite !!!!!! »

Dwight s'avança prudemment dans le hall du Centre Pokémon, cherchant une silhouette humaine dans l'obscurité. Il entendit Auguste s'exclamer à l'extérieur :

« Qu'attends-tu, Arcanin ? Suis-le ! »

L'imposant canidé suivit bientôt le Zoroark dans le bâtiment détruit, l'un usant de son flair, l'autre de sa vision nocturne pour tenter de repérer l'infirmière. Ils firent rapidement le tour de la pièce, puis passèrent une porte déformée menant dans la zone interdite au public. Les cas les plus graves étaient traités dans cette partie du centre. Dwight remarqua une Super Ball par terre, sans doute tombée du chariot de Leveinard. Il la prit et la rangea dans sa poche.

De son côté, l'Arcanin renifla l'odeur de l'infirmière – un mélange de déodorant, de transpiration, de shampoing bon marché et de barre au chocolat – puis remonta la piste jusqu'au corps inanimé d'une quadragénaire coincée sous des décombres. Il aboya pour attirer l'attention de Dwight qui comprit ses paroles :

« Elle est là ! »

L'imposteur traversa le couloir et découvrit l'infirmière à son tour. Sans un mot, les deux Pokémon s'organisèrent pour la sauver. L'Arcanin poussa les débris de son épaule puissante, tandis que Dwight tirait la soignante hors de danger. Lorsqu'il parvint à l'éloigner de deux mètres, l'équilibre de gravats mis à mal par l'impulsion du Pokémon d'Auguste se rompit, faisant s'effondrer ce qu'il restait du toit.

Le Zoroark protégea instinctivement l'infirmière de son corps. Ce fut pour l'imposteur plus de peur que de mal. En revanche, lorsque le nuage de poussière se dissipa, il découvrit l'Arcanin piégé à son tour sous les décombres. La fière créature bandait les muscles pour soutenir ce poids, sans parvenir en s'en libérer.
Dwight prit une grande inspiration. La situation n'exigeait pas de lui d'utiliser le savoir ou la technologie des humains. Non, il n'avait qu'à se comporter comme un Pokémon pour tout arranger. Pour la première fois depuis son arrivée sur l'île, ses options lui semblaient très claires.

Le faux trentenaire porta l'infirmière à l'autre bout du couloir afin qu'Auguste puisse la sauver en cas de problème. Puis il revint sur ses pas, se défit de son illusion et arracha les manches du pull qui entravaient ses pattes. Sous le regard surpris du Pokémon de feu, il pulvérisa les débris d'un Tranche-nuit parfaitement exécuté. L'Arcanin n'eut que le temps de se dégager de là qu'il se trouvait à nouveau en compagnie d'un jeune homme aux yeux clairs.

Tous deux regagnèrent l'entrée du Centre Pokémon en portant avec difficulté l'infirmière assommée. L'Arcanin s'effondra aux pieds de son dresseur, gravement blessé au flanc. Auguste, qui s'était inquiété avec la chute du toit, ordonna prestement au Leveinard :

« Vibra-soin, voyons ! Du nerf ! »

Dwight posa la Super Ball avec les autres, puis se plaça derrière l'énorme canidé pour profiter un peu des bienfaits de la capacité. Même sous son apparence humaine, Dwight pouvait bénéficier des effets curatifs de l'attaque Vibra-Soin. Il sentit sa douleur s'évaporer et ses blessures se refermer. Lui comme l'Arcanin d'Auguste étaient à présent prêts à repartir de plus belle, comme si ce passage forcé au Centre Pokémon n'avait jamais eu lieu.

Auguste lâcha un léger soupir de soulagement en notant que son Pokémon de type Feu ainsi que son petit protégé étaient hors de danger. Du moins pour le moment. Ils n'étaient pas encore tirés d'affaire et le sauvetage de la population devait reprendre dans les plus brefs délais.

«  Dépêchons-nous ! s'exclama Auguste, qui faisait preuve d'un incroyable sang-froid. Il ne doit plus rester beaucoup de temps et nous devons nous assurer que tous les civils ont pu être évacués.

— Oui... » se contenta de répondre Dwight tout en reprenant son souffle.

Dwight ne pouvait pas déterminer précisément le temps qu'ils avaient à leur disposition. Une dizaine de minutes ? Une demi-heure ? Peut-être un peu plus ? Raisons supplémentaires pour ne pas traîner à s'assurer que le nombre de victimes demeure à un nombre minimal.

Alors que le trio s'éloignait du Centre, le Pokémon Polymorfox le vit avec effroi. Un autre exemplaire de projectile incandescent, qui termina sa course sur un bâtiment qui lui était affreusement familier. Le cinéma où il avait regardé ce film en compagnie de Rose.

Rose. Rien que penser à son nom suffit à doubler le rythme de son cœur. Cela faisait un petit moment qu'il n'avait pas entendu le son de sa voix. Est-ce qu'elle était vraiment en sécurité dans l'Institut de volcanotruc ? Dwight doutait fortement que la colère du volcan n'épargnât cet endroit.

Peut-être que son instinct de Pokémon se réveillait mais le Zoroark sentait que Rose courait un grave danger. Il ne pouvait pas rester là sans rien faire et s'apprêtait à fausser compagnie à Auguste pour rejoindre son amie le plus rapidement possible et s'assurer qu'elle n'était pas blessée.

Cependant, il ne tarda pas à se rappeler de la raison de sa présence en compagnie du champion d'arène en ce moment. Sa mission était de protéger la population de Cramois’Île et s'assurer que l'évacuation se passe sans souci. Il mettrait à mal cette opération en laissant tomber Auguste à un instant aussi important, par simple égoïsme.

«  Tu t'inquiètes pour ton amie pas vrai ? demanda le vieil homme, semblant lire dans les pensées de Dwight.

— Je ne voudrais pas qu'il lui arrive quelque chose... »

Que devait-il faire ? Poursuivre le sauvetage afin de montrer qu'il méritait sa place auprès des humains, et ainsi respecter sa promesse avec Terrence ? Ou bien uniquement penser à sa petite personne en privilégiant quelqu'un qui lui tenait à cœur, au détriment du reste ?

Ce fut Auguste qui mit fin à son dilemme en composant à nouveau le numéro de l'institut de volcanologie, alors qu'ils continuaient de surveiller les alentours à la recherche de personnes à évacuer. Si Dwight entendait la voix de Rose, cela pourrait le rassurer sur sa sécurité et l'inciterait à se concentrer davantage sur sa mission en cours.

Mais personne ne répondit à son appel, pas même après une bonne minute. Le champion d'arène tombait sur la messagerie, ce qui n'était pas normal à une heure aussi critique. Un frisson parcourut l'échine de Dwight, comprenant la nature de la situation. Le moment était venu pour lui de faire un choix. Un choix qui pourrait altérer à tout jamais son avenir.


*~*~*

« J…j’y arr-rivr’ai p-p-pas ! »

La gorge de Dwight le brûlait. Le visage en sueur, la langue pendante, il avait l’impression d’avoir avalé du feu et d’y avoir laissé ses dents. Ses yeux implorants se posèrent sur l’humain assis sur l’herbe en face de lui, qui, impassible, lui rendait son regard derrière l’ombre de son chapeau marron usé par l’âge.

C’était le début de l’automne à Unys, et l’air portait encore les traces de la moiteur de l’été passé. Les premières feuilles mortes voltigeaient paresseusement au gré de la brise, quittant à jamais leurs camarades plus résistantes, lesquelles décoraient les arbres de leur nouvelle parure rouge et or. Tandis qu’il refoulait ses larmes d’amertume, Dwight regarda Terrence étudier avec attention le mouvement délicat d’une feuille brune descendant dans leur direction en tournoyant doucement. Lorsqu’elle se posa sur l’herbe séchée par l’ardent soleil estival avec un petit "frrt" très discret, Terrence soupira et releva son couvre-chef pour passer une main dans ses cheveux blonds.

« Franchement, Dwight… Ça fait bientôt cinq jours que j’essaie de t’apprendre la langue humaine, et tout ce que tu arrives à dire de plus intelligible, c’est "Je n’y arriverai pas". Avoue que ça devient déprimant, à force.

— M-ma…mais… »

Dwight acheva sa phrase par un cri à mi-chemin entre le jappement et le grognement, faute de vocabulaire humain.

« J’y arriverai pas ! C’est une mauvaise idée, je peux pas faire ça… je peux pas !! »

Il frappa le sol de ses poings, aussi furieux qu’honteux. Il aurait tant aimé faire comprendre à Terrence ce qu’il ressentait. Mais pour cela, il aurait fallu céder à sa directive et apprendre à manier correctement les mots.

Dépité, il abandonna l’illusion que Terrence l’avait aidé à créer, cet ersatz d’Unysien à la carrure désespérément trop grande, aux cheveux sombres négligés, et aux yeux d’un bleu toujours aussi perçant que lorsqu’il était sous sa vraie forme, un Zoroark.

« Allons, Dwight, ne t’énerve pas… dit doucement Terrence en le voyant se détourner. Je sais que c’est dur, mais je sais aussi que tu en es parfaitement capable. »

Le Pokémon Polymorfox secoua la tête, tout en tripotant nerveusement la laine de son pull bleu, que l’humain lui avait offert. Selon lui, créer des vêtements illusoires en plus d’une apparence humaine serait bien trop d’efforts pour un Pokémon si jeune. Mieux valait en enfiler de vrais, et déguiser le corps nu. Au début, Dwight s’était exécuté sans broncher, bien que décontenancé. Mais à présent, il en avait marre. Marre de cette histoire, née de son seul caprice.

« Hé, bonhomme, arrête de faire la tête. C’est bien toi qui essayais de me faire comprendre l’autre jour que tu ne voulais plus livrer de combats ? »

Le cœur de Dwight sombra un peu plus au fond de sa poitrine. Comme bien d’autres fois auparavant, l’humain avait comme lu dans les pensées du Pokémon. Enfin, il ne semblait y parvenir que lorsque ça l’arrangeait…

« Le problème, poursuivit l’homme en faisant tourner son chapeau sur son doigt, c’est que les Dresseurs pullulent, à Unys comme ailleurs. Avec mon air de caïd et ma capacité à m’attirer des ennuis, j’ai bien vite fait de m’embarquer dans un combat Pokémon. Il faudrait que je te garde dans ta Poké Ball, mais ni toi ni moi ne supporterions ça. Et enfin, je ne peux pas te relâcher : seul dans la nature, tu te ferais tuer en moins de deux. D’ailleurs, on n’en serait pas là à tailler le bout de gras si je n’avais pas sauvé ta peau de ce Miasmax, quand t’étais encore un Zorua. »

Dwight retint un soupir. Il devait beaucoup à Terrence, il le savait. Il lui était reconnaissant de l’avoir pris sous son aile, de l’avoir nourri, protégé, aidé à grandir et évoluer. Il avait été un bon Dresseur.

Et lui un si mauvais Pokémon.

Cela n’avait rien à voir avec ses aptitudes au combat. Certes, il manquait d’expérience et paniquait facilement ; mais Terrence lui avait appris à bien exécuter ses attaques, tant au niveau de la puissance que de la précision. Non, le problème venait de son dégoût des combats.

Quelle ironie pour une créature destinée à se battre. Quand il était encore à l’état sauvage, il devait se battre pour survivre. Quand il est devenu le Pokémon de Terrence il avait dû se battre pour le protéger ou lui permettre de gagner quelque marché passé avec quelque humain douteux qui passait par là et cherchait querelle. Sa vie était marquée par les combats, quoi qu’il y fasse.

Malgré tout, il ne pouvait se résoudre à l’accepter.

Un froissement de tissu dans son dos lui indiqua que Terrence s’était levé et s’approchait de lui. Sans un mot, il s’assit à côté du Pokémon Ténèbres et contempla l’horizon. Au-delà des collines, le Pont du Hameau dressait sa majestueuse silhouette entre les quelques feuillus qui accompagnaient la rivière dans sa lente descente vers les plaines.

« Pardonne-moi, Dwight. »

Celui-ci tourna des yeux écarquillés vers Terrence. Le pardonner ? Pourquoi demander une telle chose, si soudainement ?

« Tu es un Pokémon unique en ton genre. On en voit peu qui rechignent à faire des combats, voire même à en regarder. En cela… tu m’as beaucoup rappelé la manière dont certains humains se comportent.

— Moi… ? Rap-pe-peler… hu-humain ? articula Dwight.

— Oui. En tant que Pokémon, tu dois me trouver égoïste de dire ça, mais ta façon d’exprimer tes désirs, d’éprouver de la compassion… est très humaine. Du moins, c’est ce que je pense. »

Un vent léger se leva, emportant avec lui d’autres feuilles mortes. Telles les branches d’un saule, les mèches blondes de Terrence dansaient devant ses yeux bruns perdus dans le vague. Interloqué par les paroles de son ami, Dwight attendit, patiemment, qu’il précise sa pensée.

« C’est en me rappelant ça que j’ai eu cette idée – saugrenue j’en conviens – de te faire intégrer le monde des humains. En tant que Pokémon, tu dois te battre pour te nourrir, te trouver un abri… En un mot : survivre. Mais en tant qu’humain, tu auras une chance d’échapper à cela. Il suffit que tu te crées une identité, que tu te trouves un toit, un travail pas trop dur et si possible bien payé, et que tu restes réglo… Et tout roulera bien pour toi. Personne ne viendra t’attaquer pour te prendre le pain que tu auras gagné à la sueur de ton front. Et quand bien même ce serait le cas… Tu trouveras toujours du soutien pour faire en sorte que justice soit rendue.

— C’est… quoi ju…just-isse ? »

Le rire sonore de Terrence fut tellement inattendu que Dwight sursauta violemment.

« Ah, c’est pas un concept très Pokémon tout ça, pas vrai ? Remarque, est-ce qu’au final, vous vous prenez pas moins la tête en vivant chacun pour votre pomme, sans envisager ce que peuvent ressentir les autres ? Des fois je me demande… »

Dwight pencha la tête sur le côté. Il n’avait aucun mal à comprendre la langue humaine, à force de côtoyer Terrence, mais là, il ne comprenait pas un traître mot de ce que son ami racontait.

L’homme passa soudain une main calleuse mais chaleureuse dans la fourrure épaisse qui ornait le crâne de Dwight.

« Je tiens beaucoup à toi, Dwight. Et de ce fait, je suis prêt à tout pour que tu vives une vie tranquille et heureuse.

— Je… je… »

Dwight ne savait pas quoi faire. C’était la première fois que Terrence lui tenait ce genre de discours. On aurait dit qu’il avait fait quelque chose de mal et qu’il s’excusait. Sauf que Terrence ne s’excusait jamais. Ce changement dans ses habitudes troubla Dwight. Il se détestait plus que jamais pour avoir conduit leur duo à se débattre avec un tel sentiment de malaise.

« Te bile pas, mon grand, dit Terrence de sa voix caverneuse, si rassurante. Si tu veux tout arrêter, on peut le faire. C’est à toi de décider ça. Après tout, c’est de ta vie et de ton avenir qu’on parle !

— Je… je sais p-pas…

— Holà, c’est quoi cette tête ? On dirait que je t’ai retourné les tripes avec mes bêtises ! »

Terrence rit de nouveau, et ébouriffa la tête de Dwight.

« Ne te mets pas la pression comme ça. Tu n’es pas obligé de me donner une réponse maintenant. On a tout notre temps ! Cela dit, je suis sérieux quand je dis que c’est à toi de faire ce choix. Et si tu n’y arrives vraiment pas… hé bien, fais simplement ce que te dit ton cœur… »



*~*~*

Un nouveau grondement, suivie d’une légère secousse, ramena Dwight à la réalité. Clignant des paupières, il secoua sa tête aux traits humains. Bon sang. Pourquoi les souvenirs choisissaient-ils de resurgir à un moment pareil ?

Pendant ce temps, Auguste coupa l’appel qu’il tentait désespérément de passer, et qui n’en finissait plus de sonner dans le vide.

« Je n’arrive pas à joindre Rose, annonça-t-il, l’air grave. Pourvu qu’il ne soit rien arrivé… Mais au vu de la taille de ces blocs de roche qui pleuvent sur nous, je crains vraiment le pire… »

Malgré la chaleur qui commençait à devenir étouffante, un frisson glacé parcourut l’échine de Dwight. Plus les minutes passaient, et plus son pressentiment s’affirmait : Rose était en grave danger. Seulement, les habitants de Cramois’Île l’étaient également… Tant qu’ils n’auraient pas atteint le port et fait monter tout le monde à bord d’un bateau, toute la population serait en danger de mort…

Alors que le doute le ravageait, les mots de Terrence résonnèrent encore dans sa tête.

Fais ce que te dit ton cœur.

Soudain, Dwight cessa de trembler. Si l’angoisse refusait de le quitter, un nouveau sentiment, bien plus fort venait de s’emparer de lui. La résolution.

« Hé ho, Dwight ! Tu m’entends ? Qu’est-ce que tu fiches, mon gars ? »

Le susnommé ne s’était pas rendu compte qu’Auguste lui parlait pendant son temps d’hésitation.

« Auguste, je vais chercher Rose, déclara le Zoroark avec une force et une fluidité qu'il ne se connaissait pas.

— Je vois, répondit simplement le champion. Je me doutais que tu pensais à cela. »

Son air sérieux fit craindre à Dwight qu’il ne s’oppose à cette décision ; mais Auguste fit au contraire signe à Arcanin de les rejoindre.

« Tu te sens encore capable de nous aider ? (Le Pokémon hocha sa lourde tête.) Je sais que je peux compter sur toi. Prends Arcanin avec toi et partez secourir ton amie sans plus tarder, ajouta-t-il à l’attention de Dwight. Je m’occupe d’assurer l’évacuation des citoyens. Lorsque vous aurez retrouvé Rose, foncez au port sans vous retourner ! Je vous y attendrai. »

Les yeux de Dwight s’embuèrent, et cela n’était pas dû qu’à la fumée piquante à l’odeur soufrée que transportait le vent embrasé.

« Auguste… M-merci. Merci pour tout… Vous avez tou-toujours é-été…

— Hep là, je t’arrête tout de suite ! (Auguste donna une grande claque amicale à son ami sur l’épaule.) À t’entendre, on croirait que tu me fais tes adieux ! Ne me fais pas ce coup-là, mon gars. Contente-toi de faire ce que tu dois, et revenez-nous tous sains et saufs, compris ? »

Sans trop savoir pourquoi, Dwight se surprit à sourire.

« Oui, monsieur. »

Sur ces mots, Dwight s’élança, talonné par l’Arcanin d’Auguste.

Il ne leur fallut que peu de temps pour rallier le lieu où se trouvait l’institut volcano-machin. En arrivant sur place, ce fut une vraie scène apocalyptique qui les accueillit. La grille qui fermait il y a encore quelques heures le passage menant au bâtiment où Rose était partie avait été complètement écrasée, réduite à l’état de métal fondu par un rocher presque trois fois plus gros que celui ayant ravagé le Centre Pokémon, dont les veinures incandescentes palpitaient.

Poussé par un sentiment d’urgence, Dwight sauta par-dessus les décombres du mur d’enceinte, toujours suivi de près par Arcanin. Avec effroi, il constata que près de la moitié du bâtiment avait disparu, emportée par la force de l’impact du rocher sur le sol. Sans doute aurait-ce été pire si le bloc de pierre magmatique avait fini sa course directement sur la bâtisse, mais… Non, mieux valait ne pas l’imaginer.

Les deux Pokémon se déployèrent, adoptant la même technique que lorsqu’ils étaient partis à la recherche de l’infirmière Joëlle dans le Centre Pokémon détruit : l’un usant de son flair, l’autre de sa vision nocturne. Pour une fois, Dwight fut bien heureux de porter ces entraves aux pieds que les hommes nommaient « chaussures » ; cela lui permettait de ne pas se préoccuper des tessons de verre éparpillés çà et là…

PFUÎÎÎT !! Un jet de vapeur bouillante jaillit soudain du sol près de Dwight. Celui-ci put l’éviter d’un bond sur le côté, mais en sentit tout de même le souffle brûlant sur son visage. Le cœur battant à tout rompre, le Zoroark s’aperçut subitement que la terre se soulevait de manière inhabituelle à certains endroits. Le sol de pierre se craquelait de toutes parts, libérant des langues de feu rougeoyantes ici, des jets de vapeur là. Dwight comprit sans pouvoir l’expliquer que la terre de Cramois’Île était comme une blessure qui s’infectait, une cloque qui n’attendait plus que le moment fatidique pour exploser. Et ce moment était pour bientôt, Dwight le sentait jusque dans ses os.

« Hé, le faux humain ! Par ici ! »

Le concerné, bien que blessé par la signification du jappement d’Arcanin, rejoignit ce dernier. En voyant l’objet de son appel, Dwight se figea. Arcanin, haletant, poussait de toute son incroyable force sur un pan de mur qui obliquait dangereusement vers le sol. Et en dessous de ce mur…

« Rose ! »

Sans réfléchir, Dwight vint en aide à Arcanin, et se jeta de toutes ses forces sur la plaque de béton. Celle-ci finit par se redresser, assez pour que Dwight puisse la lâcher et s’empresser d’extirper Rose des décombres. Une fois certain que tous deux s’étaient suffisamment éloignés, Arcanin lâcha à son tour le mur, et détala juste avant que celui-ci ne s’écrase au sol, soulevant braises et poussière.

Rose n’avait rien de visiblement cassé, mais elle était couverte de terre et de sang, notamment aux bras et à la tête. Ses lunettes n’étaient nulle part en vue, laissant apparaître ses yeux clos. Alors que Dwight, inquiet, tentait de réveiller son amie, Arcanin s’approcha et renifla promptement l’humaine.

« Elle est en vie. On doit rentrer avant que la terre ne gronde encore. Les humains sauront la soigner. »

Cela lui fit mal de l'admettre, mais Arcanin avait raison. Dépourvu comme le canidé de feu de pouvoirs guérisseurs comme ceux de Leveinard, Dwight n'avait d'autre choix que de s'en remettre aux humains.

Hissant avec le plus de délicatesse possible la jeune femme inconsciente sur son large dos, Dwight suivit à son tour Arcanin tandis que le Pokémon Feu les guidait dans la direction d’où ils étaient venus.

Mais alors qu'ils approchaient du rocher qui les avait accueillis à leur arrivée, un craquement sinistre retentit, au moment même où le sol recommençait à vibrer. Arcanin, par réflexe, se campa sur ses quatre pattes, chose que ne pouvait hélas pas faire Dwight. Déséquilibré, il tituba comme un Spinda, cherchant désespérément à rester debout sans lâcher Rose.

pffffFFUUUÎÎÎÎT !!! Un autre jet de vapeur surgit des entrailles de la terre, touchant Dwight à la jambe gauche. La brûlure, intense, lui arracha un cri, et il se sentit tomber. Dans un éclair de lucidité au milieu de l’aveuglement de la douleur, il parvint à se contorsionner au dernier moment pour éviter d’écraser Rose dans sa chute. Les deux amis roulèrent au sol comme des poupées de chiffons. Les yeux emplis de larmes, la gorge sèche à cause de la chaleur et de la fumée, Dwight parvint à se mettre à genoux, péniblement.

« ATTENTION ! »

Dwight vit le rocher foncer sur eux une seconde avant que l’aboiement d’Arcanin ne parvienne à ses oreilles bourdonnantes. Pas le temps de réfléchir. Tout son être n’était plus focalisé que sur une seule chose : survivre. Et pour cela, il lui fallait laisser parler son instinct de Pokémon.

Comme au ralenti, son museau plat s’allongea, tandis que son corps tout entier se couvrait d’un pelage noir charbon. Ses cheveux devinrent une crinière noire parsemée de mèches rouges, à l’image du ciel nocturne illuminé par les premières coulées de magma crachées par la terre gonflée. Enfin, des crocs blancs et aiguisés se découvrirent lorsque Dwight retroussa les babines et libéra un puissant Vibrobscur, qui pulvérisa le rocher en plusieurs morceaux. Les débris s'écrasèrent autour d'eux tels de mini-météores, sans toucher qui que ce soit.

Suite à cela, il y eut une accalmie, au cours de laquelle ne résonnaient plus que le hurlement du vent, le souffle haletant de Dwight, et le reniflement mi-surpris, mi-soulagé de l’Arcanin.

Était-ce dû à la douleur qui irradiait dans sa jambe ? Ou bien son instinct de survie qui lui criait de quitter cet endroit où l'odeur de la mort était omniprésente ? Toujours est-il que Dwight se redressa comme un ressort, faisant fi de sa blessure et de la perte de son illusion.

« V-vite ! Il faut partir, rejoindre...
— Dw…Dwight… ? »

La voix faible et ténue de Rose eut sur le Zoroark l'effet d'une douche froide. Son regard croisa celui de l’humaine ; là, il vit dans ses prunelles noisette le reflet de la créature qu'il avait toujours voulu dissimuler, cette image de Pokémon qui l'accompagnait depuis le jour de son évolution. Dwight prit alors conscience de ce qu'il avait fait. Pas uniquement du fait qu'il venait de se transformer devant Rose. Mais de la gravité de son mensonge. Du poids des conséquences qui suivraient sa mise au jour de toute manière inéluctable.

Humaine et Pokémon restèrent ainsi pétrifiés, incapables de la moindre réaction alors qu'autour d'eux, le monde s'écroulait.


***

Auguste tentait d’ignorer les cris de protestation de ses articulations usées par le temps tandis qu’il tâchait de mettre un peu d’ordre dans l’évacuation qui se préparait ; si tant est qu’un peu d’ordre soit réellement possible dans ce chaos généralisé. Le rugissement du volcan, les cendres grises qui irritaient les gorges, la fumée toxique qui recouvrait le ciel, les morceaux de roches brûlantes qui parfois s’écrasaient sur la ville telles des météorites, la chaleur sèche des multiples incendies, et avec ça la coulée de lave qui se rapprochait… C’était l’apocalypse. La fin du monde. Comment vouliez-vous que la population évacue dans le calme ? Ils couraient pour leurs vies comme des déments, et Auguste ne pouvait pas vraiment leur en vouloir.

Premier des dresseurs Pokémon de l’île, il avait tenté de fédérer autour de lui le plus grand nombre d’utilisateurs de Pokémon et de les répartir selon leurs types et leurs capacités à diverses tâches. Ainsi, les Pokémon Sol et Roche tentaient de retenir la coulée de lave. Les Pokémon Eau ne savaient plus où donner de la tête pour contenir les multiples foyers d’incendies ci et là, en espérant sauver des personnes prises au piège des flammes. Les Pokémon Vol faisaient ce qu’ils pouvaient pour repousser autant que possible les émanations toxiques du volcan avec leurs bourrasques. Et tout le reste aidait les habitants à évacuer. Mais un nouveau problème se présenta très vite, et pas des moindres.

« Quatre heures ?! Ils se fichent de nous ? »

Voilà ce qu’Auguste s’était exclamé quand le capitaine du petit ferry qui faisait la liaison entre l’île et le continent lui avait annoncé la réponse des autorités de Kanto à leur demande immédiate d’aide.

« Ils m’ont dit qu’ils ne pouvaient pas faire plus vite, étant donné les moyens qui seront nécessaires pour l’évacuation de l’ensemble des…

— Mais, sacré nom d’Arceus, on ne leur demande pas d’attendre de réunir la foutue armée pour commencer à se mettre en route ! Un dresseur utilisant Surf sur son Pokémon ne mettrait que trois quarts d’heure à arriver en partant de Parmanie ! Qu’ils envoient tous les Pokémon et les hélicos qu’ils peuvent, pour que l’évacuation commence au plus vite ! Mieux vaut qu’elle se déroule petit à petit plutôt que d’un coup mais trop tard !

— Les autorités ne veulent pas demander aux dresseurs, fit piteusement le capitaine. Ils ne veulent pas prendre la responsabilité si l’un d’entre eux venait à mourir sur place… »

Auguste jura dans sa barbe contre les abrutis de fonctionnaires du continent.

« Et la responsabilité d’avoir laissé cramer plus de quatre mille habitants, ils la prendront ? Laissez-moi utiliser votre radio. Je vais contacter directement Samuel Chen, de Bourg-Palette. »

Auguste était bon ami avec le vénérable professeur de Kanto. Jadis un dresseur d’élite, Chen avait toujours conservé un large réseau de dresseurs Pokémon, et il savait que sur sa demande, des centaines arriveraient à Cramois’Île dans l’heure pour venir aider. Mais avant qu’il n’ait pu se frayer un chemin à travers les habitants terrifiés qui se tassaient sur le ferry, impatients de prendre le large, la terre trembla une nouvelle fois, manquant de renverser le navire tant les flots s’en retrouvèrent déchaînés. Et la pluie de blocs de magma recommença de plus belle. Auguste jura une nouvelle fois, puis secoua la tête.

« Non, finalement, partez immédiatement, n’attendez pas. Contactez Chen vous-même quand vous serez assez loin pour ne pas vous recevoir un morceau du volcan à la figure. Les îles Écume sont plus proches que Bourg-Palette. Allez mettre tous ces gens à l’abri là-bas, et revenez au plus vite.

— Venez avec nous, Auguste, le supplia le capitaine. Vous serez plus à même de convaincre les autorités de Kanto, et vous êtes quelqu’un d’important…

— Foutaises. Je ne suis qu’un vieux avec un pied dans la tombe, et je ne quitterai mon île que quand tout le monde sera en sécurité.

— Mais… »

En dépit de son âge avancé, le vieil homme prit le capitaine par les épaules pour le secouer.

« Il y a deux cents personnes sur votre bateau ! Vous avez la responsabilité de leurs vies ! Alors fichez le camp, foutre et double foutre ! »

Il n’attendit pas la réponse du capitaine pour quitter le bateau et remettre pied à terre. Les personnes qui étaient encore à quai hurlaient et faisaient des coudes et des poings pour tenter d’embarquer à tous prix. Auguste prit sa voix la plus forte pour déclarer :

« Personne ne peut plus embarquer sans risquer que le bateau ne se retourne ou ne coule ! Je sais que c’est dur, mais avec un peu de chance, des secours arriveront sous peu du continent. Restez près de la mer. Les Pokémon autour de nous nous protégeront des chutes de roches. S’il y a encore parmi vous des personnes avec un ou des Pokémon pouvant utiliser Surf, n’hésitez pas. Mais pas plus d’une personne sur un Pokémon, à moins que ce ne soit un Lokhlass. Et si jamais quelqu’un possède un foutu Wailord, sachez que je l’épouserai sur-le-champ ! »

Malgré la situation, il y eut quelques sourires à la remarque d’Auguste ; un Wailord leur aurait été sacrément utile en effet. Ce Pokémon, qui était tout simplement le plus grand connu à ce jour, aurait facilement pu prendre sur son dos une bonne partie des habitants de l’île.

La présence d’Auguste parmi eux, qui menait les opérations avec énergie et sagacité, sembla calmer quelque peu la population. Le champion d’arène tentait de faire bonne figure pour rassurer tous ces malheureux, mais lui-même était préoccupé. Dwight et son Arcanin étaient partis en plein cœur de la ville pour secourir cette fameuse Rose, et Auguste n’avait aucun moyen de savoir s’ils s’en sortaient. Il ne pouvait que croire à l’instinct de survie et à l’ingéniosité immensément supérieurs des Pokémon sur ce coup-là.

En parlant de Pokémon… Auguste, en tant qu’expert des Pokémon Feu, était familier avec une légende qui disait qu’à chaque fois qu’un volcan rentrait en éruption, c’était que le légendaire Entei, quelque part, avait poussé un rugissement. Auguste ignorait si cette légendaire était véridique ou non, mais il se promit que s’il s’en sortait, il ferait en sorte de trouver ce Pokémon et de lui enfiler une muselière de force, à titre de prévention.


***

Dwight fut le premier à se reprendre, et reprit Rose dans ses bras avant qu’elle n’ait pu protester ou tenter de poser des questions qui ne manqueraient sans doute pas d’arriver. Tant pis si elle le détestait. Tant pis si elle le trouvait repoussant ou effrayant. Tant pis si elle lui crachait à la figure qu’il l’avait trompée, qu’il s’était joué d’elle. Tant qu’elle survivait à cela, le Zoroark accepterait stoïquement son mépris.

Mais sa jambe gauche, blessée suite à un jet de vapeur brûlant, ne semblait plus capable d’à la fois soulever son poids et celui de l’humaine. Pitoyable… Le Pokémon n’avait jamais aimé les combats et encore moins y prendre part, mais peut-être aurait-il dû un peu plus s’entraîner, pour ne pas en être réduit à s’écrouler à la moindre blessure. Il y avait que peu d’humains qui avaient compté pour lui, et Rose en faisait partie. Hors de question de la laisser mourir. Pas après avoir laissé mourir Terrence. Pas une nouvelle fois…

Serrant les dents, il la souleva jusque sur le dos d’Arcanin, et visiblement, Rose était encore trop sonnée par la situation et les événements pour pouvoir émettre le moindre son. Alors qu’une partie du plafond menaçait de leur tomber dessus, et que la chaleur commençait à faire exploser tout ce qu’il y avait en verre aux alentours, Zoroark sentit soudain une présence qui lui hérissa les poils. Non, pas une : plusieurs, qui se dirigeaient vers eux. Arcanin avait relevé la tête et commençait à grogner, son instinct de Pokémon l’ayant lui aussi prévenu.

Plusieurs taches rouges et orangées sortirent des multiples fissures du sol, leur corps en ébullition. Il s’agissait d’une vingtaine de Limagma, ces Pokémon Feu semblables à des limaces de lave. Bien qu’ils soient rares à Unys, Dwight en avait vu suffisamment dans l’arène d’Auguste pour les reconnaître. Mais ceux-là, à l’inverse de ceux qu’utilisaient les dresseurs qui protégeaient l’arène, n’étaient nullement dressés, et devaient même n’avoir jamais vu d’humains ou de Pokémon non-Feu de leur vie. Ils devaient vivre dans les entrailles de Cramois’Île, et l’éruption du volcan les avait fait sortir au grand jour. Dwight ne sentait aucune malveillance particulière qui se dégageait de ces Pokémon volcaniques, mais il était clair que les Limagma les tueraient sans chercher à le vouloir, juste en sortant en masse en dessous d’eux. Leur température corporelle était peu ou prou celle de la lave, et Dwight savait que s’il marchait par mégarde sur l’un d’entre eux, il aurait assez vu sa patte…

« Dégagez ! » grogna l’Arcanin d’Auguste dans sa langue.

Si les Limagma l’avaient compris, ils n’en montrèrent aucun signe, continuant de sortir du sol et de se mouvoir lentement, laissant une traînée de flammes et de matériaux fondus derrière eux. Dwight ne laissa pas Arcanin épuiser ses attaques sur eux ; de toute façon, le feu n’aurait pas fait grand-chose à leur corps en ébullition. Le Zoroark poussa un rugissement sauvage, et une onde rougeâtre sortit de son corps, frappant tous les Limagma à la ronde. Explonuit était pour ainsi dire sa plus puissante attaque. Il la possédait naturellement, mais n’avait jamais vraiment eu à s’en servir. Il avait même douté en être capable. Et s’il n’y avait eu que lui face au Limagma, il n’y serait certainement pas parvenu. Mais pour protéger Rose, il se sentait capable de faire n’importe quoi.

Cependant, l’attaque Ténèbres n’eut pas l’effet escompté. Certes, les Limagma se retrouvèrent un temps sonnés, mais de nouveaux commencèrent à apparaître, et ceux que Dwight avait touchés reprirent bien vite leur reptation, comme si de rien n’était. Ils étaient trop nombreux. Dwight pourrait sans doute venir à bout d’un certain nombre d’entre eux, mais les deux Pokémon et l’humaine allaient immanquablement se retrouver ensevelis sous cette masse. Si Dwight avait pensé qu’Arcanin aurait pu s’en tirer avec Rose, il lui aurait dit de fuir au plus vite. Mais avec l’humaine à moitié consciente sur le dos, il ne pourrait pas sauter bien haut, et un mouvement trop brusque ferait tomber Rose.

Ils devaient s’ouvrir un chemin, mais Dwight n’en discernait pas le moyen. La puissance brute n’aurait servi à rien dans cette situation. Il devait alors renoncer à ses pouvoirs ou à sa force physique pour faire fonctionner sa tête. Terrence le lui avait souvent dit. Dwight se souvint justement d’une de ses phrases, qu’il avait prononcée après avoir proposé au Zoroark un casse-tête humain d’apparence insoluble.

« On dit souvent que la fin justifie les moyens. Mais je n’aime pas trop cette phrase. Moi, je dirai plutôt que les moyens justifient la fin. Il peut y avoir plusieurs solutions à un problème donné, mais il y a toujours qu’un seul moyen de parvenir à ces solutions : faire travailler sa matière grise. C’est un cheminement de pensées qui nous amène à un résultat. Les solutions les plus simples sont souvent celles qui fonctionnent le mieux, mais encore faut-il les trouver. J’ai pour habitude de toujours revenir aux choses basiques, qu’on a souvent tendance à oublier. Quand tu es en difficulté, souviens-toi d’abord de qui tu es, de ce que tu es. »

Ce qu’il était… Oui, c’était pourtant évident. Il était Zoroark, le Maître des Illusions ! Il pouvait être tout ce qu’il désirait, ou du moins, il pouvait le faire croire à ceux qui l’entouraient. Dwight imprima donc dans son esprit l’image d’un Crapustule, un Pokémon Eau et Sol à l’allure peu distinguée qu’on pouvait croiser à Unys. Il imagina le Crapustule, baignant dans une eau boueuse, son corps défiguré par de multiples boutons énormes. Et du fait de ses pouvoirs d’illusion, l’image prit vie dans l’esprit de toutes les personnes alentours. Arcanin fut un moment surpris, et les yeux de Rose s’écarquillèrent un peu plus.

Mais ce n’était pas eux que Dwight voulait toucher. Il avait pris cette apparence pour une seule raison : décourager les Limagma d’approcher. En tant que Pokémon Feu, ils craignaient doublement un Pokémon Eau et Sol comme Crapustule. Le souci, c’est que ces Limagma n’avaient jamais dû en voir un vrai de leur vie. Toutefois, ils avaient une intelligence suffisante pour reconnaître un Pokémon dangereux pour eux, rien qu’en voyant l’eau illusoire autour de lui. Les limaces de lave s’arrêtèrent un moment, puis firent demi-tour, libérant peu à peu un passage pour Rose et ses deux protecteurs.

Dwight, toujours sous son illusion de Crapustule, avança aux côtés d’Arcanin pour maintenir les Limagma à distance, et quand enfin ils les eurent semés, il laissa tomber son illusion et se mit à courir aussi vite que ses pattes de renard le lui permettaient. Dwight n’osa pas tourner son regard vers Rose une seule fois. Il ne voulait pas lire le dégoût dans ses yeux, qu’elle devait probablement ressentir en ayant vu son ami humain se transformer en carnivore crépusculaire puis en crapaud géant hideux.

Dwight comprit toute la puérilité d’avoir voulu vivre parmi les humains en se faisant passer pour l’un d’eux. Il leur avait menti à eux, mais aussi à lui-même. Il avait fui ce qu’il était réellement, par lâcheté. Se comporter comme un humain et réussir plus ou moins à parler comme eux ne faisait pas de lui un humain pour autant. Ce n’était qu’un simulacre d’existence, une plaisanterie. S’il était assez stupide pour se l’infliger à lui-même, il n’avait aucun droit de l’infliger à Rose et à Auguste. S’il parvenait à quitter l’île entier, il ferait ses adieux aux deux humains pour redevenir ce qu’il avait toujours été, ce qu’il devait toujours être : un Pokémon solitaire qui fuyait tout contact en se protégeant avec ses illusions. Tel était son destin.


***

Et si finalement tout ceci n'était qu'un rêve ? Cette théorie se défendait après tout. Encore sonnée, Rose essayait de remonter l'enchaînement logique des événements de la soirée, mais son esprit épuisé peinait à y parvenir. Pourquoi était-elle si fatiguée ? Elle travaillait trop depuis quelques temps, forcée d'effectuer seule les tâches de deux personnes par manque de personnel.

"J'ai besoin de vacances" songea Rose, la joue posée sur la crinière de l'Arcanin.

La jeune femme battit des paupières un instant, avant de replonger dans ses réflexions. Un rêve. Elle se trouvait encore au cinéma. Le volcan n'était pas entré en éruption, ce n'étaient que les bruits du film qui lui parvenaient déformés et se mêlaient à ce mauvais songe. Elle avait dû s'endormir sur son bras gauche, voilà ce qui expliquait la douleur vive qu'elle ressentait. Quant à Dwight...

Pourquoi imaginait-elle Dwight en Pokémon ? Peut-être parce qu'il n'agissait pas comme les autres ? Il avait quelque chose de candide en lui. De sauvage, aussi.

Une larme coula le long de sa joue. Non, tout ceci était bien réel. L'éruption, le danger, la souffrance, la catastrophe imminente, Dwight... Rose ravala un sanglot. Elle devait être forte et prendre sur elle, car pour quitter l'île, elle aurait besoin de puiser dans toutes ses ressources.


***

Dwight dit à Arcanin d'aller retrouver Auguste, auprès de qui il serait plus utile à l'île. Lui devait sauver Rose, il pouvait la porter et filer.

Que les Limagma restent dans l’institruc le plus longtemps possible... Dwight courait de toutes ses jambes ou pattes, ce n’était plus très important à présent. Il n’était ni humain, ni Pokémon, en fin de compte, une pâle copie de chaque, un mauvais croisement ; plus tout à fait complètement l’un ni tout à fait entièrement l’autre, il n’était légitime nulle part. Toute considération sur son avenir vite envolée, il se contentait de courir. La sauver était primordial, qu’importe qui s’en chargeait, et si c’était un imposteur.

Et puis, il fallait qu’il lui explique.

La course était éperdue. Sa jambe blessée boitait en dehors de sa volonté, et exagérément ; le sol accidenté se balançait au gré des convulsions de l’île, imprévisibles et saccadées, Dwight ballottait son corps dans un monde de mouvements violents, dangereux. Au plus vite. Rien n’était net, rien n’était stable. Les grondements sourds emplissaient l’air de fumée, irrespirable, d’un gris nocif. La chaleur lui brûlait les joues, lui brûlait les membres, faisait fondre des muscles tendus à en claquer. Il ne respirait plus, ou ne s’en rendait plus compte. L’air était saturé de poussière et poisseux. Le seul point de repère était Rose, qu'il serrait contre lui à toutes pattes... griffes ?

Sa tête pendante au bout d’un cou sans volonté lui fit peine à voir. Il la recala un peu, trébucha et continua.

Il ne savait pas trop où le portaient ses pattes. Loin. Il connaissait bien l’île, quant à la reconnaître… mieux valait longer la mer pour retrouver Auguste, mais où était la mer ? Il tomberait bien dessus. Dedans, même, espérait-il. La chaleur était forte, captée par sa fourrure.

Le mot "drame", appris de Rose pendant le film, lui tapait dans la tête comme une mauvaise migraine. Il ne se souvenait déjà plus de l’exacte définition, mais ça lui paraissait bien pour désigner la situation. Peut-être que quelqu’un le filmait en ce moment pour qu’on suive son aventure sur un écran blanc dans une salle noire, qu’il se disait dans un instant de naïveté. Ça rendrait peut-être les spectateurs empathiques. Ce serait plutôt bien.

Les pierres roulaient tout autour, mais la fumée se faisait un peu moins âcre, un tout petit peu. Il ralentit, s’arrêta un instant, et reprit. Il ne sentait plus ses muscles, peut-être avaient-ils bel et bien fondu. Il procédait à présent en regardant le sol, devant lui, il se donnait toutes les quelques foulées un point de repère à atteindre : il pourrait ne plus rien sentir, être à deux griffes ou moins de s’écraser au sol, mais il atteindrait ce caillou-là. Puis cette touffe d’herbe. Puis ce bout de tôle qui traînait plus loin. Il progressait ainsi. Toujours aussi vite, malgré le poids, le sol…


***

…Le sol n’était pas droit. Rose le voyait prendre des formes bizarres, tout en bougeant, ou était-ce la chaleur montante qui en faussait les lignes ? Tout était flou de toute façon. Elle ne devait pas avoir ses lunettes. Ce serait une raison. Elle aurait dû aider Dwight. Il était toujours là, bien sûr. Elle ne le voyait pas car tout était en branle. Mais elle pensait qu’il était là car on la serrait et elle se déplaçait. Il courait avec elle on dirait ?

Elle devrait avoir des forces pour se mettre debout et le faire seule. Elle ne voudrait pas être un poids pour Dwight. C’était Dwight ? C’était un Pokémon. Mais aussi Dwight, c’était un peu étrange. Oui alors, il faudrait qu’elle coure seule, mais elle ne pensait pas avoir la force nécessaire pour cela. Elle les ralentirait. Peut-être ? Peut-être pas. Quelle était la meilleure solution ? Elle devait l’aider. Mais elle risquait de le gêner davantage.

Alors elle sombra sans y prendre garde.


***

Dwight pensait au voyage que Rose lui avait promis. Il n’aurait sans doute pas lieu. Il ne savait pas ce qui aurait lieu et espérait juste qu’il allait la sauver.

Il avait passé trop de temps assis sur une chaise blanche…

Assis, il n’avait rien pu faire de plus, c’était la seule chose. Il avait regardé Terrence, il avait beaucoup pensé, il l’avait beaucoup regardé. Terrence s’était dépêché de lui apprendre la langue des humains, en réalité ; il n’avait pas compris pourquoi son idée était si soudaine, pourquoi il avait tout de suite tout fait pour la mettre en œuvre, pourquoi il avait tant tenté en si peu de temps. En réalité, Terrence se dépêchait car il était malade.

Dwight ne connaissait pas vraiment l’idée de maladie dangereuse. Elle était finalement tombée d’un coup, et à partir de là, il n’avait rien pu faire d’autre qu’être assis et regarder. Terrence était resté endormi très longtemps, il frémissait rarement, reprenait conscience pour lui parler encore moins souvent, et à peine plus longtemps. Il avait maigri, dépéri sous ses yeux, Dwight n’avait pas pu l’empêcher de tomber, n’avait pas pu retenir la couleur blonde de ses cheveux, ou le dernier éclat de ses prunelles.

Rose ne dépendait que de lui, il la sauverait. Il le pouvait.

L’air se faisait moins gris, il leva donc les yeux : le port ! Bientôt le port apparaîtrait, il reconnaissait la rue, pas trop défigurée. On était plus loin du volcan. Ce serait l’endroit parfait pour le rassemblement, pour l’évacuation ! Il prêta une oreille bourdonnante à d’éventuels bruits humains : des voix montaient de là-bas. Plutôt des cris. Mais ils étaient là, avec Auguste sans doute, on l’aiderait, on le tiendrait debout, on porterait secours à Rose. Il accéléra encore le pas.

Maintenant, tout serait plus facile.

Pour une fois, la foule représentait son espoir. Il eut la rapide pensée de se retransformer, de retrouver sa forme humaine pour se fondre dans la masse, tout faux qu’il puisse être. Cela ne resta qu'une pensée.

« Mais..! »

Le port était encore un peu loin, la voix venait de derrière lui. Pétrifié, son cœur s’arrêta ; puis son museau pointu, ses yeux effilés se tournèrent lentement vers l’interpellation.

Guido avait perdu son visage neutre. Entre la suie, on ne lisait que terreur, stupéfaction et hargne…

« Hey ! Lâche-la sale bê… »

Le cri paniqué du guide des arènes mourut au fond de sa gorge, dissous par un soudain regain lucide qui le pétrifia. Son regard aggravait encore son étreinte sur le monstre élancé face à lui, qui, les pattes encastrées dans le goudron, restait sur la défensive, dans l’attente des premiers états d’âme adverses pour bouger.

« Dwight, c’est… espèce de salaud… » crachota Guido en compressant une éraflure qui parcourait son bras gauche.

Le Zoroark étouffait de plus belle dans les cendres, et des tremblotements déments se saisissaient de ses membres roussis. Comment pouvait-il savoir ?

Son masque s’effritait en un crissement horrible ; être découvert par Auguste était encore rassurant, mais Guido, et Rose… désemparé, il geignait en son cœur qu’elle ne l’eut encore point dévoilé, qu’elle ne pense qu’à un rêve…

D’ordinaire stoïque et peu enclin à la parole, l’homme était devenu furieux, bouillait de mépris, de frustration. Du quadragénaire serviable et avenant, le reflux chimérique s’était extrait, comme si, à la manière du volcan, des années d’impulsivité proscrite refaisait surface dans des gargouillis terribles.

Humain, Guido l’était redevenu à l’excès. Il frappa du pied sur l’asphalte tout en laissant sa hargne exploser en des moulinets fous de ses bras meurtris. Un long soupir interrompit ses spasmes, précédant une voix grave, acariâtreté mélangée à un magma d’adrénaline.

« Ah, tu veux fuir maintenant ?! En te voyant, j'ai bien cru à un vrai Pokémon, mais avec elle dans tes sales pattes, et ce regard pitoyable, tout s’explique… oui, tout s’explique désormais ! Tout ce temps aux basques du champion, à papillonner autour de la petite secrétaire, à errer comme une bête dans ce petit logement, à tripoter comme un débile les objets trop humains pour toi, crevure ! Tu peux être fier, oui ! Trèèès fier de toi ! Tu as réussi à tous nous berner, à nous prendre pour des imbéciles durant des mois, des mois ! Et Auguste t’avait même dans ses bonnes grâces, petit salopard ! »

Le jeune imposteur eut envie de courber l’échine, s’incliner, s’étendre piteusement au sol pour fondre en larmes. D’une œillade fuyarde, il cherchait fébrilement un endroit, non pour se défaire du Guido prédateur, mais pour y pleurer. Déverser le fardeau qui brûlait ses épaules le fit décrocher des diatribes caustiques du second d’Auguste, et mut malgré lui ses pattes lentement, pour reprendre la direction de l’océan.

« Arrête-toi, ordure ! le stoppa l’homme mûr, un morceau de poteau calciné dans son poing. Tu comptes te carapater avec elle, nous voler un esquif et partir assouvir tes pulsions ! Lâche-la, sale monstre ! »

Au pas mesuré d’un prédateur, Guido arriva à hauteur du Zoroark qui timidement recouvrait de son corps son amie, feignant de la protéger en tremblant.

La main de l’homme se tendit vers son épaule, faussement conciliante, pour empoigner l’articulation fondue et la secouer violemment. Dwight se défendit du peu d’ardeur lui collant encore dans les entrailles, mais chancela quand un vicieux coup de bâton heurta sa jambe roussie, l’amenant dans la poussière avec sa protégée.

En tombant, l’illusionniste parvint à agripper la jambe de son tortionnaire dans un élan de hargne, et l’entraîna au sol dans un gémissement enragé.

Une vive douleur saisit le jeune imposteur au bassin, se logea dans l’os en explorant la chair alentours. S’appuyant difficilement sur ses bras, il constata un morceau aiguisé de roche percer sa hanche, et se loua de l’avoir reçu en lieu et place de Rose.

L’angoisse lui déchira de nouveau le cœur lorsqu’il réalisa que la jeune femme n’était plus entre ses bras, et une inquiétude encore plus forte lui vint lorsqu’il l’aperçut à genoux à quelques mètres. Sa frêle silhouette titubait dans les voiles de feux de l’île incendiée, tremblait à la moindre exhalaison soufrée des cendres qui frappait sa peau meurtrie.

Ses yeux s’ouvrirent, et un univers réapparut à Dwight, y trouvant malgré la fatigue, la douleur et la panique qui les cernaient un incommensurable espoir.

Dressée sur ses jambes grelottant rythmiquement sous des spasmes dolents, la jeune femme regarda sans un mot autour d’elle, perdue entre le ciel d’encre balafré de flammes et l’odeur capiteuse du béton fracturé... lorsqu’enfin elle croisa l’œil bleui du Zoroark, cet espérance qu’il avait ressenti mourut prématurément.

Le fard de la honte recouvrit la face de Dwight, se mêla aux touffes de poils noirs et à la chair à vif partiellement calcinée en une étreinte qui l’étouffait, comme s’il surgissait là de l’enfer de l’archipel, le fruit ordurier du volcan.

Il ne put pleinement appréhender la nature du regard. Était-ce là désillusion, compassion rebutée, simple coup d’œil absent… son visage redessiné par la crainte noyait toute haine ayant pu transparaître.

« ROSE ! Écarte-toi de ce monstre ! » lui vociféra Guido à peine debout.

Une détonation retentit une énième fois, ceinturant le volcan d’une traînée rouge sur toute sa circonférence.

« D-Dwight… murmura sans bouger la jeune femme, sortie semblait-il d’un long rêve.

— Laisse-le au sol, ne t’avise pas de le relever ! Il nous dupait depuis le début, il simulait une forme humaine ! Et maintenant son instinct de charogne veut le faire survivre : il nous tuerait pour cela ! Rose ! »

Le guide des arènes avançait malgré les secousses de la terre, tendait sa main vers la demoiselle en lui signifiant de détourner le regard du Polymorfox gisant à terre. Or Rose, écartelée entre le feu et la terreur, dardait ses yeux nus sur l’amas de fourrure sang et encre à bout de force, au souffle sans cesse plus difficile et constellé de brûlures.

« Nous… nous le savions tous les deux, Auguste et moi ! cria-t-elle comme elle le put.

— Qu’est ce que tu dis ?!

— Dwight est un Pokémon, oui ! Nous… nous étions dans la confidence pour lui éviter le rejet ! Nous ignorions son but, mais s’étant trahi tout seul, nous ne pouvions douter de sa bonté et de sa sincérité à vivre parmi les humains !

— Tu ne sais pas ce que tu dis ! C’est un intrus, un parasite ! S’il tenait tant à vivre parmi les humains, pourquoi n’est-il pas resté sous sa forme et laissé apprivoiser par un dresseur ? Il te ment, il cache sa vraie nature ! Pourquoi à ton avis ?! POURQUOI ?! »

Rose eut un bref mouvement de recul, cramponna son ventre de ses doigts écorchés. Elle chercha plusieurs secondes les yeux de son ami, de cette bête souffrante paraissant sortie d’une lutte infernale, et l’incompréhension ruisselait sur son visage en autant de perles amères.

Dwight, lui, ne cherchait plus son regard, et l’air résigné ne montrait ni désespoir ni larmoiements. Il dissipait l’idée de tout coup bas, déposait au sol sa candeur comme si celle-ci était une arme. Il voulait, non, il devait être châtié.

« Écarte-toi maintenant : je l’assomme et on s’en va en vitesse. Tu te sens capable de courir ? »

Tandis que ces mots heurtaient l’oreille de la jeune femme, Guido brandit d’un seul bras le morceau de pylône électrique au-dessus du Pokémon, lequel exposa calmement la nuque. L’image apparut à son tour, frappa Rose comme une gifle.

Ses amas de pensées confondues se heurtaient, ballottées par les frissons de ses muscles et le feu sporadique de la montagne qui grillait sa rétine. Son corps se raidit entièrement dans une douleur singulière ; elle voulut fuir, se réveiller et quitter ce chaos de lave et de vacarme...

L’homme abattit froidement son arme, quand un choc le heurta à la hanche droite, faisant basculer le ciel et les ruines. Un son résonna puissamment dans son crâne, puis l’obscurité s’abattit.

Guido était étendu à terre, sa tête ramenée vers son torse par un cou disloqué. Surpris, Dwight se releva comme il put, ignorant le fragment de pierre qui se mouvait dans son bassin…

Rose ceinturait le corps inerte, le visage crispé. Couverte de suie, elle se redressa difficilement, puis d’une vigueur désemparée, tendit sa main délicate au Zoroark.

« Il ne devrait pas pouvoir nous poursuivre. C’est le moment ou jamais, suis-moi ! »

Dwight fixa longuement la main de son amie. Il ne comprenait pas. Il y avait tant de questions qui se bousculaient dans son crâne, mais impossible de les formuler avec des mots. Il ne restait que cette désagréable incompréhension qui l'engourdissait.

Rose se mordit la lèvre inférieure. Elle voyait bien que Dwight n'osait pas la regarder en face. Comment réagir ? Au-delà de tout ce que ce trentenaire timoré imaginaire représentait pour elle, Rose sentait qu'elle ne pouvait pas continuer à traiter le Zoroark comme un être humain, pas plus qu'elle ne l'appréhendait comme un Pokémon. Ce n'était qu'une pauvre créature terrorisée, prête à se laisser assassiner par une humanité abjecte.

La jeune femme s'approcha de Dwight et le serra délicatement dans ses bras. Ni elle, ni lui ne prononcèrent le moindre mot. Personne ne fit le bilan de ses pensées, de ses sentiments, de ses craintes. Cette étreinte ne se voulait rien d'autre qu'un bref moment de réconfort en pleine catastrophe. Une nouvelle fois, la présence de Rose suffit à calmer Dwight.

La fureur chthonienne secouant les entrailles de l'île redoubla bientôt de puissance. Une langue de feu, plus haute que les précédentes, jaillit du volcan en une terrible explosion. Dwight la ressentit en premier, instinctivement, à travers chaque centimètre carré de son anatomie. Il se redressa d'un bond, son amie dans les bras. Puis Rose vit avec horreur la colonne incarnat s'élever dans le ciel. Elle saisit le Zoroark par l'épaule et tous deux se ruèrent en direction du port en se soutenant mutuellement.

Leur course zigzaguait entre les débris au sol, rendant difficile leur tentative de garder un semblant d'équilibre. Il ne fallut pas plus de dix mètres pour que le Pokémon Polymorfox ne s'écrasât face contre terre. Brûlé, battu, épuisé, il tenta de se relever, pour retomber lourdement trois pas plus loin. Ses pattes meurtries ne pouvaient plus le soutenir et il n'avait plus la force de ramper jusqu'au port.

« Je suis désolée, Dwight ! »

Rose avait hurlé pour se faire entendre dans ce vacarme de fin du monde. Le Zoroark leva péniblement les yeux vers la jeune femme. Elle tenait dans ses mains une Poké Ball, dérobée à Guido quelques minutes plus tôt "au cas où". Dwight ne réagit pas. Il savait pertinemment que Rose ne pourrait pas le capturer. Il possédait toujours la Poké Ball dans laquelle Terrence l'avait enfermé à leur première rencontre. Le Zoroark l'avait conservée pour ne jamais retomber sous le joug d'un dresseur. Elle se trouvait dans ses affaires, à l'arène Pokémon.

La jeune femme lança la capsule bicolore. En dépit d'une myopie marquée, elle n'eut aucun mal à viser le corps fatigué du Zoroark à cette distance. La Poké Ball le toucha à l'épaule, s'ouvrit et...

Les yeux du Pokémon Polymorfox s'écarquillèrent. Il n'avait pas oublié cette sensation unique de perdre sa contenance, sa tangibilité. Il jeta un regard surpris à son amie tandis qu'il disparaissait sous la forme d'un rayon lumineux à l'intérieur de la sphère rouge et blanche. L'arène de Cramois’Île n'avait pas échappé au bombardement volcanique ; de la Poké Ball de Terrence, il ne restait que des miettes brûlantes.

Sans perdre un instant, Rose s'empara de la capsule de capture et courut aussi vite qu'elle le put, en direction du port.


***

Ce ne fut que lorsque le bateau eut disparu dans l'obscurité et qu'une trentaine de Pokémon aquatiques eut pris la mer en direction du nord qu'Auguste s'autorisa un inaudible soupir de soulagement. La situation demeurait catastrophique, mais savoir qu'une partie de la population était hors de danger permettait au champion de garder son sang-froid.

S'il n'avait su retenir quelques imprudents de quitter l'île à dos de Roucarnage, ces derniers avaient réussi à s'enfuir vers le continent sans être touchés par un projectile incandescent. Presque tous les habitants étaient parvenus à rejoindre le port sans encombre, aussi Auguste se devait de les maintenir dans un état de calme relatif en attendant le retour du capitaine des Îles Écume. Presque tous, ce qui n'incluait pas Dwight, ni Rose. Arcanin était revenu seul. Le vieil homme commençait à s'inquiéter lorsque quelques voix s'élevèrent derrière lui.

Une silhouette titubante se découpa dans la pénombre, laissant apparaître la fille de la mairie sans ses lunettes, le visage sale, les cheveux noircis de suie. Vidée physiquement et émotionnellement, elle s'effondra dans les bras du champion qui accourut à sa rencontre.

« Et Dwight ? » murmura Auguste dans son oreille.

Le regard du moustachu se posa sur la Poké Ball que Rose tenait fermement dans sa main droite.

« Je vois. Il est avec toi.

— Vous le saviez ? haleta la jeune femme.

— Et toi ? »

Rose fondit en larmes. Sans le vouloir, son bluff avec Guido avait un fond de vérité. La jeune femme ne put retenir ses sanglots de se muer en spasmes tandis que les événements de la soirée passaient en accéléré dans sa tête. Le cinéma, la promesse faite à Dwight, le tremblement de terre, l'institut de volcanologie, l'éruption, l'appel d'Auguste, le choc, la perte de conscience, le Zoroark, l'illusion qui se brise, le rêve qui se termine, la rage de Guido, la Poké Ball...

Et le regard de Dwight à ce moment-là, intense. Un mélange de surprise, de peur panique, de supplication, de dégoût, de colère et, tout au fond de ses pupilles azurées, une lueur d'acceptation. Rose aurait préféré ne rien voir de tout ça. Dans un dernier gémissement, la jeune femme perdit connaissance.


***

Rose se réveilla en pleine mer. Une odeur iodée avait chassé celle du soufre. La jeune femme respira à pleins poumons. Elle s'agita bientôt en remarquant l'absence de Poké Ball dans sa main. Un bras se resserra autour de sa taille pour la calmer.

« Vous êtes réveillée ? fit une voix de quadragénaire derrière elle.

— Qui êtes-vous ? souffla Rose.

— Une dresseuse contactée par le professeur Chen pour porter secours aux habitants de Cramois’Île. Ce bon vieux Auguste m'a dit que tu avais une fièvre de Galopa, je t'emmène à Jadielle de toute urgence. Plus vite, Tentacruel !

— Je tenais une Poké Ball dans les mains... »

Sans un mot, la dresseuse du Tentacruel lui rendit la capsule contenant Dwight. Rose s'en saisit à deux mains et plaça la surface froide de la sphère contre son front brûlant. Au final, elle tiendrait sa promesse plus tôt que prévu. Ils l'auraient leur balade sur le continent. Elle apprendrait à son ami à vaincre sa peur de la foule. Ils visiteraient toutes les villes de Kanto, même les villages paumés. Oui, ils feraient tout ça le jour où Rose aurait le courage de rouvrir sa Poké Ball.

Il lui faudrait un long moment avant d'oser revoir les grands yeux clairs de son ami, qu'importe sa forme. Et en cet instant, Rose voulait simplement que cette nuit infernale se terminât enfin.


***

Salué par le chant des Roucool, le soleil laissait ses doux rayons s’infiltrer par la fenêtre entrouverte, frappant les grains de poussière qui flottaient paresseusement dans la pièce silencieuse. De temps à autre, une légère brise faisait se soulever les fins rideaux blancs tel le voile d’une jeune mariée.

Assise sur un lit spartiate mais confortable, Rose tentait d’occuper ses pensées par la lecture d’un livre, généreusement offert par l'infirmière qui prenait soin d'elle. Derrière ses lunettes fraîchement acquises – mais dont les verres n’étaient pas tout à fait réglés pour sa myopie, hélas – ses yeux noisette allaient et venaient à mesure qu’ils suivaient les mots, qu’ils suivaient les phrases, qu’ils suivaient les lignes. Au moment de tourner la page, une hésitation. De quoi traitait le précédent paragraphe, déjà ?

Rose laissa échapper un léger soupir. Rien à faire, elle ne parvenait pas à se concentrer sur sa lecture. Si ses yeux parcouraient les mots, les phrases, les lignes, elle ne voyait rien d’autre danser devant ses prunelles que les images traumatisantes des derniers jours passés sur Cramois’Île.

L’éruption. Le feu, la fumée, les tremblements de terre, les explosions.

Dwight. Et ce Zoroark qui partageait ses yeux azur profonds.

Résignée à abandonner sa lecture, Rose referma le livre, et le posa sur la table de chevet. Sa surface lisse et ronde sublimée par les rayons chatoyants de l’astre du jour, une Poké Ball reposait sur ladite table, maintenue immobile au moyen d’un socle spécial. N’osant attarder son regard sur la sphère rouge et blanche, Rose leva son frêle corps engourdi, et se dirigea vers la fenêtre. Dehors, la ville de Jadielle resplendissait, vivante et animée d’une liesse générale, tandis que les gamins jouaient sous les arbres verdoyants, manquant parfois de percuter les adultes qui se dirigeaient vers leur lieu de travail, téléphone à la main. Rose ne put s’empêcher de les envier. D’envier leur quotidien si paisible, si anodin. Le même quotidien qui avait été le sien avant que son monde ne s’effondre.

Il s’était écoulé trois jours depuis l’éruption du volcan de Cramois’Île. Trois jours pendant lesquels Rose était restée à l’hôpital, où l’avait conduite cette dresseuse possédant un Tentacruel. Cette jeune femme – Rose savait désormais qu’elle s’appelait Irène – était par la suite revenue lui rendre visite, pour prendre de ses nouvelles et l’informer du peu qu’elle avait réussi à apprendre sur la situation.

L’île avait entièrement disparu. L’éruption s’était achevée sur une formidable explosion, qui avait pratiquement tout balayé sur son passage. Tel un prédateur poursuivant sa proie sans relâche, la colère du volcan avait déclenché un tsunami, dont les conséquences – tant pour les habitants en fuite que pour ceux du continent – auraient pu être dramatiques sans l’intervention des dresseurs de Pokémon.

Ceux déjà présents à Cramois’Île au moment du désastre, et qui avaient aidé à l’évacuation de la population, avaient été rejoints par d’autres dresseurs venus du continent, envoyés sur place sur demande express du Professeur Pokémon Samuel Chen. L’éminence scientifique de Kanto, suite à l’appel de son ami Auguste, avait immédiatement contacté les nombreux dresseurs qu’il connaissait, notamment parce qu’ils avaient reçu leur premier Pokémon grâce à lui. À grand renfort de Pokémon Eau, Psy et Vol, la menace du raz-de-marée avait pu être enrayée, et les habitants évacués sans encombre jusqu’au Îles Écume. Fait miraculeux, l’un des dresseurs envoyés par Chen possédait un Wailord, dont le soutien avait été des plus précieux. Lorsqu’il l’avait retrouvé, Auguste avait serré ce dresseur dans ses bras jusqu’à ce que leurs os craquent, à tous les deux.

On recensait à présent huit morts, une centaine de blessés et deux portés disparus. Un bilan qui aurait pu s’avérer bien plus lourd sans le soutien des dresseurs et de leurs Pokémon. Grâce à eux, le pire avait été évité.

Cependant, le retour à la normale serait encore long. Rose le savait. De leur île, il ne restait aujourd’hui qu’un rocher nu, difforme, d’où s’échappait encore une colonne de cendres noire. Jamais la population de Cramois’Île ne pourrait s’y réinstaller.

Les métropolitains étaient parfaitement au courant de la situation. Et pourtant, rien de tout cela ne transparaissait dans leur comportement. Pour eux, la vie continuait à suivre son cours, comme si rien ne s’était passé. Cette insouciance, Rose la leur enviait également.

On toqua soudain à la porte. Tirée de ses sombres pensées, Rose s’empressa de répondre :

« Entrez ! »

La jeune femme fut à la fois surprise et soulagée de voir le visage familier d’Auguste passer le pas de la porte. La moustache blanche du vieil homme se souleva en même temps qu’un sourire étira ses lèvres.

« Bien le bonjour, jeune demoiselle. Comment te portes-tu ?

— Je… Très bien, merci. Plusieurs côtes cassées et une belle fracture au crâne, mais je me remets. »

Machinalement, Rose porta ses doigts au bandage qui enserrait sa tête, et l’effleura pensivement. Auguste hocha la tête, un soulagement perceptible faisant se dénouer les muscles de ses épaules.

« Tant mieux. La dresseuse qui ta aidée – Irène, je crois ? – a été récompensée pour son aide offerte aux cramoisiliens, tout comme ses confrères.

— Vous aussi, je suppose ? C’est tout de même vous qui avez mené l’évacuation…

— Ha ! Le vieux Chen et moi avons été accueillis en héros, grinça le sexagénaire, amer. Quelle bande d’imbéciles heureux. C’est tellement facile de traiter les autres en héros quand on n’a pas été fichu de se bouger le train soi-même… »

Comme pris d’un soudain vertige, Auguste se pinça l’arête du nez, en continuant de psalmodier dans sa barbe.

« Asseyez-vous, monsieur, proposa Rose en désignant une chaise près du mur. Vous devez être épuisé après tous ces… événements.

— Volontiers, merci. Je me bats nuit et jour depuis cette fichue éruption pour faire rentrer les exilés sur le continent. Les Îles Écume n’étaient qu’un moyen de mettre tout le monde en sûreté, mais on ne peut pas y vivre. Les îles sont trop petites et impossibles à aménager. Sans compter que de nombreux courants les traversent, impossible de reconstruire une nouvelle Cramois’Île. Il faut reloger plusieurs centaines de personnes sur le continent et ça, le gouvernement l’accueille en grinçant des dents. Enfin, on a déjà réussi, toujours avec Chen – je ne saurais le remercier assez – à obtenir un statut de catastrophe naturelle. Mais je dois t’ennuyer avec mes histoires…

— Oh non ! Pas du tout, voyons… Je trouve au contraire votre dévouement admirable. Mais vous devriez tout de même songer à vous reposer. »

Auguste partit d’un rire sonore qui fit sursauter la blessée.

« Ah, ma chère, apprends que la vie de Dresseur n’est jamais de tout repos ! Et c’est d’autant plus vrai lorsque l’on est champion d’arène. Tous ces gens sont sous ma responsabilité, et je me battrai jusqu’à la fin pour leur permettre de se reconstruire. »

Un silence marqua la fin de sa phrase. Rose ressentit une bouffée d’admiration pour ce vieil homme qui, derrière ses airs excentriques, cachait un cœur en or et une loyauté sans faille envers ses concitoyens.

« Au fait, avez-vous des nouvelles de Guido ? »

Auguste ne chercha pas à cacher sa surprise.

« Guido ? Le pauvre a été salement amoché, bien plus que toi. Mais heureusement, quelques-uns de mes employés l’ont trouvé juste à temps et l’ont fait évacuer. Il se trouve dans un hôpital à Céladopole. »

Rose ne put retenir un soupir de soulagement. S’il le remarqua, Auguste n’en montra rien et poursuivit :

« Son état est stable. Je suis passé le voir avant de te rendre visite. Et figure-toi qu’à peine réveillé, il m’a remis sa démission. Le bougre veut s’installer à Unys ! Tu parles d’un retournement de veste… »

Unys…

La terre natale de Dwight. Pouvait-ce être une coïncidence ? Sans doute pas. Cela dit, Rose avait bien du mal à imaginer ce qui avait pu pousser Guido à partir pour le pays qui avait vu naître la créature qu’il avait qualifiée de monstre. De monstre, et de menteur…

Comme s’il avait lu dans ses pensées, Auguste demanda :

« Comment va Dwight ? »

Rose ne répondit pas tout de suite. Comme attiré par aimant, son regard glissa jusqu’à la Poké Ball posée à côté de son livre.

« L’infirmière Joëlle du Centre Pokémon m’a rendu sa Poké Ball ce matin, dit-elle finalement. (Un temps.) Il va bien. Ses blessures sont en voie de guérison : tout ce dont il a besoin, c’est de beaucoup de repos. »

Auguste hocha de nouveau la tête. Un silence pesant s’installa dans la pièce. Détournant son regard vers les frondaisons aux multiples nuances de vert qui s’étalaient de l’autre côté de la fenêtre de l’hôpital, le champion de l’île détruite fut le premier à le briser :

« Tu sais, j’ignore pourquoi il tenait tant à s’intégrer parmi les humains. Mais cela devait vraiment être important pour lui, au point de se créer sa propre apparence humaine. »

Le visage déformé par la haine de Guido revint hanter la mémoire de la jeune femme. Ses paroles acérées tels des couperets parurent résonner encore à ses oreilles.

Prise d’un soudain vertige, Rose s’assit sur le bord du lit. Auguste la laissa reprendre son souffle avant de poursuivre :

« Mais quoi qu’il en soit, je ne pense pas que la docilité dont il faisait preuve fasse partie de son illusion. Il drapait certes son corps dans un faux, mais sa personnalité n’a jamais été altérée. J’en suis persuadé.

— … Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? »

Le vieil homme sonda un instant le visage de Rose, puis se leva et se positionna juste devant elle, la dominant de toute sa hauteur. Sentant cette présence imposante au-dessus d’elle, Rose leva timidement la tête vers son aîné.

« Si tu osais enfin le regarder dans les yeux, tu saurais ce qui me fait dire ça. Tu y verrais le Dwight que j’ai vu, et à qui j’ai fait confiance au moment d’organiser ton sauvetage. »

Rose écarquilla les yeux, lesquels commencèrent à s’alourdir sous le poids de larmes refoulées refaisant subitement surface. Mais avant que quoi que ce soit, mot ou sanglot, ne s’échappe de sa gorge, Auguste posa une main ferme mais néanmoins paternelle sur son épaule.

« Donne-lui une seconde chance. Je peux te promettre qu’il le mérite. »

Sur ce, il la salua comme à son habitude, en soulevant son chapeau blanc, avant de quitter la pièce en lui souhaitant bon rétablissement sur le ton à la fois enjoué et malicieux qui le caractérisait si bien.

Désemparée par les mots plus énigmatiques que jamais d’Auguste, Rose se tourna de nouveau vers la Poké Ball, sagement posée à moins d’un mètre d’elle. Souvent, elle s’était demandée si les Pokémon pouvaient entendre ou voir ce qu’il se passait dans le monde extérieur depuis leur capsule de fer.

Lentement, en décomposant chaque mouvement, la jeune femme contourna le lit et tendit ses doigts fins, du bout desquels elle effleura la surface lisse et froide de la Poké Ball. Elle s’en saisit ensuite et la fixa avec intensité, comme si elle espérait voir Dwight au travers. Mais la balle ne lui renvoyait rien d’autre que son propre reflet.

Donne-lui une seconde chance.

Rose ne savait que faire. Tant de questions se bousculaient dans sa pauvre tête. Tenant la Poké Ball à deux mains, elle s’intéressa de nouveau à la vie qui s’écoulait au-dehors, bien loin de ses doutes et de ses préoccupations.

L’ombre d’un Roucool passant à vive allure au-dessus de l’hôpital l’incita à lever les yeux vers le ciel. Un ciel pur couleur azur, sans aucun nuage pour venir troubler sa monotonie chromatique. Rose laissa son regard s'y perdre pendant de longues minutes, avant de reposer la Poké Ball sur son socle, et de replonger sous ses draps. Elle médita longtemps les paroles d'Auguste, avant que le sommeil ne la rattrape...


***

Dwight n’avait aucune idée du jour qu’il était. Tout comme il n’avait aucune idée de l’heure qu’il était. Il ne savait plus rien. Enfermé dans sa prison de métal, il appréciait la sensation qui l’avait paralysé de peur, autrefois. Celle d’être à la fois tout et rien. Celle d’être à la fois perdu dans une immensité infinie et d’être confiné dans une cage.

S’il se concentrait suffisamment, il pouvait voir son corps se mouvoir dans ce vide où il ne faisait ni chaud ni froid. Mais il ne pouvait pas le sentir. Il savait que ses blessures étaient guéries, mais ne pouvait sentir leurs brûlures s’estomper. Ses sensations avaient été noyées dans l’intangibilité de son être lorsque l’humaine soigneuse l’avait réintroduit dans la Poké Ball.

En revanche, s’il y avait bien une chose que le monde impalpable de cette sphère n’effaçait pas, c’était les souvenirs. Au contraire, Dwight n’avait plus que cela à ressasser, désormais. Comme les images du livre que lui avait offert Rose, les images de sa vie défilaient devant ses yeux, tantôt heureuses, tantôt tristes. Plus souvent tristes qu’heureuses, d’ailleurs, à son grand regret. Le bonheur semblait le fuir comme la peste. Il avait vécu de bons moments aux côtés de Terrence ; hélas, celui-ci était parti bien trop vite, emporté par la maladie. Puis après son arrivée à Cramois’Île, il avait connu Rose. De nouveau, il avait embrassé une vie faite de sourires et de joies toutes simples.

Et encore une fois, tout avait basculé. L’éruption avait tout emporté. La maison de Rose, celle d’Auguste, celle de tous les insulaires. Elle avait balayé son masque, fait fondre son mensonge comme neige au soleil.

Le vide dans lequel Dwight flottait à présent n’était rien en comparaison de celui qui s’était établi dans son cœur lorsque Guido l’avait acculé, prêt à l’occire comme le monstre qu’il était. En cet instant, Dwight avait compris que quoi qu’il fasse, où qu’il aille, le malheur le suivrait partout comme son ombre. Et ce malheur s’en prenait toujours aux êtres qui lui étaient chers. D’abord Terrence. Ensuite Rose. Il avait juste voulu que ça s’arrête. De toute manière, il était fautif dans l’histoire, non ? C’était bien lui qui avait dupé Rose et tous les habitants, n’est-ce pas ? Il méritait d’être puni pour ses mensonges. Alors il s’était résigné à accepter son sort. Quoi que Guido ait voulu lui faire subir, il s’était préparé à l’encaisser.

Sauf que Rose s’était interposée. Rose l’avait défendu. Rose l’avait sauvé.

Pourquoi ? Il était bien incapable de fournir une réponse à cette question. Sans doute ne le saurait-il jamais. Tout comme jamais il ne saurait pourquoi Terrence avait sauvé ce chétif Zorua malmené par un Miasmax, il y avait tant d’années de cela. Il était bien incapable de comprendre.

Terrence… Le Zoroark aurait tant voulu lui dire combien il était désolé. Il avait sincèrement cru que le masque pourrait tenir éternellement, que tant qu’il restait sage et ne faisait pas de bêtises, il pourrait vivre avec Rose et Auguste pour toujours. Qu’il pourrait tenir sa promesse, et couler des jours heureux aux côtés de personnes qu’il aimait et qui l’appréciaient. Quel naïf il avait été. Désormais, tout était fichu. Il n’y aurait pas de seconde fois. Il resterait un paria, pour le restant de ses jours.

Soudain, un rai de lumière perça les ténèbres du monde de Dwight. Il reconnut la sensation qui l’envahit comme un brusque coup de vent : celle de sentir chaque atome de son corps s’assembler, fusionner, rendre à chaque parcelle de son organisme sa consistance. Puis vint celle de se sentir porté, soulevé par une force invisible, avant de retomber, de sentir son centre de gravité s’inverser et ses entrailles se retourner.

Lorsque l’équilibre de Dwight fut de nouveau stabilisé, il ouvrit lentement les paupières, agressé par la vive lumière du soleil. Quand enfin ses prunelles se furent habituées à cette soudaine luminosité après une longue période passée dans l’univers sombre et opaque de la Poké Ball, Dwight inspecta du regard le lieu où on l’avait relâché.

Il ne reconnaissait pas l’endroit. Mais selon lui, il se trouvait dans une sorte de clairière. Après avoir passé tant de temps sur le sol pierreux de Cramois’Île, il en avait presque oublié la douceur de l’herbe fraîche sous ses pattes. Des arbres plus grands qu’il n’en avait jamais vu se dressaient à l’horizon sur sa droite, séparant ciel et terre par une ligne crénelée vert sombre. À sa gauche, on pouvait apercevoir un bâtiment aux murs blancs, également très haut. La forme de la bâtisse rappela de mauvais souvenirs à Dwight : c’était dans ce genre de bâtiment que Terrence avait rendu son dernier souffle. Comment cela s’appelait-il déjà ? Ah oui : un hôpital.

Le cœur de Dwight manqua soudain un battement lorsqu’il s’aperçut qu’elle était là. Une expression indéchiffrable peinte sur le visage, Rose regardait le Pokémon Polymorfox sans mot dire. Une Poké Ball ouverte gisait dans sa main. La même Poké Ball dans laquelle elle avait enfermé Dwight, juste après avoir assommé Guido. Dwight n’avait aucune idée de ce qu’il s’était passé ensuite ; à son réveil, il se trouvait déjà dans une salle de soins, un Leveinard tendant ses petites pattes roses vers lui pour le soulager à coups de Vibra-Soin.

Rose se mit à genoux devant lui, comme autrefois lorsqu’elle lui apprenait la signification des mots du livre qu’elle lui avait offert, quand son travail ne l’accaparait pas trop. Dwight s’étonna de la voir, elle qui était d’ordinaire si coquette, ne porter qu’une longue chemise d’un blanc laiteux, bien trop large pour elle. Régulièrement, elle devait remonter les manches qui s’étiraient jusqu’à plus loin que ses fines mains. Du sparadrap enserrait également sa tête, donnant à ses cheveux roux une coupe étrange, avec des mèches sortant ici et là.

Cependant, hormis tous ces détails, Rose restait toujours la même que dans ses souvenirs, et sa voix était toujours aussi douce qu’avant quand elle lui demanda :

« Comment te sens-tu ? »

Dans un premier temps, Dwight fut tenté de lui répondre. Puis il se ravisa. N’étant pas déguisé sous sa forme humaine, parler tel un humain ne serait-il pas… dérangeant ? Aberrant ? D’autant plus qu’avec tout ce qu’il s’était passé, Dwight n’oserait plus jamais réutiliser son identité illusoire devant Rose, ni même devant quiconque.

Ne sachant quelle attitude adopter, Dwight gratta nerveusement le sol, jetant des coups d’œil furtifs autour de lui, comme si ce qu’il devait faire pouvait être inscrit sur ce brin d’herbe, sur ce tronc d’arbre, sur cette fine lézarde dans le mur. Au moins tout aussi mal à l’aise que lui, Rose choisit un autre angle d’approche.

« J’ai reçu une permission de sortie, expliqua-t-elle au Pokémon. Encore quelques jours de repos, et je pourrai définitivement quitter l’hôpital. Mais je ne voulais pas partir sans te parler une dernière fois… »

Dwight n’avait aucune idée de ce qu’était une « permission de sortie », mais il comprit que cela avait un rapport avec l’accoutrement de Rose, et leur présence près de ce bâtiment aux murs blancs. Et par-dessus tout, il comprit que Rose était saine et sauve. Cette nouvelle le soulagea au-delà des mots.

« … Tu comprends ce que je te dis, n’est-ce pas ? »

Dwight hocha la tête, tiraillé entre son envie de s’exprimer, de discuter avec Rose comme au bon vieux temps, et le poids des regrets qu’il éprouvait.

Rose soupira longuement. Subitement angoissé quant à sa réaction, Dwight ne réagit pourtant pas. Car si Rose choisissait de lui tourner le dos et de le laisser à sa solitude d’erreur de la nature, il l’accepterait. Il s’était résigné à le faire au cours de ses longues réflexions, enfermé dans sa Poké Ball. Mais Rose, contre toute attente, étira ses lèvres en un sourire triste.

« Tu ne veux plus me parler, et moi, je refuse de te regarder à nouveau dans les yeux… Haha ! On forme une belle paire, toi et moi… »

Le Zororark pencha la tête sur le côté, comme chaque fois qu’il ne comprenait pas quelque chose. Ce simple geste suffit à élargir le sourire de la jeune femme.

« Tu sais, Auguste est passé, l’autre jour. Il s’inquiétait pour nous deux. Il serait bien resté, mais ses obligations de maire et de champion le retiennent pour… (Elle s’interrompit, remarquant le museau levé de Dwight, dont la tête toujours penchée.) Oh, suis-je bête… tu ne dois être au courant de rien. Logique, puisque tu as passé tout ce temps dans ta Poké Ball… »

Alors Rose lui raconta tout. Tout ce qu’il s’était passé après avoir échappé à Guido. Comment l’éruption avait fini par détruire l’île, comment les habitants avaient pu être sauvés, combien ils devraient s’accrocher pour pouvoir démarrer une nouvelle vie, et se reconstruire.

Épris de pitié pour tous ces pauvres gens, Dwight gémit doucement. Certes Auguste et la majorité des insulaires étaient vivants et en sécurité, mais… ils avaient tout perdu. Et Dwight savait mieux que quiconque combien c’était douloureux de perdre tout ce à quoi l’on tenait.

« Qu’y a-t-il ? demanda Rose. Est-ce que tu es triste ? (Dwight opina du chef, sans jamais desserrer les dents. Rose resta silencieuse un moment.) Tu te souviens de ce que j’ai dit une fois ? Que tu étais très empathique ? Je le pense toujours aujourd’hui. Peut-être qu’Auguste avait raison… et que ta personnalité ne dépendait pas de ton apparence. »

Dwight se souvenait à peu près de la définition d’« empathique », et comprit que c’était un compliment. Il s’en trouva ragaillardi, un sentiment qui ne dura guère lorsqu’il vit Rose détourner les yeux pour fixer des enfants humains jouer au loin.

« Une fois que je serai autorisée à sortir de l’hôpital, je compte m’installer à Jadielle. C’est une ville agréable. Je suis sûre que je pourrai trouver un petit boulot pas trop mal payé et un logement pas trop cher… Enfin, je verrai bien. (Sans se retourner, elle lança :) La question est : qu’est-ce que toi tu vas faire, à présent ? »

Ce qu’il allait faire ? Dwight n’en avait strictement aucune idée. Autant, après la mort de Terrence, il avait un but, un objectif en tête, ainsi que la volonté de le réaliser. Mais aujourd’hui, que lui restait-il ? Il n’avait nulle part où aller, aucun rêve à poursuivre, et aucune volonté d’avancer. Il avait abandonné l’idée de vivre un jour une vie normale. Quand on n’était ni vraiment Pokémon, ni vraiment humain, quelle place pouvait-on bien avoir dans ce monde ?

« Je ne sais pas vraiment ce que cette Poké Ball fait de moi, dit la jeune femme sans tenir compte du silence obstiné de Dwight. Ta dresseuse ? Je ne pense pas être faite pour ce genre de responsabilités. Je veux dire… les combats ne m’intéressent pas. Et de toute manière, j’aurais bien du mal à te traiter comme une bête à faire combattre, ou comme un animal de compagnie… »

Mû par une soudaine inspiration, Dwight oublia un court instant sa gêne et laissa les mots franchir tous seuls la frontière de ses babines :

« Dwight est quoi ? »

Était-ce la honte de parler après tant de silence buté ou bien l’expression abasourdie de Rose ? Toujours est-il que Dwight regretta aussitôt de s’être laissé emporter.

Rose, quant à elle, se sentait comme pétrifiée. Pour la première fois depuis longtemps – trop longtemps, sans doute – elle parvint à regarder Dwight droit dans les yeux. Ce qu’elle lut dans ses prunelles azur – un mélange d’angoisse et d’innocence – la bouleversa. Tout comme cela lui permit de comprendre enfin. De comprendre ce qu’il fallait qu’elle fasse, ce qu’il fallait qu’elle dise.

« Dis-moi Dwight… Tu te rappelles ce voyage à Kanto que je t’avais promis ? »

Inspirant à fond, elle rassembla tout son courage, et offrit son plus beau sourire à un Zoroark quelque peu déboussolé.

« Je suis désolée, mais il va devoir attendre encore un peu. En attendant, tu peux peut-être rester avec moi ? Pas en tant que mon Pokémon, ni en tant que compagnon… Mais en tant que Dwight, le meilleur ami que j’aie jamais eu. Qu’en dis-tu ? »

Dwight en resta bouche bée.

« Je me fiche bien de l’apparence que tu voudras prendre. Choisis celle qui te convient le mieux. Mais sache une chose : que tu apparaisses sous les traits d’un humain ou d’un Pokémon, j’ai compris que cela n’avait pas beaucoup d’importance. Car quel que soit ton choix, tu es et resteras toujours Dwight. »

Les paroles de Rose eurent sur le cœur de Dwight l’effet d’un rayon de soleil frappant pour la première fois depuis longtemps une terre gelée ayant connu un trop long et sinistre hiver.

Fermant les yeux, il rassembla ses pouvoirs, et créa autour d’eux une ultime illusion. Rose, époustouflée, se revit dans son bureau, dans ses habits de secrétaire, en train de gérer les papiers d’un étranger Unysien fraîchement débarqué à Cramois’Île, à la tignasse noire ébouriffée et aux yeux bleu azur fuyants. Sauf que contrairement à son souvenir, l’étranger n’en était plus un, et il osait à présent la regarder droit dans les yeux, lui aussi. Ses lèvres discrètes formèrent un mot, et un seul :

« Merci. »

Puis l’illusion s’évanouit, et les deux amis furent de nouveau assis sur la pelouse récemment tondue du jardin de l’hôpital, assis l’un en face de l’autre. Un sourire rasséréné sur le visage, Rose tendit sa main à Dwight. Et cette fois, celui-ci la saisit sans aucune hésitation.

Sa dernière pensée avant de rentrer aux côtés de son amie fut pour Terrence. Finalement, il réussirait à tenir sa promesse. Il vivrait heureux, non seulement dans sa vie, mais aussi dans son cœur.

Il n’était ni vraiment Pokémon, ni vraiment humain. Mais désormais, il savait combien cela importait peu. Tant qu’il avait à ses côtés des gens prêts à voir par-delà les apparences, capables de lire dans son cœur, l’image qu’il présentait à leurs rétines n’avait aucune espèce d’importance.

Il était Dwight. Le partenaire de Terrence. L’étranger à la timidité maladive. Le protégé d’Auguste. L’ami de Rose. Dwight, simplement Dwight.

Et cela lui suffisait amplement.



**FIN**