Ch 8 : Marie-Alice
Savez-vous ce qu’il y a de plaisant dans le fait de parcourir les petites routes de campagne de Kalos à cinq dans une voiture, à l’aube sous un ciel menaçant ?
Rien.
Nous sommes arrivés à Illumis la veille dans la joie et la bonne humeur. J’ai passé la journée à me balader dans la capitale en cherchant à me procurer une Masterball, tandis que Jazz et GDE ont rejoint un de leurs collègues pour enquêter.
Ils sont rentrés tard et irrités au Crésus, où nous logeons, et m’ont pourri la nuit à cause d’un coup de fil reçu à quatre heures du matin, les exhortant à se rendre au plus vite à Romant-sous-Bois, où leur mystérieuse créature est apparue.
Pour une raison inexpliquée, GDE m’a ordonné de les accompagner.
Et nous voilà en voiture !
A l’arrière se trouvent GDE, Jazz et leur collègue, l’agent Justin, un grand type baraqué au teint mat et aux cheveux rasés, stoïque dans son costume Armaldi impeccable. De temps en temps, on entend les grognements féroces de l’estomac de GDE, qui a préféré sauter le petit-déjeuner.
Quant à moi, je suis assis à l’avant, détendu sur le siège passager, surveillant ce brave Trollface qui conduit pour la première fois en situation réelle. Je ne me peux m’empêcher de me sentir fier de posséder un Mélodelfe aussi moche et talentueux. En un mot : unique.
Trollface est assis sur un rehausseur, bien calé au fond de son siège, maintenu fermement par la ceinture de sécurité. En le voyant, un inconnu se dirait qu’il est en train d’utiliser Métronome avec les deux mains.
En réalité, le Mélodelfe contrôle les pédales avec son index gauche et tourne le volant avec le droit. Un spectacle fascinant à regarder ! Il jette des regards furtifs en direction des rétroviseurs, contrôle sa vitesse, puis se reconcentre sur la route.
Bien entendu, il roule en véhicule à boîte automatique.
Jazz et Justin paniquent à mort sur la banquette arrière, ce qui rend la scène encore plus jouissive.
Je me penche vers Trollface :
« Tu fais encore la gueule ? Désolé, tu es le seul ici à aimer le Gangsta rap. Il est hors de question qu’on écoute ce genre de…
- Ne dites pas daube, il va encore se fâcher, souffle GDE, avant d’être pris d’un énième gargouillement.
- Ecoute-moi, Trollface… Non, j’ai dit écoute, pas regarde ! Reste concentré sur la route ! J’aime la musique classique. Et comme tous les fachos de mélomanes, je ne peux pas m’empêcher d’utiliser un vocabulaire péjoratif très marqué dès lors qu’il s’agit de qualifier des genres musicaux que je n’écoute pas. C’est normal pour moi, tu comprends ?
- J’ai faim, quand c’est qu’on arrive ?
- Bientôt GDE, ne t’inquiète pas, le rassure Jazz, qui ne semble pourtant pas très rassurée.
- Voilà ce que je te propose, on allume la radio en espérant qu’il n’y ait ni déplorable émission matinale, ni pubs débiles, et on profite de la musique, OK ? »
Trollface approuve d’un rigoureux hochement de tête. J’allume enfin le lecteur radio et passe cinq bonnes minutes à zapper avant de tomber sur une station potable.
Je ne vais pas me plaindre, non plus, Oye Kommo-o Va, ça donne la pêche le matin !
Nous contournons Romant-sous-Bois pour nous rendre directement à l’usine de Pokéballs. A la fin du trajet, Trollface réalise un créneau parfait pour garer la voiture, ce qui est hallucinant après seulement une quarantaine d’heures sur simulateur.
Tant mieux, je n’aime pas me garer. En fait, je déteste conduire.
Je remarque deux changements par rapport à ma réalité. Déjà, l’usine occupe une surface trois fois plus importante que dans mes souvenirs, ce qui ne signifie pas qu’elle emploie plus de monde, son fonctionnement étant entièrement automatisé.
Ensuite, un musée dédié à la Pokéball se situe à quelques mètres de la fabrique de capsules, entouré d’un magnifique jardin fleuri où batifolent des Chetiflor.
Je me remémore les premières recherches entreprises sur les conséquences de mon voyage dans le temps. La noble famille Valmont, originaire de Kalos, a financé la construction des premières Hyperballs.
Valmont, voilà un nom que j’espérais ne pas entendre.
GDE, ou plutôt Jazz, mène la marche vers le musée. Songeant probablement aux implications de mes actes passés, le détective m’interroge :
« Vous êtes déjà venu ici ?
- Une fois.
- L’endroit est comme dans vos souvenirs ? poursuit-il.
- Absolument pas. J’ai en tête des installations aux proportions plus modestes.
- Je vois. Que faisiez-vous en ces lieux ?
- C’est à croire que vous vous échauffez avant les interrogatoires, raillé-je. A vrai dire, j’enquêtais après une prise d’otage par la Team Flare.
- Latimflair ? Qu’est-ce donc ?
- C’est un dessert à base de pommes râpées et de miel, que l’on amalgame pour former des galettes qui sont ensuite grillées à la poêle, dans du beurre salé et du sucre cassonade. On peut le consommer nature, nappé de chocolat ou avec une boule de glace. »
L’estomac de GDE rugit alors comme un fauve blessé, chante une poignante sérénade, se fait l’écho d’une terrible explosion. Bref, le détective Pokémon me lance un regard noir en enfouissant son petit bidon trop bruyant dans ses bras.
J’entre dans le musée en traînant un peu des pieds. L’enquête de GDE ne m’intéresse pas et je n’ai aucune envie d’être confronté aux retombées directes de mon duel contre Celebi.
Pourtant je n’y coupe pas. Le directeur du musée et de l’usine, monsieur Valmont, attend GDE devant un objet très particulier : le prototype de la première Hyperball.
Le directeur est un homme massif d’une soixantaine d’années, souffrant de calvitie. Des injections de toxine botulique ont figé son visage dans une ineffaçable expression de condescendance. Dans ma réalité, je n’ai jamais rencontré ce type, mais on ne m’en a dit que du mal.
Mes oreilles écoutent vaguement les plaintes de Valmont, qui se perd dans les détails en tentant de raconter les évènements ayant eu lieu durant la nuit.
En revanche, mon esprit est absorbé par l’Objet. La première Hyperball.
Alors c’est ça que cette bande de savants a mis au point ? Un ersatz de ma capsule, en moins beau, moins performant ?
Ce qui me fout les boules dans cette histoire, c’est qu’ils n’ont même pas eu l’honnêteté d’avouer d’où venait leur découverte. Hysnie, je le mets de côté étant donné qu’il est le co-inventeur du véritable premier prototype. Mais les autres ?
Des fortunes basées sur le mensonge, une renommée issue de l’hypocrisie, je n’en voudrais pas, ni aujourd’hui, ni jamais ! Pas par intégrité, juste par orgueil ! Tout ce qui ne provient pas de mes actes n’augmente pas mon prestige.
La voix de Jazz m’extrait de mes rêveries :
« Lividex ! Suivez-nous, Monsieur Valmont nous invite dans son bureau.
- J’arrive. »
Les mains dans les poches, je suis le groupe sans trop me presser. Je guette les environs à la recherche d’un machin plutôt sphérique, à moitié blanc, à moitié mauve et s’il pouvait y avoir une consonne sur la partie supérieure, ce serait vraiment nickel.
Mais non ! Le musée de la Pokéball expose toutes les capsules de capture existantes, SAUF celle que je souhaiterais emprunter.
Valmont aboie quelques ordres à l’attention de sa secrétaire à la chevelure prune. Il me semble avoir déjà vu cette jeune femme. Un membre de la Team Flare ? Peut-être.
Puis le sexagénaire friqué nous invite dans son immense et confortable cabinet tout en s’excusant de nous accueillir si modestement, son véritable bureau se trouvant à l’usine. J’ai envie de soupirer bruyamment.
D’après le ton qu’emploie GDE, j’ai l’impression que Valmont lui tape aussi sur les nerfs :
« Ecoutez-moi bien, mon cher monsieur, je me moque éperdument de vos magouilles, délits fiscaux et autres adultères ! braille le détective du haut de ses quarante-deux centimètres. Je veux des réponses, des faits précis, des heures, des noms ! Gardez votre babillage pour ceux qui acceptent de les supporter !
- Monsieur Grand Détective, je vous assure que ma collaboration à votre enquête…
- Non, vous me mettez des bâtons dans les roues, là ! Cessez de tourner autour du pot ! Je réitère mes questions : heure de l’incident ? Zone concernée ? Etendue des dégâts ? Victimes ? Matériel manquant ? Détails particuliers ?
- GDE, gardez votre calme ! réprimande l’agent Justin.
- Mon calme ?! Cela fait près d’un an que je pourchasse cette mystérieuse créature, qui ne sème que chaos et destruction sur sa route. Je n’ai jamais été aussi proche de lui mettre la main dessus ! Alors, je ne vais pas laisser un aristo inquiet de la réputation de son usine m’empêcher de faire mon boulot !
- Monsieur Valmont, votre fille est arrivée, intervient la voix de la secrétaire dans l’interphone.
- Qu’attendez-vous, Cyane ? Faites-la entrer ! ordonne le patron, ravi de pouvoir exercer son autorité et échapper un peu à l’interrogatoire de GDE. Messieurs, je vous présente Marie-Alice, ma plus grande fierté ! »
La fille Valmont referme la porte du cabinet derrière elle. Elle a une trentaine d’années, mais on dirait qu’elle multiplie les efforts pour en paraître dix.
Insipide, elle porte une longue robe bleue, des collants en tissus et un cardigan, comme une petite fille trop sage. Les deux tresses blondes qui retombent sur ses épaules n’améliorent en rien cette impression.
Dépourvue de bijoux et de maquillage, elle balaie l’assistance de son regard docile avant de faire une petite révérence désuète et d’aller se placer derrière son père sans un mot, la tête baissée.
Je ne l’aurais jamais reconnu si son père n’avait pas prononcé son nom.
Valmont nous parle un peu de Marie-Alice pour gagner du temps. Il la traite comme si elle était encore enfant. Le malaise commence à s’installer lorsque je remarque que la fille se comporte en gosse de dix ans.
Je l’envisage d’abord comme une retardée, mais il apparait clairement qu’elle possède pleinement l’usage de toutes ses capacités. En fait, ses parents l’ont surprotégée toute sa vie en l’infantilisant au-delà des limites du tolérable.
Tandis que Valmont poursuit son monologue sur les prouesses de sa fille, GDE, au comble de l’énervement, saute des bras de Jazz et s’envole jusqu’au visage du sexagénaire pour y déposer un petit coup de poing amplement mérité.
Curieusement, Valmont n’apprécie pas et décide de nous mettre à la porte de son établissement. Je trouve sa réaction disproportionnée et même offensante…
Le voyage de retour se fait dans un silence de mort. Trollface en profite pour écouter son genre musical favori (la daube), sans que personne ne fasse la moindre remarque.
GDE est contrarié de ne pas avoir plus d’éléments pour son enquête, quand Jazz et Justin lui en veulent à mort pour son écart de conduite. Chacun prend cette affaire de Pokémon mystérieux très à cœur. Sauf moi.
Non, je suis bien trop occupé à refouler ma colère. Marie-Alice ? Quelle blague !
Tout se passe bien jusqu’à ce que j’arrive dans ma chambre, au Crésus. Persuadé d’être calmé, je ne peux m’empêcher de briser le premier vase que je vois, de retourner tous les meubles, de frapper les murs.
Alertée par mon vacarme, Jazz pénètre dans ma chambre en criant :
« Non, mais c’est quoi votre problème à tous aujourd’hui ?!
- Rien du tout, dis-je en tremblant. Tout va bien.
- Mon œil ! J’ai bien vu que cette femme vous avait perturbé.
- Qu’importe, vous ne croyez pas à mon histoire de toute façon !
- Très bien, admettons que je vous accorde le bénéfice du doute, que représente cette Marie-Alice dans votre réalité ? Est-ce une de vos amies ?
- Oui, en quelque sorte, réponds-je. C’est mon amie, mon ennemie, mon amante, ma rivale, ma confidente, mon modèle. En tout cas, elle n’est pas une poupée de porcelaine insipide. Dans ma réalité, Marie-Alice Valmont se teint les cheveux et porte des pantalons en cuir qui moulent à la perfection ses cuisses de déesse ! Dans ma réalité, Marie-Alice Valmont est une des plus puissantes dresseuses de Kalos, personne ne montre plus d’ardeur qu’elle à combattre ! Dans ma réalité, Marie-Alice Valmont est une femme au tempérament enflammé, capable de passer de l’amour à la haine en un instant, qui voudrait faire croire à tout le monde qu’elle ne pense qu’à elle, alors qu’elle pourrait sacrifier sa vie sans hésiter pour sauver des inconnus ! Dans ma réalité, Marie-Alice Valmont est une personne tellement intense, qu’une fois qu’on l’a rencontré, la quasi-totalité de l’humanité parait fade ! A votre avis, pourquoi suis-je aussi détestable avec les gens que je rencontre ? Mais surtout, dans ma réalité, Marie-Alice Valmont est une femme qui exècre son passé et sa famille, si bien qu’à seize ans elle a cramé tout ce qui la concernait avant de fuguer et qu’aujourd’hui il y a peut-être cinq personnes au monde qui connaissent son vrai nom ! Parce que, dans ma réalité, Marie-Alice Valmont s’appelle Malva et qu’elle est tout sauf une potiche blonde qui se comporte comme une gamine de dix ans !!! »
Ca y est, j’ai fini de rugir. Tout mon corps frémit alors que je cherche à reprendre mon souffle. Jazz me dévisage sans savoir que dire.
J’ignore pourquoi je pète un plomb comme ça. Est-ce juste à cause de Malva ou bien l’idée de crever bientôt m’effraie plus que prévu ?
Malva me déteste. Deux avant avant mon échec contre Celebi, elle s’est rendu compte que je piratais les satellites de la Team Flare et cela l’a mise hors d’elle.
Il faut savoir que la belle entretient une histoire compliquée avec la Team de Lysandre. Elle avait rejoint le rouquin tout au début, quand il disait vouloir user de méthodes plus radicales pour sauver l’humanité du déclin.
Quand ce dernier lui a révélé son plan, elle était sidérée. Massacrer tous les Pokémon, ce n’était pas l’idée qu’elle se faisait d’un avenir meilleur.
Dégoûtée, elle est partie, non sans avoir mis le bordel au café Lysandre.
Malgré sa haine envers Lysandre et son plan absurde, elle a continué de garder un œil sur la Team Flare. Elle s’était tellement investie dans son projet, qu’elle se sentait responsable.
Aussi, elle n’a pas apprécié mon larcin. Elle m’a provoqué en duel pour me remettre à ma place. Notre combat a duré de longues heures et s’est terminé de la pire façon possible : match nul !
Après cela, Malva a quitté définitivement ma vie. Je lui en ai voulu au début, avant de me rendre compte qu’elle me manquait. Ne sachant pas comment me faire pardonner, j’ai décidé d’en rester là avec elle.
A l’instar de Sorbier et Saturne, elle est entrée dans ce groupe très fermé de personnes que je respecte et qui me haïssent.
Ceci dit, je n’ai pas encore perdu espoir avec elle. Dans ma liste des choses à faire quand j’aurai capturé Celebi, photographier Malva enfant figure quand même à la deuxième position !
Puisqu’elle a brûlé tous les documents et toutes les photos d’enfance susceptibles de la rattacher à ses parents, elle sera sans doute intriguée si je parviens à lui envoyer une photo d’elle.
Je n’ai rien trouvé de mieux comme début de réconciliation. Mais connaissant Malva, il y a soixante pourcents de chance pour qu’elle me fasse flamber vivant en guise de représailles. C’est un risque à prendre.
Malgré le pavé écrit ci-dessus, il ne s’écoule que huit secondes encore la fin de mon apologie de la vraie Malva et le moment où GDE entre dans la pièce, une serviette de bain autour de la taille et nous annonce que la Fondation Aether a fini d’analyser les échantillons de l’enquête.
Après dix jours à les étudier, j’espère pour GDE que la Fondation a trouvé quelque chose de probant.
Nous nous rendons au rez-de-chaussée, dans la salle des visiophones, pour prendre notre appel. GDE continue de se promener avec sa serviette, sans doute a-t-il oublié que nous le voyons plus souvent à poil qu’habillé… Parce que c’est un Pokémon, rappelez-vous ! Je n’ai pas d’ami exhibitionniste !
Sur l’écran, le professeur Mohn apparait à côté d’un des malabars du détective laissé sur place.
« Bonjour tout le monde ! salue Mohn.
- Mouais, quels sont les résultats ? s’enquiert l’Emolga avec une impolitesse de plus en plus caractérisée.
- Patron, nous avons dû pousser les recherches aux limites de la science actuelle, c’est pourquoi elles ont duré aussi longtemps, explique le colosse.
- M’en fous, les résultats ?
- Les résidus récoltés ne correspondent à rien de connu. Ils ne viennent pas de notre monde, aussi invraisemblable que cela puisse paraître.
- Est-ce que cela a un lien avec les bêtises temporelles de notre ami le macchabée en sursis ? demande encore GDE en me regardant, un sourie narquois peint sur le visage. »
Mort de rire. Sans mauvais jeu de mots.