Chapitre 7 : Quand le vent soufflera...
Solgaleo l'appelait, mais elle n'y prêtait pas attention. Elle le rejetait même de son cœur. Le Professeur Hibis était mort, probablement avec Expansion. Rien de ce qu pourrait dire le Lion Solaire n'arracherait Aléa à son chagrin. Elle avait perdu son meilleur ami, son mentor, son confident, son père... Il se fit plus pressant et elle ouvrit légèrement la porte de son esprit, juste assez pour qu'il lui ordonne de se rendre à la plage d'Ekaéka, accompagnée de Gaïa et des jumeaux. Comme morte, à l'intérieur, elle se dirigea vers l'orphelinat, aussi rapidement qu'elle le put. Ses jambes la portaient à peine mais elle se força à accélérer en prenant conscience que ce qui avait annihilé le Paradis Æther pouvait très bien frapper à nouveau. Elle devait mettre Gaïa et les petits en lieu sûr, à défaut de pouvoir remonter le temps et sauver Hibis. Cette pensée la gonfla d'une énergie nouvelle et elle courut rejoindre ce qu'il restait de sa famille.
Gaïa était terrorisée. Elle avait, elle aussi, vu le faisceau rouge en action et s'était retranchée avec les petits, dans une cave, dont Aléa apprit ainsi l'existence. Elle les rassura suffisamment pour qu'ils mettent le nez dehors et ils coururent au port d'Honahana. Ils prirent le bac pour Ekaéka, baignés dans la lumière du couchant. Il avait fallu convaincre le batelier, trop effrayé par l'explosion et ses éventuelles répliques pour prendre la mer, même avec une si courte distance à couvrir. Les communications étaient brouillées, depuis la colonne rouge, et cela permit de persuader le Capitaine de rejoindre le commissariat, qui disposait de moyens plus fiables que le reste d'Alola. La traversée, cependant, fut plus longue et dangereuse qu'à l'accoutumée. Des centaines de débris flottaient, à la surface. En apercevant un membre parmi les décombres qui dérivaient, Aléa avait fait asseoir les jumeaux et joué à un jeu de regard qui les obligea à la fixer jusqu'à leur arrivée. Gaïa, elle, avait contemplé cette jonchée marine avec tristesse. Il était difficile de se dire que c'était tout ce qu'il restait d'une île toute entière.
Quand ils touchèrent terre, Aléa demanda aux jumeaux de courir à la plage, aussi vite que possible et ils le firent, forçant Gaïa à leur courir après. Se retournant pour payer le passage au Capitaine, elle se figea, stupéfaite. L'homme avait cessé de bouger. Il arrivait à des gens d'être immobiles, mais pas de cette façon. Dans la position qu'il maintenait, il aurait dû être déséquilibré et tomber à la renverse avec les mouvements du bac. D'ailleurs, le bac aussi était immobile. C'était impossible, sur l'océan. Pressentant une catastrophe bien plus importante que ce qu'elle avait imaginé, Aléa se pencha pour observer l'eau... et découvrit qu'elle aussi était statique. Les gouttes s'étaient figées en plein vol, les vagues avaient gelé leurs mouvements... Tout était en train de s'arrêter. Un vol de Plumelines, fuyant le phénomène, s'était retrouvé comme gravé dans le ciel, au-dessus de sa tête. C'en fut trop pour elle et Aléa fonça, de toutes ses forces, à s'en déchirer les muscles, jusqu'à la plage d'Ekaéka.
Gaïa avait déjà repris son souffle. Les jumeaux, inquiets, s'accrochaient à sa robe. Au moins, ils étaient en mouvement, sains et saufs. L'éclat du soleil sur sa crinière révéla la présence de Solgaleo. Mais il portait quelque chose, sur son dos. Avec la lumière qu'il dégageait encore, Aléa était aveuglée. La forme descendit et s'avança vers elle. Avec cette silhouette, ce ne pouvait être qu'un humain. Et, malgré les cheveux longs qu'il portait, ce ne pouvait être qu'un homme. Avec sa sempiternelle mèche de cheveux bouclés qui lui retombait sur le visage...
« Professeur Hibis ! Professeur, je vous ai crû... J'ai crû... »
Il la prit dans ses bras, la consola et la berça, comme il le faisait toujours, quand elle était triste, et elle ne put s'empêcher, l'espace d'un instant, de souhaiter que, quitte à ce qu'ils soient figés, eux aussi, autant que ce soit là, dans une Etreinte éternelle.
Aéla et Régis atteignirent rapidement l'île d'Akala. Quand il avait remarqué que, malgré tout le temps passé dans les décombres, le soleil ne s'était toujours pas levé, Aéla avait craint pour sa famille, même son affreuse mégère de mère, et avait prié son compagnon d'infortune de la conduire au manoir. Il avait, évidemment, acquiescé : quoi qu'il fut en train de se passer, il fallait s'assurer de la sécurité du plus grand nombre de personnes. Autant commencer avec les Gerand. L'impression qu'ils eurent, en franchissant les portes du manoir, fut celle d'être accueillis par des poupées.
Evène, son Holokit à la main, regardait dehors, depuis le vestibule, par une fenêtre du salon, avec appréhension. Firn, lui, était dans sa chambre, occupé à nouer la cravate de son costume, sûrement pour se rendre à une Assemblée Générale convoquée en urgence. Le Majordome observait, par la porte entrebâillée, la chambre des jumeaux, comme pour s'assurer que tout allait bien. Ils n'avaient pas de chambres séparées, non par manque de place, mais parce qu'ils dormaient toujours ensemble, quoiqu'il arrive. Si vous les sépariez, même dans des chambres fermées à clé, ils se retrouvaient, envers et contre tout, côte-à-côte, le lendemain matin. Encore une fois, Argo s'était étalé comme un Ronflex et Linéo dormait à nouveau par terre, au pied du lit, comme cela lui arrivait souvent. Ils semblaient si paisibles... Difficiles de croire qu'ils étaient tous pétrifiés.
Comme sous le coup d'une Malédiction, toute la maisonnée s'était figée. Comme des statues de pierre, mais plus vives, plus colorées. Comme si l'on avait pris une photo, d'un moment donné, et que les sujets n'avaient pas bougé depuis. La scène était irréelle. Ne pouvant croire ce qu'elle voyait, Aéla sortit en courant et se précipita à la mer... où elle constata que les flots avaient cessé de battre les rives. L'écume ne disparaissait pas. Les Froussardines ne s'enfuyaient pas sur son passage. Reprenant sa course, fonçant tel un Zéblitz lançant un Eclair Fou, elle se dirigea vers le volcan et le spectacle qui s'offrit à elle acheva de la briser.
Des centaines de Pokémons, Lougarocs, Archéducs, Gouroutans, Plumelines, Guérilandes, et tellement, tellement d'autres... Des centaines de Pokémons se dirigeaient vers la mer, dans une course éternelle. Ils avaient dû tenter de fuir l'arrêt du temps mais n'avaient pu y échapper. Devant elle, tout autour d'elle, il n'y avait que le vide et le silence. Alors elle s'effondra. Ses sanglots permirent à Régis de la retrouver. La course pétrifiée de ces innombrables Pokémons le frappa de stupeur, aussi sûrement qu'un Etonnement. Il comprit immédiatement pourquoi elle pleurait. C'était comme de voir toute vie s'éteindre. Comme de perdre tout espoir. Il n'y avait pas plus horrible que de sentir son cœur s'emplir d'un désespoir sans fin... mais ils n'avaient pas le temps de s'apitoyer. EUX étaient encore en vie. EUX étaient encore en mouvement. Ils devaient encore avoir un rôle à jouer.
Le Porteur secoua donc gentiment la Messagère, pour l'inviter à la suivre, mais ne recevant, pour toute réponse, que des sanglots redoublés, il la hissa sur son épaule, comme un sac à patates. Il appela Roucarnage, y déposa Aéla qui, surprise, avait cessé de pleurer et ils s'envolèrent tous trois pour faire le tour des îles par les airs. Régis n'avait pas voulu tenter la voie de Kyogre, en voyant l'océan statique. Ce à quoi ils faisaient face n'était pas à prendre à la légère. De plus, si, en touchant l'eau, leurs temps se figeaient également, qui sauverait Alola ? Depuis le ciel, ils purent constater que tout l'archipel était déjà sous l'effet de l'arrêt du temps. Une tâche grisâtre semblait délimiter la zone « morte », et elle ne cessait de s'étendre. De l'épicentre du problème, l'ex Paradis Æther, partait une grande ligne qui rejoignait l'aube. Cela expliquait, sans doute, pourquoi le soleil ne se levait pas. C'était comme si, en touchant l'horizon, la ligne grise avait stoppé la Terre. Cette hypothèse leur glaça le sang. Si toute la Terre s'arrêtait, les autres régions devaient déjà en subir les conséquences. Et, étant donné qu'ils étaient les seuls à ne pas être figés, le destin de l'archipel comme celui du monde reposait très probablement entre leurs mains.
« Professeur, hésita Aléa, comment... ?
- Comment je m'en suis sorti ? compléta-t-il. Tu devrais le demander à nôtre ami commun. »
Il se tourna vers Solgaleo, arborant un sourire à la fois chaleureux et triste. Il semblait éreinté et déprimé, mais faisait de son mieux pour que sa bonne humeur naturelle reprenne le dessus. Solgaleo s'inclina, majestueux et décrivit son sauvetage à Aléa. En entendant son téléphone sonner, il avait immédiatement compris le danger qu'encourait le Professeur, par une Anticipation bienheureuse. Il avait alors user de son lien avec le soleil pour se fondre dans ses rayons et réapparaître au seuil de la Fondation, pouvoir qu'il ne se connaissait pas, jusque là. Dès lors, ce fut une course contre la montre pour remonter le long couloir et accéder à la pièce blindée. Sans se soucier de ceux qu'il renversait, il avait foncé tête baissée, comme un Bélier, droit devant lui. Quand Expansion avait libéré ce qu'il lui restait d'énergie, Solgaleo s'était jeté sur le Professeur et, usant de son Talent propre, la Metallo-Garde, il avait renvoyé l'énergie de l'explosion tout autour de lui. Ne leur restait plus, alors qu'à rejoindre l'île d'Ekaéka.
« Pourquoi cette île, en particulier ? demanda Aléa, perplexe.
- Quand nous sommes sortis des décombres, nous avons constaté que le temps s'arrêtait, tout autour de nous. Cependant, le phénomène semblait avoir du mal à atteindre Ekaéka. Comme si l'île était un peu plus... protégée que les autres. Mais...
- Mais ?
- Un autre... problème s'est présenté à nous. »
Avant qu'elle ne puisse s'interroger sur la nature du problème dans le problème, une bourrasque étrange les bouscula tous. Solgaleo en fut à la fois surpris et désespéré. Ce vent lui rappelait quelque chose. Aléa traduisit, non sans mal, son tourment aux autres :
« Solgaleo vient de se souvenir d'un conte... Non, une légende, plutôt. Un récit que ses parents lui ont raconté juste avant la Nuit Rocket. Ça parle de... vent. Ça parle d'un vent étrange et du Soleil qui stoppe sa course. De l'innocence du jour et de la nuit... Je ne comprends pas tout. Son cœur est bouleversé, ses pensées, confuses. C'est difficile à suivre...
- A tout hasard, cela ne parle-t-il pas de la rencontre de l'innocence du jour et de la nuit ? avança timidement Gaïa.
- Euh... Oui, balbutia Aléa. Mais comment... ?
- C'était une histoire que me contait souvent mes parents. Une prophétie lointaine que ma mère avait reçu de la sienne. C'est en enquêtant sur cette légende que mon père l'a rencontrée. Le jour viendra où l'étoile pleurera. De ses cris de détresse, le Soleil s’émouvra. La candeur révélée, guidé par Son éclat, se rendra où le vent soufflera par trois fois. Lors, elle rencontrera l'autre éclat d'innocence, celle qui partagera ses joies et ses souffrances. De leur timide contact, un miracle naîtra : de la terre endormie, l'espoir rejaillira. L'innocence du jour, l'innocence de la nuit, s'uniront, à jamais, en dehors de la vie. Point ne faut se réjouir car le prix à payer sera, pour ces nobles âmes, toute une éternité. Devenant le temps, à jamais, elles veilleront, sur le cœur des hommes qui, bien vite, oublieront.
- C'est nôtre avenir, ça ? » demanda doucement une voix qui leur était inconnue.
Tous se tournèrent et découvrirent une jeune fille près d'eux. Mais elle n'était pas à côté d'eux. Pas exactement. Une sorte de voile transparent les séparait. Et, du côté de la jeune fille, il faisait nuit.
Aléa et Aéla s'observèrent, subjuguées par leurs apparences. Aléa vit une jeune femme qui lui ressemblait en tous points, excepté le fait qu'elle avait de long cheveux blonds ondulés, une peau pâle et des yeux bleus. Le constat fut le même pour Aéla, qui ne vit que les cheveux noirs et frisés, la peau café-au-lait et les yeux noisettes d'Aléa comme des détails insignifiants. Tout le reste, leur taille, les formes de leurs corps, leur corpulence, leur musculature... Tout était strictement identique. Elles étaient comme des jumelles, mais de couleurs différentes. Ayant hérité, toutes deux, du don de communiquer directement avec leurs cœurs, elles plongèrent l'une en l'autre et découvrirent, avec délice, qu'elles étaient complètement différentes et carrément identiques. En voyageant dans les souvenirs, l'une de l'autre, elles ne cessaient de se dire qu'elles auraient agi de la même façon, si leurs places avaient été inversées. Leurs vies, leurs souvenirs et leurs caractères, de prime abord, n'avaient rien à voir. Pourtant, elles se comprenaient, se complétaient et s'appréciaient déjà comme des sœurs.
Ce qui leur fit comprendre qu'il était temps de partir. Aucune d'entre elle ne voulait se sacrifier mais...
En voyant Gaïa, les joues mouillées de larmes, Aléa sut qu'il n'y aurait pas d'alternatives. C'était son rôle de protéger ceux qu'elle aimait. C'était à elle de partir. Avec les jumeaux agrippés à elle, la directrice ressemblait à une maman Pofiterole accompagnée de ses petits choux. Le Professeur Hibis, qui avait posé une main compatissante sur l'épaule de Gaïa, complétait à merveille le joli tableau de famille qu'ils formaient. Elle avait toujours eu sa place, parmi eux, mais il était temps pour Aléa de partir. C'était douloureux, autant que de s'arracher le cœur de la poitrine, mais si elle ne faisait pas cet effort, personne ne le pourrait, et ce joli tableau resterait figé à jamais. Si elle restait, jamais plus elle n'entendrait le rire de Gaïa, jamais plus elle ne verrait danser le Professeur, jamais plus Timéo et Mattéo ne courraient partout comme des petits Ouisticrams. Ils ne grandiraient jamais, n'iraient pas à l'école, ne rencontreraient jamais la femme qu'ils pourraient aimer et n'auraient pas d'enfants. Tout le cycle, toute la chaîne du temps reposait sur ses épaules, et celles d'Aéla. Il n'y avait plus matière à réfléchir, dès lors. Elle les embrassa tous, les uns après les autres, puis tous ensemble, en une grande étreinte, que sa petite famille de fortune lui rendit avec tristesse.
Aéla, elle, enviait sa consœur de jour d'avoir une famille à qui dire au revoir. La sienne était pétrifiée dans une gigantesque maison de poupées. Ce souvenir chamboula son cœur comme un Rocabot dans un jeu de quilles. Elle lutta aussi fort qu'elle put pour chasser ce sentiment inopportun, si fort, si fort... Mais les mains de Régis, entourant ses épaules, la firent chavirer. Elle fit volte-face, sans se dégager de son contact, et lui offrit ses larmes. Il la plaqua contre lui, caressant ses cheveux, sans un mot. Elle pleura tout son saoul, enfouissant son visage dans le torse de Régis. Ils avaient l'air de deux rescapés d'un terrible naufrage, avec leurs haillons délavés et leurs cheveux crasseux. La Fondation Æther ne leur avait même pas accordé une douche... Par ironie, Servil avait exigé d'Aéla qu'elle garde sa pince Floramantis, ultime quolibet sensé lui rappeler qu'elle ne reverrait plus jamais le soleil. D'une certaine façon, c'était vrai. Le jour ne se lèverait que quand elle aurait sacrifié son âme. Même si elle voyait de la lumière, du côté d'Aléa, impossible de distinguer le couchant, par la fenêtre réduite qui s'était ouverte entre leurs mondes. Elle quitterait cette vie dans le noir de la nuit. Comme un dernier souvenir, elle décrocha sa barrette de ses cheveux d'argent et la lui attacha sur la poitrine, là où elle avait pleuré. Régis lui prit le visage à deux mains et baisa délicatement son front, avant d'y poser le sien et de lui murmurer : « Reviens-moi ». Ils restèrent longtemps ainsi, sans bouger, sans même...
Comme un seul être, elles perçurent la même chose au même moment. Le temps des adieux était arrivé à son terme. Leurs êtres chers avaient rejoint le reste d'Alola dans l'arrêt du temps.
Tristes mais résolues, elles se regardèrent avant de prendre place sur leurs Gardiens respectifs. Aléa chevauchait Solgaleo tandis qu'Aéla montait Lunala lorsque la deuxième bourrasque de ce vent étrange manqua de les renverser. On y sentait de la noirceur, comme un Vibrobscur géant. Encore une et elles devraient cesser d'exister pour que leurs mondes respectifs retrouvent leurs rythmes. Ils partirent ensemble, Solgaleo courant sur le reflet du soleil couchant, Lunala lévitant à toute allure vers l'aube qui pointait sans éclore. Leurs mondes étant inversés, ils partirent dans la même direction, se regardant à travers l'immense fracture qui reliait leurs dimensions. D'un même élan, Solgaleo et Lunala entreprirent de faire la course et ils fusèrent sur l'eau en direction du soleil. Leurs cavalières étaient moins à l'aise mais c'était une compétition amusante et, en parfaite harmonie avec leurs montures, elles ajustèrent leurs positons et la vraie course commença.
Solgaleo et Lunala informèrent Aléa et Aéla que le voyage, même en fonçant à toute allure, prendrait plusieurs heures. Elles communiquèrent donc entre elles, par le don de parole qu'elles avaient toutes deux reçu. Aléa était désolée que sa jumelle blanche n'ait pas pu dire adieu à sa famille. Après son éprouvant passage à la Fondation Æther, ça semblait injuste. Aéla lui répondit qu'au moins, elle avait connu, même brièvement l'amour. Elle compatissait pour sa consœur, qui n'avait pas eu le temps, dans sa vie mouvementée, de trouver chaussure à son pied. Aléa n'y avait jamais vraiment songé. Cela ne lui manquait pas, en fait. Elle avait assez de personnes aimantes, autour d'elle, et un amant n'aurait fait que lui briser le cœur un peu plus. Ça, Aéla le savait parfaitement. Quitter Régis avait été l'événement le plus douloureux de sa vie, plus douloureux encore que la torture du Professeur Servil.
Ça avait pourtant été une sacrée épreuve, semblait-il à Aléa. La quasi-mort de Régis, la torture de Beauté, l'explosion de la Fondation... Elle avait vécu des choses similaires, mais en retrait, pas aux premières loges ! Sauf, peut-être, quand elle avait vu l'enfance de Solgaleo. Il n'y avait pas la douleur, mais le stress y était bien plus intense. Aéla concéda que c'était comparable et elles s'interrogèrent sur leurs passés plus lointains. Elles se reconnurent, l'une en l'autre, tant le même sentiment de solitude avait accompagné leurs pas. Elle avaient des goûts et des vies très différents mais tant de choses les rapprochaient... Leurs émotions étaient si semblables...
Les coupant dans leurs échanges, Solgaleo et Lunala informèrent leurs innocences de l'approche du lieu fatidique. Elles regardèrent droit devant et aperçurent une île. Pour Aléa, elle était comme couronnée par l'immense disque du soleil couchant. Pour Aéla, l'île éclipsait l'astre de jour, assombrissant les alentours. Des deux côtés, cependant, la signification était identique : c'était la fin du voyage. Vingt-quatre ans, toutes leurs dents et aucun avenir. Aucune d'elles n'avait peur. Elles étaient plutôt déçues de ne pas avoir réellement profité des bienfaits de la vie. Leurs vies avaient été plutôt bien remplies mais, leurs familles, les Pokémons, les amours... Elles n'en feraient plus jamais l'expérience et un goût d'inachevé leur restait dans la gorge. Mais, d'une certaine façon, elles étaient fières de ne pas s'être défilées. Personne n'aurait pu prendre leurs places et elles auraient sans doute fini comme tous les autres, condamnant le monde entier.
« En vérité, non, intervint Lunala. Si vous aviez fuit, vous auriez seulement été les seules encore actives d'un monde sans vie. Nous vous aurions attendu, aussi longtemps qu'il l'aurait fallu, mais après la troisième bourrasque, vos chances de réussite auraient progressivement chuté. »
Cette nouvelle leur glaça le sang mais elles n'en furent que d'autant plus sûres d'avoir fait le bon choix. Pour remercier et acclamer leur courage, Solgaleo et Lunala rugirent et chantèrent de concert jusqu'à en perdre la voix.
Ils débarquèrent sur l'île et les jeunes femmes purent enfin voir ce qui provoquait ces mystérieuses bourrasques : la faille, entre leurs mondes. Elle était comme concentrée, à cet endroit et elle relâchait des petites salves d'énergie à intervalles réguliers qui l'agrandissait. Les bourrasques devaient correspondre à des élargissements plus massifs. Le temps pressait.
« Selon la prophétie, nous sommes sensées nous toucher, c'est bien ça ? demanda Aléa aux deux Pokémons.
- Oui, répondit Lunala, mais j'ai l'autre partie des instructions, dans ma mémoire. Solgaleo et moi-même devront vous assister en lançant, pendant toute la durée de vôtre sacrifice, une attaque que seuls les nôtres peuvent lancer, en direction de la faille. Pour moi, ce sera le Rayon Spectral et pour Solgaleo... »
La Sanction Suprême.
Ils se mirent en place et les deux innocences se firent face.
« Prête ? questionna Aéla, soudain nerveuse.
- Prête », assura Aléa, avec son éternel grand sourire.
Elles élevèrent leurs mains d'un même geste et les joignirent à travers la troisième bourrasque de vent. La douleur les cloua sur place. Elles étaient comme traversées par l'univers. C'était bien pire que n'importe quelle électrocution. D'autant que là, tant que leurs âmes ne seraient pas absorbées, elles continueraient à souffrir. Mille et une pensées les traversèrent et elles se virent imposer l'intégralité des pires moments de leurs vies. Heureusement qu'elles les avaient déjà évoqués, sur le chemin : en parler entre elles avait allégé leurs fardeaux et la souffrance qu'elles avaient pu éprouver, sur le coup, leur parut lointaine... ce qui changea le rituel du tout-au-tout. Toute douleur s'estompa et leurs plus beaux moments leur revinrent en mémoire. Aléa eut même droit à une image floue et des voix qui l'appelaient, dans une grande pièce blanche... Une image dont son cerveau n'avait pu se souvenir mais que son âme avait gravé en elle. Tout ne fut plus que plaisir. Leurs corps, aussi en paix que leurs âmes, se mirent à scintiller. La lueur gagnait en intensité à mesure qu'elles se mêlaient, l'une à l'autre, dans le courant du temps. Elles luisaient d'un éclat doré à couper le souffle, lévitant à l'horizontale, quand commença leur assimilation. Ou plutôt... quand aurait, normalement, dû commencer leur assimilation.
Car le temps s'était arrêté, sur l'île, également. Arceus, le dieu faiseur, avait pris en pitié les deux jeunes femmes. Il allait intervenir quand on lui coupa l'herbe sous le pied. En effet, Dialga, ayant senti une perturbation du temps, s'était penché sur cet événement et avait décidé, à l'instar de son créateur, d'empêcher la mort des deux innocences. Le fil du temps lui résistait, mais il le maintenait fermement au point zéro. Ce qui permit à Palkia d'arriver. Ce trou dans son espace l'avait attiré, et il ne souhaitait qu'une chose : le reboucher. Cependant, Palkia était loin d'être sans cœur, aussi impressionnant qu'il puisse paraître. Bien que rival naturel de Dialga, il avait vu ce que ce dernier tentait d'accomplir et décida de l'y aider. Une ombre passa dans le reflet de l'océan et Palkia comprit immédiatement ce qu'il devait faire. Il ouvrit un portail sur le monde Distorsion et Giratina, d'un geste, attrapa dans sa gueule les deux jeunes femmes, toujours liées. Il les entraîna dans son monde, où ne sévissait ni l'espace, ni le temps, et les déposa près du Portail, à la fois pour qu'elles soient faciles à secourir et pour qu'elles soient bien en évidence.
Arceus était touché. Trois de ses plus belles créations avaient agi, de leur propre chef, pour sauver des humaines. Palkia, Dialga et Giratina disposaient d'une force colossale, capable de faire plier le monde. Ces géants, ces monstres de Pokémons, d'habitude peu enclins à se supporter, avaient œuvré de concert pour sauver deux frêles et fragiles créatures, qui ne leur étaient rien. C'était un instant magique, pour le dieu créateur. Aussi, pour que leurs efforts ne soient pas vains, il se décida à entrer dans la danse. Atterrissant auprès de Palkia et Dialga, il prit place dans la faille et déploya sa force vitale, sous forme de plaques, chacune porteuse d'un type de Pokémon. Elles se mirent à tournoyer autour de son ventre, de plus en plus vite, jusqu'à ce que leurs lumières soient uniformément blanche, projetant un rayon aveuglant. L'énergie prit une forme électrique et crépita tout autour de lui, tandis qu'accélérait encore un peu plus le cercle de plaques. Soudain, quelque chose « craqua » et l'énergie accumulée par Arceus se libéra d'un coup, fermant la faille. C'était fini, le rituel avait marché. Le tissu déchiré du temps était en train de se recoudre.
Cela permit à Gaïa, Hibis, Timéo, Mattéo et Régis de reprendre leurs esprits, avant le reste du monde. Constatant que les jeunes filles avaient disparu mais que le temps avait repris son cours, ils furent tous submergés par le chagrin. Gaïa tomba à genoux, étreignant les deux petites têtes qui pleuraient autant qu'elle. Le Professeur Hibis regarda vers le couchant, intensément, ne pouvant croire à la mort de son assistante. Au fond de lui, il la savait toujours en vie, quelque part. Régis, lui, était simplement perdu. Trop d'émotions se pressaient aux portes de son cœur et il ne savait plus par où commencer. Une immense ombre passa au-dessus d'eux et il reconnut un Pokémon que Sacha avait mentionné : Arceus, Pokémon légendaire de Sinnoh. Instinctivement, il le héla :
« Arceus !
- Tu connais mon nom ? s'étonna l'intéressé, qui s'était placé entre les deux mondes, de façon à pouvoir communiquer avec les deux familles.
- Sacha m'a parlé de vous, il y a quelques années !
- Sacha ? Le jeune homme accompagné d'un Pikachu ?
- Lui-même ! Mais c'est un homme, maintenant, fit Régis, un peu mélancolique. Il est Maître Pokémon et s'est uni à une jeune femme nommée Ondine.
- A-t-il toujours le cœur vaillant et pur ? Interrogea Arceus avec une drôle d'intonation.
- Vu la fréquence à laquelle il se fourre dans les ennuis, je dirais que oui, répliqua Régis, un tantinet moqueur.
Alors, tu viens de donner la solution. »
Sous les yeux ébahis de Régis, Palkia et Dialga se placèrent aux côtés de leur créateur. Puisant dans les pouvoirs de sa plaque Psy, Arceus usa de Télépathie et leur déclara à tous :
« Familles des innocences, aujourd'hui, nous avons enfreint les règles de l'univers que j'ai créé pour porter secours à vos proches. Elles sont en lieu sûr, dans un endroit appelé monde Distorsion, où règne un Pokémon du nom de Giratina. Cet endroit ne connaît ni l'espace, ni le temps, le rituel n'aura plus d'effets sur elles. Cependant, tant qu'elles n'auront été touchées par un cœur aussi noble et innocent que les leurs, elles doivent rester prisonnières, sous peine de mourir. »
La déclaration d'Arceus avait redonné espoir aux proches d'Aléa et d'Aéla, mais en même temps, la situation semblait inextricable... ce qui les mina d'autant plus quand il poursuivit :
« Bien que le temps et l'espace aient déjà grandement été altérés, aujourd'hui, nous nous permettons une dernière dérogation, pour maintenir un semblant d'équilibre. Les innocences seront effacées de ces mondes, en attendant leurs retours. Il n'y aura plus aucune trace de leur existence et nous allons, également, effacé vos mémoires.
- Non ! protesta vivement Régis. Vous ne pouvez pas faire ça !
- Si nous ne le faisons pas, elles n'ont aucune chance d'être sauvées...
- C'est faux ! le coupa le Porteur. Si nous ne nous souvenons pas d'elles, comment pourrions-nous penser à les délivrer ?
- C'est vrai ! renchérit Gaïa. Nous devons nous souvenir !
- Ma décision est irrévocable », trancha Arceus.
Il frappa le sol d'une patte, si fort que tous chancelèrent. La faille se referma de plus en plus vite, laissant Gaïa pleurant d'impuissance, dans les bras d'Hibis, les jumeaux faisant toutes sortes de grimaces à Arceus et Régis, désemparé. Il ne le resta pas bien longtemps, cela dit...
« Arceus, cria-t-il, tu ne me voleras pas mes souvenirs ! Tu ne me la voleras pas !
- L'extraction a déjà commencé. Inutile de lutter. »
Et Régis sentit qu'il avait raison. Il se voyait, prisonnier de la Fondation, s'adressant à une chaise vie, dont les entraves indiquaient pourtant la présence de quelqu'un. Eperdu, il tenta de s'accrocher à ses souvenirs mais elle lui échappait. Hurlant de rage face à son impuissance, il tomba à genoux dans le sable et le martela des ses poings. Prenant de grosses poignées, il en envoyait valser partout autour de lui et hurlait de plus belle. On l'aurait crû devenu fou. Il finit par se rouler en boule, la tête entre ses mains, se balançant d'avant en arrière en s'agrippant à la moindre parcelle d'Aéla qui lui restait. Se redressant d'un coup, il cria : « Je ne l'oublierai jamais » au moment où le dernier souvenir qu'il lui restait, le tout premier regard qu'il avait posé sur elle, s'effaçait à son tour.
Et le temps reprit son cours.