Chapitre 5 : Ecume brisée
Régis tenta d'arrêter Aéla mais son poignet lui glissa des doigts et il la regarda foncer tête baissée vers l'étrange ballet qui se tenait devant eux. Il ne quitta pas son perchoir pour la rattraper, cependant : chaque seconde sans être détecté lui donnait un avantage, au cas où les choses tourneraient mal. Il devait rester caché. C'était terriblement frustrant pour le Dresseur Pokémon qu'il était, mais le Professeur en lui se rappela qu'un événement sans précédent prenait place, ce soir-là. Il ne pouvait manquer cette occasion de l'observer et, étrangement, il était persuadé que tout allait bien se passer. Il regarda Aéla plonger puis nager à vive allure vers la plaque de glace. De petits reflets argentés trahirent la présence de Froussardines à ses côtés. Le Gouroutan ne s'était pas interrompu, comme si la présence d'Aéla faisait partie intégrante du rituel. Les Froussardines propulsèrent Aéla sur la glace à coups de Pistolets à O et elle y atterrit aussi légèrement qu'une feuille d'automne. Elle virevolta sur elle-même, sa robe et sa chevelure projetant des myriades de gouttelettes qui scintillaient sous le clair de lune autant que les pierres de sa tenue. Pieds nus, elle semblait ne pas se soucier du froid de la glace et tournait, tournait, tournait encore, comme transcendée.
La main sur ses Pokéballs, Régis se demandait la marche à suivre. Fallait-il qu'il la sauve ? Elle semblait sous un intense état d'Hypnose... S'il intervenait, quel Pokémon envoyer ? Avec autant de Pokémons Eau, Roucarnage avait trop de chances de subir un Laser Glace. De plus, la journée avait été longue, pour lui, et il devait se reposer. Nidoking et Arcanin étaient exclus d'office, en raison de leurs types. Il avait bien un Tortank sur lui, mais certains rapports relataient l'utilisation de Tonnerre chez les Staross, même sauvages. Son Noctali pourrait mettre hors combat quelques Staross, mais pas tous, et quand bien même Elekable prendrait le relais, jamais il ne pourrait mettre K.O. autant de Pokémons. Encore moins sans toucher Tortank. Il avait beau réfléchir, la situation se corsait. S'il avait su qu'elle était sous Hypnose... Mais ce n'était pas le moment de s'apitoyer. Il fallait trouver une solution, et vite.
Alors que Régis se torturait en cherchant un moyen de ramener Aéla, la lune disparut. Complètement, purement et simplement. Il n'y avait aucun nuage à l'horizon et, là où la lune dispensait sa lumière, il n'y avait plus que des étoiles. Des Lougarocs se mirent à hurler, comme s'ils exhortaient l'astre à revenir. Leurs hurlements venaient du volcan, au centre de l'île, et il semblait les amplifier, comme s'il pleurait avec eux. Leurs complaintes étaient assourdissantes, couvrant, tout d'abord, les douces voix des Oratorias, puis s'y mêlant. La mélodie prit une teinte tragique et Régis ne put se retenir d'agir plus longtemps. Aéla était tombée à genoux, les bras ouverts, implorant visiblement le ciel. Il courut aussi vite que son Elekable, nagea aussi vite qu'un Sharpedo, puis se hissa sur la plaque de glace, où il entreprit de réveiller Aéla. Ce n'est qu'alors qu'il remarqua que la scène de glace était plongée dans l'ombre. Pas comme le reste de l'archipel. Pas juste parce que la Lune avait disparu. Non, il faisait bien plus sombre sur la plaque que partout ailleurs, il pouvait le voir, à présent. Levant les yeux, il vit une forme circulaire, noire, qui descendait vers eux. Toute pensée rationnelle le quitta et tout ce qu'il resta, dans sa tête comme dans son cœur fut « Protège Aéla ». Les yeux fermés, il l'enserra de ses bras et la plaqua contre lui, tout en la surplombant, l'empêchant ainsi de fixer le disque ténébreux. Elle lui rendit son étreinte sans bouger outre mesure et la nuit les enveloppa.
Le brusque silence qui s'était abattu autour d'eux força Régis à observer les alentours, et ce qu'il vit le surprit autant qu'un Bluff. Ils flottaient dans la nuit. Aucune autre phrase n'aurait pu le décrire. Comme sous l'effet d'un Vol Magnétik, ils lévitaient. Alentours, il n'y avait que des étoiles et de l'ombre. Aéla observait les lieux en silence. Elle semblait revenue à elle mais, étrangement, pas du tout déboussolée. Oubliant le protocole, il s'adressa à elle comme il l'aurait fait avec Sacha, bien qu'en un peu plus courtois :
« A te voir, on aurait crû que cette Hypnose n'en finirait jamais.
- Quelle Hypnose ? demanda-t-elle, sincèrement étonnée.
- Tu ne t'en souviens pas ? Tu as dansé, pieds nus, sur de la glace, pendant bien dix minutes !
- Eh bien... Si, je m'en souviens, mais j'ai fait ça de mon plein gré.
- C'est... C'est impossible, murmura-t-il, aussi sonné par la déclaration d'Aéla que par un Coup-Croix.
- Si, si, je t'assure, continua-t-elle, un peu plus familière aussi, d'une voix calme et légèrement amusée. J'entendais les Pokémons, exactement comme je t'entends, et tout ce que j'ai fait, ils me l'ont d'abord demandé. J'ai accepté. J'étais pleinement consciente.
- Mais pourquoi ? s'emporta-t-il. Tu imagines, un peu, ce qu'il aurait pu t'arriver ? Pourquoi avoir fait ça ?
- A cette dernière question, je peux te répondre, répliqua une voix féminine venue de partout et de nulle part.
- Qui êtes-vous ? interrogea Régis, en se levant d'un bond, presque en Furie. Qui que vous soyez, relâchez-nous ou montrez-vous !
- Je préférerai me montrer. »
Une partie des étoiles se mirent à danser et un Pokémon se « détacha » du cosmos artificiel. Bleu indigo, de la même teinte que le ciel nocturne, il disposait de grandes ailes semblables à celles des Chovsourirs. Leur membrane semblait maintenue par des arcs de cercles d'une matière dorée, qui couronnait également le Pokémon en un parfait croissant. Des petits éclat de cette même matière ornaient le bas de ses ailes et l'extrémité inférieure de son corps en était aussi constituée, terminant, à l'instar de la tête, en croissant de lune. L'ossature du Pokémon apparaissait en blanc sous la membrane indigo et deux yeux violets, ressemblant fortement à des gemmes de Ténéfix, brillaient d'un éclat insolent. A le voir ainsi, le premier mot qui venait à l'esprit était « gredin ». La majesté ne venait qu'en seconde position. Son air espiègle, contrastant avec son apparence Féerique, sautait immédiatement aux yeux. Régis ajusta sa position pour être sûr de s'interposer entre Aéla et ce Pokémon, quel qu'il soit. Hors de question qu'il la touche.
« Je m'appelle Lunala et, avant que tu ne poses la question, je suis Télépathe, en plus d'autres capacités qui me sont propres. Au cas où tu ne l'avais pas remarqué, aucun de nous n'a prononcé un seul mot, depuis votre arrivée.
- Tu mens, rétorqua Régis, son esprit rationnel reprenant le dessus. J'ai parlé avec Aéla, il n'y a pas deux minutes.
- Vraiment ? Je n'ai pourtant rien entendu... De plus... es-tu sûr du temps que vous avez passé ici ? »
Cette question le laissa perplexe. Que voulait-elle dire ? Ils venaient tout juste d'entrer dans sa dimension.
« Exact. Dans MA dimension, vous êtes fraîchement débarqués, mais dans VÔTRE dimension, cela fait déjà plusieurs heures que vous êtes partis.
- Alors relâche-nous ! commanda Régis. Ce monde n'est pas le nôtre, laisse-nous partir !
- N'es-tu pas curieux de savoir ce qu'il vient de se passer ? Où tu te trouves ? »
Curieux, il l'était, mais pressé de rejoindre la Terre, également. Et d'éloigner Aéla le plus possible de cet endroit.
« Oh, mais, lui as-tu demandé son avis ? Et si ELLE ne voulait pas partir ? »
Il ne répondit pas, car ce n'était pas nécessaire, ses pensées n'étant pas un secret pour Lunala. Il craignait qu'Aéla soit sous une sorte d'emprise et qu'elle ne veuille rester dans cet étrange dimension. Mais il ne pouvait pas la laisser ici. Demeurée à genoux depuis sa danse sur la glace, la principale concernée se leva, posa une main rassurante sur l'épaule de Régis et déclara :
« Lunala, j'ai accepté d'aider les Pokémons à te faire venir, mais tu dois remplir ton office auprès d'eux. Si tu ne souhaites pas accomplir ta mission, je t'ordonne de nous relâcher sur-le-champ ! »
Lunala grimaça. Visiblement, c'était une formule exécutoire. Elle se tortilla sur place, comme pesant le pour et le contre, avant de finalement répondre :
« Très bien, j'entends leurs appels et j'y réponds.
- Qu'il en soit ainsi », répliqua Aéla.
La dimension disparut instantanément et ils se retrouvèrent exactement à l'endroit qu'ils avaient quitté, c'est-à-dire sur la plaque de glace. Lunala, cependant, n'avait pas menti : cela faisait plusieurs heures qu'ils étaient absents, car l'aube pointait le bout de son nez, alors qu'il devait être près de minuit, à leur départ. Les Pokémons avaient cessé leur danse fantomatique et attendaient visiblement leur retour. Aéla se redressa et annonça, aussi fort que possible, l'acceptation de Lunala. Sur quoi l'Assemblée Pokémon exulta, avant de se disperser comme de la poussière au vent, laissant Aéla et Régis seuls. Il se tourna vers elle et, l'empoignant par les épaules, la secoua comme un Cerizier en lui demandant :
« Vas-tu enfin me dire ce qu'il se passe ?
- A dire vrai, oui, répondit-elle en riant, mais seulement si tu me lâches, j'ai la tête qui tourne.
- Excuse-moi, balbutia-t-il, confus de s'être ainsi emporté, ce qui ne lui arrivait, d'habitude, qu'avec Sacha. Toute cette histoire... Ça n'a aucun sens.
- Ça en a, rétorqua-t-elle, catégorique. Le rituel auquel nous avons assisté visait à appeler Lunala, le Gardien de la Nuit. Considéré comme un esprit espiègle et joueur, il est difficile d'attirer son attention. Or, son rôle est d'empêcher ou de réparer les dégâts causés par les grandes catastrophes. Des dégâts contre lesquels même les Toko sont impuissants.
- Les Toko ?
- Les Gardiens des îles d'Alola. Il y en a un par île principale. Les Toko sont toujours présents, mais pas Lunala. Elle n'est là qu'à la demande expresse des Pokémons. Visiblement, un grand bouleversement a accompagné ta venue.
- D'habitude, c'est Sacha qui qui se retrouve dans ce genre d'histoires, plaisanta Régis. Etes-vous sûrs de ne pas vous être trompés ?
Certains. »
Elle l'avait dit de façon si sérieuse et si abrupte que tout sourire avait déserté Régis. Aéla le fixait intensément, si intensément, en fait, que c'en était dérangeant. Elle s'expliqua :
« Il semblerait qu'un Messager humain soit nécessaire, selon les anciennes prophéties, pour forcer Lunala à agir, ou le bannir. Je suis ce Messager. Mais tu es l'élément déclencheur. Sans toi, je n'aurais jamais pu ouvrir mon cœur aux Pokémons. Sans toi, je n'aurais pas compris leurs chants. Sans toi, le rituel aurait été un échec. Car tu es le Porteur, celui qui apporte le changement et guide le Messager. »
Régis n'en revenait pas. Toutes les aventures que lui relataient Sacha lui paraissaient toujours rocambolesques, lointaines... Et voilà que, d'un coup d'un seul, il était propulsé dans l'une de ces aventures ! Pour une fois, ce serait lui qui aurait des choses à raconter ! Il en était si étonné qu'il s'assit en tailleur, perdu dans ses réflexions. Aéla, quant à elle, avait tiré de cette expérience un calme et une assurance qu'elle ne se connaissait pas. Une détermination nouvelle s'était allumée, telle un Brasier, en elle. Quoiqu'il soit sur le point de se produire, il fallait, à tout prix, l'empêcher. Cette nuit, elle était littéralement entrée en communion avec les Pokémons de l'Assemblée. Elle avait perçu leur détresse. L'événement promettait d'être dramatique. On pouvait s'en douter quand on connaissait la puissance des Gardiens, mais s'en douter, ce n'était pas suffisant. Se préparer était la clé. La froideur de la glace engourdissant ses pieds nus la sortit de ses pensées. Elle observa un moment sa tenue dans le reflet de l'eau, puis éclata de rire, ce qui ramena Régis sur terre.
« Et moi qui croyais la situation critique, dit-il en se levant, son habituel sourire en coin ornant de nouveau ses lèvres.
- Eh bien ! Ma mère serait d'accord avec toi si elle me voyait dans cet état, expliqua-t-elle en désignant sa robe abîmée par le sel et ses cheveux ondulés par l'eau.
- Crois-moi, ça n'égalera jamais la coupe d'Ondine !
- La Championne d'Eau de Kanto ? s'étonna Aéla. Elle était pourtant très jolie, dans ses spectacles Pokémons !
- C'est vrai, rétorqua Régis, mais tu ne l'as jamais vue en dehors ! »
Ils se regardèrent et furent pris d'un incontrôlable fou rire. Cette conversation badine leur avait changé les idées et permit de prendre un peu de recul sur la situation. Ils allaient rentrer à dos de Roucarnage quand Aéla s'écria « Le Békibat ! » et leur rappela ainsi ce qui les avait embarqués dans cette folle aventure. Un rapide coup d'oeil leur permit de voir le Gouroutan du rituel leur faire de grands signes depuis la plage. L'embarcation à ses pieds, il semblait vouloir d'eux qu'ils la récupèrent. Ils ne se firent pas prier et plongèrent d'un même élan vers la plage. Ils firent la course jusqu'au rivage, ce qui donna une idée à Régis : voir qui, d'Aéla en Békibat ou de Régis en Surf sur son Tortank, serait le plus rapide à atteindre le port d'Ekaéka. S'il avait remporté la première manche, à la nage, Aéla battit le jeune Professeur à plates coutures, en Békibat. Elle restait Championne, dans sa catégorie !
Ils rentrèrent, fatigués, à dos de Roucarnage au manoir Gerand, où les attendaient Firn et Evène. Si Firn semblait soulagé de les voir en bonne santé, les prenant tour à tour dans ses bras, Evène ne cessait de foudroyait sa fille du regard. Elle était l'antithèse de son mari : là où il était rond et gentil, elle était élancée et froide comme la glace. Là où Firn était brun et hâlé, elle était blonde et pâle. Firn portait une simple salopette sur un t-shirt blanc, ce qui renforçait sa bonhomie naturelle et son air de Pofiterole. Vêtue d'un superbe tailleur du même vert que ses yeux, Evène, elle, cachait sa désapprobation derrière un éventail, ce qui lui donnait l'air plus glaciale qu'un Momartik. Ses cheveux d'argent, coupés strictement en carré plongeant, ajoutaient encore à cet effet. Tel un Arbok lançant une Intimidation, elle figea sa fille sur place, d'un regard. Visiblement, Aéla était bien trop impressionnée pour oser parler. Voyant cela, le Porteur en Régis posa la main sur le dos de la Messagère, à peu près au niveau de son cœur, et elle fut transpercée par une chaleur inconnue, qui lui redonna du courage. Le geste n'échappa pas à sa mère, qui réagit plus vite qu'un Pikachu :
« Que faisiez-vous, cette nuit, pour vous mettre dans cet état ? Nous étions absolument morts d'inquiétude.
- J'ai rencontré M. Chen sur les falaises du volcan, hier soir, déclara Aéla, stoïque. Il semblait en difficulté mais c'était une incompréhension de ma part. Après quoi, nous nous sommes présentés et il m'a demandé de lui faire visiter l'île, si cela était possible. J'avais fini ma journée et j'ai accepté. Nous avons longuement marché et, avant que nous nous en rendions compte, le jour se levait.
- Ah oui ? rétorqua Evène, aussi venimeuse qu'un Tritox. Mais, si vous n'aviez fait que marcher, vos habits ne seraient pas couverts de sel.
- C'est exact. Je ne voulais pas en parler pour ne pas l'embarrasser mais une horde de Lougarocs nous a pourchassés et nous avons dû nager un temps pour les semer... »
La facilité déconcertante avec laquelle elle avait inventé ce mensonge sidéra Régis. Certes, il lui était également arrivé de mentir, mais elle l'avait fait si naturellement... C'était Bluffant ! Avait-elle toujours eu ce don ou son rôle de Messagère l'avait-il développé ? Evène sembla hésiter, puis mordit à l'hameçon :
« Je pensais vous avoir mieux éduquée, jeune fille. Vous devriez vous laver et vous changer. Votre journée va bientôt commencer.
- Ma journée ? s'étonna Aéla. Mais je ne travaille pas le samedi...
- Aujourd'hui, si, la coupa Evène. La Fondation Æther requiert la présence de nôtre invité au plus vite. Dès qu'il se sera suffisamment reposé, vous le conduirez au Paradis Æther et le guiderait, jusqu'à la fin de la journée. Et il n'est nul besoin de protester. Vous l'avez « guidé » toute la nuit, vous pouvez en faire autant la journée. »
Le sous-entendu de sa mère scandalisa Aéla mais elle se contint. Cette langue de Séviper lui avait peut-être donné la vie, mais un jour, elle se le promettait toujours, un jour elle se vengerait de toutes ses bassesses. Si les loyers n'étaient pas aussi élevés, à Alola, elle aurait déjà quitté le manoir. Régis, plutôt Benêt et complètement ignorant de la réputation sulfureuse d'Aéla, n'avait pas perçu le double sens de la phrase mais la Messagère irradiait de colère, au point que ses joues en devenaient rouge Colhomard. Il allait intervenir quand Firn déclara :
« Je pense, Evène, que la Fondation peut les attendre quelques heures. Laissons-les se reposer et nous aviserons ensuite.
- Mais ! Mon Poffin Sucré, le directeur Saubohne a dit...
- Dès que possible, acheva le père d'Aéla. Et ce n'est, visiblement, pas encore possible. Allons ! Laissons-les, voulez-vous ? »
Sur quoi il tourna les talons, suivi par une Evène dépitée. Le contraste était tellement saisissant, pour Régis, qu'il en resta bouche bée. L'effet de Firn sur sa femme était à la limite de l'incompréhension. Il en avait vu, des choses étonnantes, en temps que Professeur Pokémon, mais ça ! Aéla, elle, était plutôt blasée par la quasi-schizophrénie de sa mère. Il faut dire qu'elle l'avait toujours vu comme cela. Son père la « matait » avec ses mots, ses frères l'attendrissait, mais sinon, le reste du commun des mortels subissait la femme froide, à l'ambition démesurée et à l’ego surdimensionné qu'ils avaient vu à l’œuvre. Depuis toujours, Aéla vivait dans son ombre. Sans cesse rabaissée, jamais à la hauteur, elle avait tenté de s'attirer les faveurs de cette femme, qu'elle considérait à peine comme sa mère, pratiquement toute sa vie. Jamais elle n'avait reçu d'elle une marque d'affection ou de reconnaissance. Jamais elle n'avait pu se voir comme sa fille.
Aéla se rendit compte, maintenant qu'ils étaient seuls, qu'elle ne savait pas dans quelle chambre logerait Régis. Ils cherchèrent donc, ensemble, où avaient été déposé ses affaires, et cette petite chasse au trésor remonta le moral d'Aéla. Du coup, son adrénaline chuta brusquement et elle s'évanouit au beau milieu du couloir. Régis, qui venait de trouver sa chambre, se retourna juste au moment où elle touchait le sol. Il allait appeler à l'aide, mais ils étaient passés devant sa chambre et il préféra l'y mener. Après tout, ce n'était pas tous les jours qu'on vainquait ses peurs, participait à un rituel Pokémon et traversait les dimensions ! Il n'y avait pas de doutes à avoir quant à la raison de son épuisement. Il ne restait plus qu'à la mettre au lit. Bien plus fort que son physique svelte ne le laissait paraître, il la souleva presque sans effort et la porta jusqu'à sa chambre, avant de se diriger vers la sienne, où il s'écroula à son tour.
Ils se levèrent, tous deux, aux environs de midi. Aéla ne se souvenait pas être retournée à sa chambre, mais puisqu'il le fallait, elle se prépara pour la journée en endossant une jupe droite à bretelles, noire et un chemisier blanc, tenue de travail habituelle. Remontant ses cheveux en chignon serré, un calepin coincé sous le bras et un stylo accroché à sa boutonnière, elle avait l'allure de la parfaite secrétaire. Une mèche ondulée refusant de rester en place, elle l'accrocha par une délicate pince à cheveux, en forme de Floramantis. Si les jolis yeux bleus qu'elle avait hérités de son père avaient eu besoin de lunettes, cela n'aurait probablement fait que l'embellir davantage. Régis, quant à lui, avait opté pour une chemise noire et un pantalon mauve clair. Il faisait très décontracté, à côté de sa future guide, mais le contraste s'estomperait dès qu'il enfilerait sa blouse de chercheur Pokémon, qu'il comptait emmener avec lui. Le majordome du manoir les informa de l'absence des maîtres des lieux, Firn ayant été appelé sur un accident de Pokémontures et Evène ayant accompagné les jumeaux participer à un triathlon junior. Ils déjeunèrent ensemble, à nouveau en tête-à-tête, avant de se diriger vers la Fondation Æther. Régis enfila sa blouse sur le bac qui les y conduisit et le Professeur prit le pas sur l'homme qu'avait pu observer Aéla.
Le soulagement d'Elsa-Mina, la présidente, fut palpable quand elle les vit approcher. Elle devait les accueillir en personne et, sans nouvelle d'eux, s'était rongée les sangs. Régis expliqua brièvement, en imitant l'aplomb d'Aéla, le matin-même, qu'il avait voulu découvrir les Pokémons endémiques d'Alola et qu'il s'était perdu, obligeant Aéla à le chercher toute la nuit. Rassurée, Elsa-Mina les fit entrer et ils découvrirent tous deux la Serre Æther. Première partie de l'immense complexe baptisé « Paradis Æther », la Serre contenait tous les Pokémons recueillis et soignés par la Fondation. Constituée d'une reproduction de forêt tropicale sous un gigantesque dôme de verre, très similaire à celui du LAPP, la Serre était un havre de paix pour les Pokémons. Les spécimens en danger y étaient même « cultivés », pour éviter l'extinction, comme pour les Corayons, par exemple. La Serre produisait les œufs nécessaires à la perpétuation de certaines espèces et les déposait dans la nature, pour qu'ils y éclosent sans jamais avoir connu l'aide de l'homme. Leurs idéaux, partagés par Firn, étaient la raison pour laquelle la G.A.I.A. s'était associée à la Fondation. Des rumeurs de corruption et de manque de scrupules circulaient bien, au sujet des RA, les Recherches Æther, mais cela n'avait que peu d'importance. Ce n'était que des rumeurs, après tout, et de ce que savait la G.A.I.A., elles étaient infondées.
Ils quittèrent la Serre et pénétrèrent dans la seconde partie de l'île, le centre de Recherches. Un immense bâtiment tout en longueur, d'un blanc virginal. La lumière vive des plafonniers donnait l'impression d'être dans un autre univers, après l'ambiance de la Serre. Régis, en tant que Professeur Pokémon accompli, restait vigilant. Sous ses apparence de netteté, des expériences affreuses pouvaient bien se dérouler ici. Le complexe était trop « propre ». Quelque chose clochait. Aéla, elle, était tout bonnement stupéfaite. Jamais elle n'avait vu de telles installations. Pas une fenêtre ne venait égayer le long couloir, pas un carreau aux portes ne trahissait l'objet des Recherches Æther. Tout était secret, cloisonné et froid. L'endroit était à l'image d'Evène. La ressemblance était troublante... Tout au bout du couloir, une immense porte leur barra le passage.
« C'est ici que nous gardons les spécimens les plus dangereux, expliqua Elsa-Mina. Cette salle n'a que peu servi mais les circonstances nous ont obligés à y avoir recours.
- L'ultra-Chimère est-elle si puissante ? demanda Régis, dans un mélange de curiosité et de scepticisme.
- En effet, je vous expliquerai tout à l'intérieur, mais n'ayez crainte : cette porte est plus robuste qu'un Steelix. Les Peaux Métal qui la constituent ont été travaillées par des Boumatas, empruntés à la compagnie G.A.I.A. expressément pour l'occasion. Il n'est pas d'Acier plus résistant au monde, et la porte fait plusieurs mètres d'épaisseur. »
Aéla avait entendu son père en parler. Visiblement, c'était cette commande qui avait mené à leur accord actuel. La porte blindée la plus épaisse et la plus résistante au monde... Quel monstre de puissance pouvait bien se cacher derrière ? Le directeur Saubohne et la sous-directrice Vicky les rejoignirent à la porte. Là, ils exécutèrent quelques manipulations pour entamer le déverrouillage de la sécurité. Elsa-Mina acheva la manœuvre en se faisant scanner de toutes parts : empreintes digitales, rétine, biométrie... Quand le ballet des lasers de reconnaissance prit fin, un énorme déclic annonça l'ouverture de la porte. Ils pénétrèrent, tous ensemble, dans une pièce noir, puis Saubohne et Vicky s'éclipsèrent. L'endroit, à l'image de la porte, semblait démesuré. Leurs pas résonnaient sur les dalles carrelées. Une sensation de profond malaise étreignit la Messagère comme le Porteur. Pour la combattre, il offrit galamment son bras à Aéla, qui le saisit sans attendre. Ainsi rapprochés, ils sentaient plus forts et surtout moins vulnérables.
Le centre de la pièce s'éclaira et l'objet de leur convocation s'offrit à eux. Une superbe créature, mi-humaine, mi-Insecte, était retenue dans un cylindre de verre. Gracile, elle était fine et élancée. Le bout de ses pattes s'apparentaient à des chaussures à talons. Deux très longs voiles fins se croisaient dans son dos, faisant l'effet d'une abondante chevelure. Deux antennes couronnaient sa tête et les longs cils de ses yeux fins achevaient de lui donner un air royal. Même les Sucreines faisaient pâle figure, à côté. Il y avait de quoi être subjugué. Mais, en même temps, elle paraissait extrêmement triste et complètement déboussolée.
« Nous l'appelons UC-02, car c'est la deuxième Ultra-Chimère que nous observons. Les Ultra-Chimères sont des Pokémons apparus tout récemment et sur lesquels nous n'avons absolument aucune donnée. S'il y avait au moins un mythe pour en parler, ils auraient été « simplement » considérés comme légendaires, ajouta-t-elle, avec un clin d'oeil, à l'attention d'Aéla.
- On peut tout de suite sentir qu'il est spécial mais vous avez mentionné qu'il pouvait être dangereux, n'est-ce pas ? se renseigna Régis.
- En effet, confirma la présidente. Lorsque nous avons voulu tester l'étendue de ses pouvoirs, Beauté a détruit une partie du Laboratoire et du dortoir des Scientifiques.
- Beauté ? interrogea Aéla
- C'est son nom de code, pardonnez-moi ! Ce Pokémon est capable de charmer et subjuguer n'importe qui. Nous avons découvert que seule une cage de verre pouvait limiter ses pouvoirs. Telle qu'elle est, il lui est impossible de vous hypnotiser. Mais il est vrai que, même sans ses pouvoirs, elle reste magnifique. »
Inutile de répondre à cela : un coup d'œil suffisait à vous en convaincre. Son air mélancolique ajoutait à sa beauté. Elle méritait vraiment son surnom. Elsa-Mina et Régis échangèrent des informations sur la Chimère, tandis qu'Aéla s'en approchait. La détresse de Beauté, elle la sentait dans sa chair. Son corps tout entier en vibrait. C'était incroyable. Si on lui avait dit, vingt-quatre heures auparavant, qu'elle aimerait les Pokémons, qu'elle en ressentirait les émotions et qu'elle compatirait à leurs douleurs, elle en aurait ri. Il avait suffi qu'un fou saute d'une falaise pour chambouler toute sa vie. Désormais, elle pouvait sentir les fils du destin qui les liaient, les Pokémons, Lunala, Beauté, Régis et elle-même. Il y avait également un autre fil... La personne qui y était reliée était actuellement absente mais son fil était instable. C'était elle qui actionnerait le cataclysme. Et cela passerait par Beauté. Il fallait découvrir de qui il s'agissait.
« Excusez-moi, interrompit Aéla, qui est la personne en charge du cas Beauté ?
- C'est le Professeur Servil ! Il est actuellement absent mais il devrait revenir demain matin. Souhaiteriez-vous des renseignements plus poussés ?
- A dire vrai, oui. Ce spécimen est des plus intrigants.
- J'avais crû comprendre que vous n'appréciiez guère les Pokémons, pourtant.
- C'est exact, en règle générale. Mais celui-ci échappe à toute règle, n'est-ce pas ? rebondit adroitement la Messagère.
- En effet, concéda Elsa-Mina. Voilà qui démontre l'ampleur du caractère singulier de nôtre invitée. »
Elle promit de faire parvenir à Aéla toute information concernant la Chimère et la visite se conclut ainsi. Le Porteur et la Messagère rentrèrent sans un mot. Ils dînèrent également en silence, provoquant la gêne de la famille, avant de se retrouver dans la chambre d'Aéla. Quand ils furent certains qu'on ne les entendait pas, ils discutèrent du cas Beauté :
« Quelque chose cloche, dans cette affaire, commença Régis. Cette histoire semble plus louche qu'un Casino de la Team Rocket !
- Je confirme : Beauté était plus triste que tout ce que j'ai pu connaître.
- A mes débuts de Dresseur, j'ai été arrogant et j'ai blessé certains de mes Pokémons. Mais jamais un seul d'entre eux ne m'a regardé comme ça... Et puis, d'abord, quel Laboratoire Pokémon « testerait » les capacités d'un Pokémon en cage ? enchaîna-t-il. Les véritables recherches se font sur le TERRAIN ou dans l'analyse des données de TERRAIN. Pas derrière un cylindre de verre !
- Je pense qu'Elsa-Mina était sincère, quand elle parlait de m'envoyer toutes les données qu'ils recueilleraient, mais les Scientifiques qui l'entourent... ? Je ne leur fais pas confiance.
- Il n'y a qu'une chose à faire...
- Libérer Beauté », conclut Aéla.
Et ils se mirent en quête d'un plan pour y parvenir.