Chapitre 86 : Synchropeine
Vassili ouvrit péniblement les yeux. Tout était sombre autour de lui, il ne distinguait rien. Il avait mal à la tête, le froid lui brulait la joue gauche, dans laquelle il sentait battre son cœur. Le goût du sang lui emplissait la bouche. Il leva un bras pour prendre appui sur le sol glacé. Il commanda au reste de son corps de bouger, mais rien n'obéit. Il ne sentit qu'une horrible douleur qui lui assaillait chacun de ses membres. Finalement, il parvint à se mettre à genoux. De cette position, il se leva avec tant de précaution que si ses os avaient risqué de se briser à chaque mouvement. Lentement, il s'approcha de l'unique source de lumière : l'encadrement d'une porte. Il posa la paume sur la poignée métallique. Il distingua alors du sang séché sur le revers de sa main.
Il relâcha vivement la poignée, se souvenant soudain que la porte ne risquait pas de s'ouvrir. Ses pensées s'éclaircissaient progressivement. On l'avait jeté dans cette pièce, puis les soldats s'étaient amusés à le battre, puisque personne ne les surveillait. Il avait reçu plusieurs coups de pied et de poing et il avait finalement perdu connaissance. Il se rappela alors qu'il y avait quelqu'un d'autre, quand il était entré. Il se retourna avec précaution pour sonder l'obscurité du regard, à la recherche de cette présence.
................- Assieds-toi, lui dit l'homme dans le fond. Tu n'as que des bleus et des bosses, mais ils ont tapé fort, tu risquerais de te faire mal en t'acharnant à bouger. Allez, assieds-toi, répéta-t-il comme Vassili ne réagissait pas.
L'intéressé fit quelques pas en arrière, prudemment, autant pour ne pas tomber à cause de la douleur que parce qu'il ne voyait rien. Il s'assit avec la lenteur d'un vieil homme atteint d'arthrose, puis demanda :
................- Qui... êtes-vous ?
L'homme sortit du coin de la pièce, sans se lever, pour venir se placer dans la partie plus éclairée de la pièce. Il avait une quarantaine d'années, tout au plus. Il tendit une main sale à Vassili, s'efforçant de sourire. Son corps émacié faisait peur à voir, aussi, le combattant hésita quelques secondes avant de serrer la main tendue.
................- Xavier. Je travaillais ici avant. On est dans un Centre Pokémon, tu sais. Donc, comme je disais, je travaillais auprès des Pokémon, avant. J'étais chargé du stock de nourriture du Centre. Puis, j'ai rallié les mouvements urbains de grève et de résistance, pour protéger mon beau métier de la disparition. Un jour, ils ont débarqué chez moi et depuis, je suis ici. C'était une salle de repos pour les Pokémon, cette pièce, la plus agréable du Centre, fit-il avec un demi-sourire nostalgique. On les mettait ici après les soins, pour qu'ils puissent se détendre avant de retrouver leur dresseur... Maintenant, il n'y a plus que cette chose pour se « détendre ».
Xavier désigna du bras une forme dans le coin opposé de celui où il se trouvait auparavant. Vassili plissa les yeux et distingua un matelas. Il s'approcha doucement. La housse était noire, jaune ou brune par endroits, mais il ne subsistait pas une seule parcelle de blanc. Déjà de là où il se trouvait, il pouvait sentir l'odeur qui s'en dégageait. Il s'y mêlait celle de l'urine, de la crasse et d'autre chose d'au moins aussi nauséabond, qu'il ne reconnut pas.
................- De temps en temps, ça change du froid du carrelage, commenta Xavier d'un air désolé. Après neuf mois ici, comme moi, tu ne le sentiras même plus.
................- Si tant est que je survive aussi longtemps...
................- Tu as sans doute bien plus de valeur vivant que mort ! Enfin, j'ai de la chance, je n'ai rien à leur apprendre. Parfois, ils ramènent des gens qui ne tiennent même plus debout. Mais ils sont toujours en vie et ça m'étonnerait qu'ils fassent le chemin pour qu'on les achève tout de suite après, tu vois... Alors, sans doute tu vivras longtemps, mais sans doute aussi que tu aurais préféré mourir.
................- Ils vont me... torturer ?
................- Je n'en sais rien, soupira Xavier. Mais tu ne serais sans doute pas le premier. Moi, je prends juste quelques coups de temps en temps quand ils s'ennuient, rien de grave, mais comme je t'ai dit, je ne suis pas un combattant, ils n'ont rien à apprendre de moi.
Vassili émit un son d'acquiescement tout en se glissant doucement contre le mur le plus proche. Il avait vraiment peur. Xavier était-il un vrai sympathisant, ou simplement quelqu'un qui allait essayer de lui tirer les vers du nez par la compassion, alors qu'on allait le malmener par ailleurs ? Mais surtout, racontait-il la vérité sur ces prisonniers torturés ? Il n'osait pas imaginer ce qu'on pourrait lui faire... Son cœur accélérait à la seule pensée d'un quelconque interrogatoire musclé.
Vassili n'avait aucune notion du temps qui passait. A la fois, il accueillait chaque minute de répit avec bienveillance, mais il lui semblait également qu'il attendait depuis seulement quelques instants. Peut-être même s'était-il endormi... La porte grinça. Vassili sursauta, plissa les yeux pour y voir dans cet éclairage soudain et éblouissant. La silhouette d'un soldat armé se détacha dans la lumière. Il y en avait deux autres derrière, en retrait.
................- Debout, doucement, ordonna-t-il sèchement. Retourne-toi. Recule. Les mains dans le dos, doucement, pas de geste brusque.
Le militaire lui passa des menottes, puis le retourna violemment dans la direction de la porte. Une nouvelle fois, les yeux de Vassili peinèrent à s'adapter à la luminosité qui s'échappait de l'ouverture. Sitôt qu'il eut à peu près accommodé sa vision, on lui masqua les yeux d'un bandeau trop serré qui appuyait méchamment sur ses meurtrissures. Poussé par derrière, il déambulait dans les couloirs du Centre Pokémon, peinant à maintenir l'allure tant ses douleurs bloquaient ses mouvements.
/!\ LE PASSAGE QUI SUIT EST SUSCEPTIBLE DE CHOQUER LES PLUS JEUNES OU LES AMES SENSIBLES PAR SON COTE VIOLENT. NE PAS LE LIRE NE GENERA EN RIEN LA SUITE DE LA LECTURE, AUSSI, SI VOUS NE VOUS SENTEZ PAS DE LE SUPPORTER, PASSEZ AU CHAPITRE D'APRES. /!\
La marche se stoppa. Il y eut un bruit de porte qui s'ouvre difficilement. Immédiatement, une odeur âcre de sang séché, de transpiration et d'urine coupa la respiration de Vassili. Il entendit une sorte de gémissement, comme une supplication plaintive, venant de l'intérieur. Le prisonnier, sous l'effet d'une violente poussée, tomba à genoux au milieu de la pièce. Il se rattrapa d'une main, qui atterrit dans une flaque de liquide chaud. Il eut à peine le temps de redresser le torse qu'il fut relevé par le col. On le poussa encore en avant. Cette fois, il heurta un mur, contre lequel il fut immédiatement plaqué. Il sentit le canon d'une arme s'appuyer contre son dos. Derrière lui, une voix de femme, froide et grave, ordonna d'un ton sec :
................- Retourne-toi.
Le canon recula un peu, laissant au prisonnier le temps d'effectuer sa manœuvre. Dès qu'il eût fini, un bruit sourd de coup amorti arracha un nouveau gémissement au fond de la pièce. La voix féminine demanda, lentement :
................- Plus on en saura, moins je lui ferai de mal. Je pense que tout ce que tu peux m'apprendre pourra nous être utile...
La gorge de Vassili se serra autour d'un nœud qui venait de s'y former. Il entendit une respiration accélérer, non loin de lui. On avait probablement empoigné l'autre prisonnier qui semblait se trouver dans la pièce. On pouvait sentir sa peur sans aucune difficulté rien qu'au travers de son halètement. Vassili se demanda une fraction de seconde comment son frère avait pu supporter une telle scène devant ses yeux.
Le bandeau autour des yeux du prisonnier se desserra. On lui retira ses menottes, sans aucune douceur. En quelques secondes, Vassili s'habitua à la faible lueur qui régnait dans la salle. C'était une petite pièce, aux murs à la tapisserie jadis jaune. Maintenant, ils étaient marqués de grandes traces brunes, dont deux qui attirèrent particulièrement l'attention du détenu. Sur l'un d'eux, on devinait, par la forme de la trace d'un rouge sombre, qu'un homme ensanglanté s'était progressivement affalé contre le mur usé. L'autre paroi était constellée de marques de sang frais. On avait essayé de se rattraper, mais étant donné le nombre de ces taches, les tentatives semblaient aussi vaines que multiples.
Vassili connaissait bien ce genre de pièce. Autrefois, on y accueillait les Pokémon blessés au combat : il s'agissait d'une salle de soins. Il y restait d'ailleurs, reléguée au fond de la pièce, une machine dont on se servait pour réchauffer les types feu en cas de grande fatigue. Il s'agissait là du dernier modèle sorti avant le début de la révolte. A cette époque, les technologies pour dresseurs étaient celles qui s'étaient le plus développées dans le pays. Cet équipement de pointe était ouvert en deux, défoncé et couvert de la même crasse qui jonchait le sol autant qu'elle tapissait les murs. Depuis, d'autres versions avaient vu le jour, bien plus performantes, à l'étranger. Cependant, aucune d'elles n'avait jamais franchi les frontières de Vogra.
Deux soldats braquaient leur fusil de part et d'autre de Vassili. Un troisième se tenait dans un coin, près de la porte, arme baissée. On voyait cependant qu'il était prêt à intervenir si cela se montrait nécessaire. Un corps ensanglanté gisait aux pieds d'une femme en uniforme de sous-officier. Elle le regardait d'un air mêlé d'indifférence et de mépris exagéré, expression issue d'une évidente mise en scène. Elle avait le visage fermé, froid, ce qui contrastait avec la beauté de ses traits. Si Vassili l'avait croisée dans la rue, il l'aurait probablement trouvée d'un abord très sympathique.
On aurait pu douter que l'homme recroquevillé devant elle fût vivant ; seuls quelques tremblements légers et les petits gémissements qu'il émettait le laissaient penser. La sous-officier retourna son prisonnier sur le dos, en le poussant négligemment du bout du pied. Ce déplacement laissa apparaître une marque de sang dilué. Le visage de l'homme était profondément marqué de coups et diverses blessures. Ses habits, lacérés et ensanglantés masquaient à peine d'autres témoins de violences sur tout son corps. La femme fit un signe au soldat dans le coin près de la porte, qui vint mettre le prisonnier à genoux, face à Vassili. Dès qu'il l'eût lâché, sa tête retomba contre son torse, ses yeux fuyant le regard du nouvel arrivant.
Le sous-officier attrapa le blessé par les cheveux pour le forcer à affronter le regard de Vassili.
................- Regarde-le bien... Il est ta seule chance de survie – et de salut.
Elle se tourna ensuite vers le combattant, ignorant l'autre.
................- C'est un civil, un de vos « contacts » du hameau de Vybles. Il a une femme, une très belle femme, deux petites filles de sept et onze ans... Il ne savait pas grand-chose, mais... Peu importe ! Il doit regretter de vous avoir aidé, n'est-ce pas ? Pour quelques mots échangés avec vos combattants de pacotille, il est ici... Enfin, je suis prête à l'épargner, car toi, tu en sais sûrement plus. Je ne demande que quelques informations...
Le regard du villageois laissait transparaître toute sa peur. Ses yeux suppliaient Vassili de lui sauver la vie, quel qu'en fût le prix à payer et la trahison que cela impliquait. Le rebelle, lui, ne voulait pas céder à l'horrible pression. Il baissa la tête. Immédiatement, il reçut un coup de genou dans le ventre, puis la crosse d'une arme heurta l'arrière de son crâne. Le coup porté sur ses hématomes déjà sensibles lui arracha un grognement. La sous-officier haussa un peu le ton, mais garda son intonation neutre.
................- Regarde-le ! Assume sa mort que tu auras bientôt sur la conscience.
L'autre prisonnier gémit, le corps secoué par le coup d'un câble métallique qui s'abattit sur ses jambes déjà meurtries, y ajoutant une nouvelle plaie ouverte. La femme écarta son sbire d'un geste et reprit ses menaces.
................- A chaque coup pour toi, un pour lui aussi. Dépêche-toi de te montrer plus loquace, je vais commencer à m'impatienter. Je n'ai pas tout mon temps, mes hommes m'attendent dehors !
Vassili fit non de la tête. Il n'osait pas parler, il craignait trop que sa voix trahît sa peur. Il pensa à Dimitri. Il savait bien que celui-ci aurait encore trouvé le courage de répondre cyniquement. Il admirait son frère pour cela. Lui, par contre, cachait derrière son air déterminé un énorme dilemme. Il ne voulait pas laisser mourir un non-combattant au nom de sa cause. Son frère, lui, aurait sans doute fait moins cas de la vie de cet homme, jugeant que la fin justifiait souvent les moyens. Vassili reçut un nouveau coup de crosse, dans les parties génitales. Il hurla, se plia en deux, le souffle court. Sans attendre, un des gardes lui releva le buste. Immédiatement après, le pied d'un autre soldat écrasa la main de l'autre prisonnier. Celui-ci se mit à pleurer, sanglotant bruyamment, les yeux rivés sur son sauveur potentiel. Il le suppliait, tremblant, les mains jointes, de parler.
................- Je te laisse trois secondes pour faire ton choix, continua la sous-officier. Après ce délai, il risquerait de ne plus être en mesure de te supplier.
Le décompte sembla durer une éternité. Plus il avançait, plus les soldats présents affichaient un air satisfait. A la mention de « un », la femme sortit un couteau de sa poche de pantalon. A « deux », elle saisit le crâne du prisonnier de sa main libre, déplia la lame et l'approcha de sa gorge. Vassili détourna la tête.
................- Regarde-le, je t'ai dit ! hurla-t-elle. Aie au moins le courage d'assumer ton stupide choix !
Un soldat força le rebelle à fixer la scène. Il le maintenait par l'épaule, prêt à le frapper s'il essayait à nouveau de s'esquiver. La sous-officier prononça lentement le mot « trois » comme si elle avait voulu faire durer un moment de plaisir. Elle rejeta alors la tête du civil en arrière, plaqua le couteau contre sa gorge. Elle posa son pied dans le creux du genou de l'homme au sol. La lame, bien aiguisée, déchira les chairs, provoquant un brusque écarquillement des yeux du prisonnier. Le sang se répandit sur le sol. Le corps trembla une première fois. Au deuxième mouvement réflexe, la femme repoussa le corps, comme s'il s'agissait d'un simple fardeau qui pesait sur sa jambe. Elle regarda avec dégoût son pantalon tâché, puis la lame rouge avec attention. Elle s'approcha lentement de Vassili, le couteau levé. Le sang de ce dernier ne fit qu'un tour. Mais elle ne lui porta aucun coup ; elle essuya simplement son arme avec application sur sa veste de treillis.
................- Tu risques de souhaiter bientôt que tes camarades n'aient pas le même acharnement que toi, quand tu seras à sa place, fit-elle en désignant le corps dans le coin d'un geste dédaigneux. Enfin, tu peux toujours changer d'avis et me parler...
Vassili n'osa rien répondre, il se contenta de la fixer, les yeux exorbités, alors qu'elle quittait la pièce avant lui. Il lui sembla que la terre s'effondrait sous ses pieds une fois de plus. Xavier avait raison : sa vie deviendrait un cauchemar plus insupportable que l'idée de mourir si ce n'était que le début. Il avait déjà un mort sur la conscience... S'il devait se trouver à sa place plus tard... Il ne savait pas jusqu'à quel point il pourrait endurer les mêmes souffrances que cet homme.