Chapitre 79 : Siphon
Les préparatifs pour le long voyage à venir se finirent dans la journée qui suivit son annonce. Les hommes étaient rompus à l'art de faire leur sac rapidement. Seulement, cette fois, il régnait comme une ambiance de fin du monde. Les visages étaient fermés, les expressions tristes et résignées. Probablement, si les familles avaient été présentes, on aurait pu assister à la scène déchirante des adieux… Personne n'avait néanmoins de proche auprès de qui s'épancher, aussi, la colonne se formait dans la relative indifférence. Certains bruits courraient même, à voix basse, au milieu des rangs, comme quoi on n'aimerait pas être à leur place. D'autres, au contraire, les trouvaient très courageux et se traitaient de lâches.
Avec l'aide d'un humain, Vaillant-Rescapé fit solidement fixer le sac contenant ses œufs sur le dos de Newton. De tous les combattants, les Pokémon étaient sans doute ceux qui conservaient une expression assez joyeuse : l'Insécateur pour sa promotion, la Migalos parce qu'elle accompagnait tout simplement celui qu'elle aimait. L'argument d'Eclair-de-Liberté était sensiblement similaire. Quant au Marcacrin, il affichait un sourire pour une tout autre raison : il ne partait pas, restant avec son adjudant-chef. Sur l'ordre du lieutenant Aleph-Zéro, tous ses subordonnées mirent leur sac à dos.
Le colonel sortit, salua l'Insécateur. D'un signe discret, Dimitri demanda à son lieutenant d'attendre encore quelques minutes et emmena son frère à l'écart.
................- Vassili, je veux que tu sois chef de groupe, accepte au moins ta promotion au grade de sergent, puisque tu refuses de rester. Tu remplaceras Emeric.
................- C'est encore une proposition de piston ? demanda l'intéressé d'un ton venimeux.
................- Non, ce n'est pas ça. Tu as déjà occupé ce poste ; je t'en sais parfaitement capable. Et… Puisque tu cherches tant à me trouver des raisons, la voilà : j'espère qu'à défaut de ne pas t'exposer pour épargner la douleur de ton frère, tu le feras parce que tu le dois à tes hommes.
................- Alors, c'était donc bien encore une attitude calculatrice de ta part…
................- Non, une coïncidence qui m'arrange. Tu mérites le poste et il m'apporte quelque chose, je ne vois donc aucune raison sensée de ne pas te le donner.
Dimitri porta la main à son ceinturon. D'un geste sec, il y dégrafa l'étui du poignard qu'il portait souvent et le tendit à son frère.
................- Tiens. Il pourra servir là où tu vas… Vous n'aurez guère de munitions.
................- Je n'en veux pas, je sais ce qu'il a fait…
Le colonel étreignit son frère d'un bras, avec force. De l'autre, lentement, comme s'il essayait de ne pas se faire voir, il glissa l'arme dans la poche de Vassili. Il se recula ensuite un peu, puis posa sa main sur l'épaule de l'homme en face de lui.
................- Reviens en vie, conclut-il.
Vassili ne répondit pas. Il fit quelques pas dans la direction de ceux qui l'attendaient pour le départ. Hésitant à se retourner, il stoppa sa marche, mais finalement, il repartit sans adresser un regard à son frère. Cependant, alors que la colonne disparaissait dans les arbres, quand on ne pouvait plus le voir, il glissa la main dans sa poche, pour en retirer le cadeau qui lui avait été fait. Il serra le fourreau dans son poing avant de l'attacher à son propre ceinturon. Il regrettait déjà d'avoir voulu encore une fois montrer qu'il était fâché. Son sentiment était réel, mais il n'en était pas un boudeur pour autant : l'effort de ne plus lui adresser la parole lui coûtait beaucoup. De plus, il quittait son frère pour longtemps, il aurait été préférable de ne pas le faire en mauvais termes. Il afficha une expression triste et murmura :
................- Quoique tu fasses, Dima, tu resteras mon frère. Quand je reviendrai, j'espère que tu auras enfin compris, tu me fais trop honte.
A la suite de l'Insécateur, les combattants progressaient dans la forêt. Il y planait un silence de mort qui ne faisait qu'en ajouter à la tension ambiante déjà conséquente. Peu à peu, Vaillant-Rescapé forçait la cadence de la marche. Les humains commencèrent à transpirer. Bientôt, l'atmosphère se détendit, seul l'effort accaparait les pensées. Finalement, un certain défi s'installait doucement. Un Pokémon allait se mesurer aux siens, en leur compagnie et ils allaient prouver qu'ils pouvaient rivaliser avec eux et même emporter la victoire ! Surtout, ils allaient affronter l'armée et bientôt, ils contrôleraient aussi cette partie du pays.
La première journée de marche se fit à la lueur du soleil. Les arbres protégeaient les combattants d'une grande partie de la chaleur… Pourtant, la température n'en demeurait pas moins étouffante. Quand, les prochains déplacements se firent à la faveur de l'obscurité, tous regrettèrent cependant les avantages de l'astre lumineux. La nuit ne protégeait les humains que de leurs semblables, tous le savaient. Elle représentait, à l'inverse, un handicap face aux Pokémon. A l'idée de pouvoir se faire attaquer sans même s'en rendre compte avant d'avoir essuyé de nombreuses pertes inquiétait tout le monde, l'Insécateur le premier. Celui-ci et le colonel avaient longtemps débattu de la question, puis il avait été finalement décidé que cela restait favorable : ils avaient presque autant de chance de se faire tuer discrètement par les Pokémon de jour… Leur inquiétude exacerbée la nuit n'était qu'un sentiment de leur esprit : la peur du noir, car y voir ne les sauverait de toute façon pas !
Les combattants progressaient lentement. Chaque nuit, ils commençaient à marcher tard ; les jours étaient longs en cette période de l'année. Ils ne pouvaient se permettre de marcher ni en ligne droite, ni rapidement. Vaillant-Rescapé choisissait souvent des passages difficiles d'accès, pour ne pas s'aventurer là où des Pokémon auraient pu patrouiller. Malgré la lenteur des déplacements, la marche épuisait les hommes. Ils piétinaient, devaient lever exagérément les pieds, prenaient des chemins escarpés qui les fatiguaient autant en montée qu'en descente, à cause du poids des sacs.
La routine s'était installée facilement, après plusieurs semaines difficiles, mais pas insurmontables. La résignation se lisait sur les visages des hommes exténués, usés par la marche et la vie dans des conditions exigeantes, autant physiquement que mentalement. L'automne arrivait, avec lui un temps plus agréable. Pour l'instant, aucun incident n'était à déplorer, bien que plus ils s'approchassent de l'ennemi, plus un tel événement devenait inéluctable.
Vaillant-Rescapé avait appelé Vassili et Terreur-des-Hommes autour de lui, carte déployée devant ses yeux. Du bout de la lame, il montra la rivière. Il voulait la traverser… Il avait donc besoin des conseils de son humain pour trouver un moyen et de son amie pour l'aider à se décider sur la conduite à tenir.
................- On pourrait passer là, montra Vassili. Si je ne me trompe pas, il s'agit d'un passage à gué, les troupeaux de Tauros l'empruntaient, il y a longtemps. De toute façon, c'est l'endroit le moins large sur toute la longueur du fleuve !
Vaillant-Rescapé se tourna vers la Migalos à la recherche d'un signe d'acquiescement. Il ne vint pas tout de suite, puis, finalement, elle donna son opinion.
................- J'imagine que c'est le seul passage. On ne peut pas nager et contourner nous prendrait trop de temps. C'est pour ça que Vassili ne nous a montré que cette solution, à mon avis.
................- Très bien. Dans ce cas, on y passera demain, je pense que la distance correspond.
................- On ne peut pas traverser avec les humains de nuit. C'est trop dangereux, dans l'obscurité.
................- Et nous serons trop exposés le jour, dans un passage comme celui-ci où nous ne pouvons pas nous déplacer latéralement.
................- Les humains vont se noyer. J'ignore quelle profondeur d'eau on peut attendre, mais à mon avis, en cette saison, ce ne sera pas facile. Je pense qu'il vaut mieux risquer de traverser de jour.
................- Alors, nous attendrons l'aube, concéda Vaillant-Rescapé. Dès les premières lueurs du soleil, nous passerons tous, et vite. Puis, ce sera là où nous nous séparerons en deux. J'aurais préféré plus tard, mais nous n'avons pas le choix.
Toute la colonne arriva à proximité de la rivière à traverser en fin de matinée. Terreur-des-Hommes partit en éclaireur, afin d'avoir tous les détails sur l'état du passage. Elle dut batailler de longues minutes pour obtenir l'autorisation de la part de Vaillant-Rescapé pour partir seule. Il ne voulait pas prendre le risque de l'éloigner, mais comme aucun humain n'avait la discrétion et l'agilité nécessaires pour la suivre sans la gêner, elle finit par réussir à le convaincre qu'elle serait plus en sécurité non accompagnée. Elle n'eut par contre pas besoin de donner d'arguments pour qu'il s'accordât à dire qu'elle serait sans doute la plus efficace pour cette mission.
Quand la Migalos revint auprès de son ami, les humains avaient déjà pris leurs aises pour se reposer en patientant jusqu'à l'aube du lendemain. Certains dormaient, d'autres, rares, lisaient alors que d'autres encore, dont Vassili, jouaient aux cartes. Vaillant-Rescapé regardait, sans trop comprendre à quoi s'adonnaient ces humains. Terreur-des-Hommes lui tapota l'épaule de sa patte pour attirer son attention.
................- J'ai l'impression que l'eau est assez profonde. Je ne pense pas toucher le fond, mais ça devrait aller pour les humains. Il y a du courant, il faudra se méfier… Par contre, j'y ai vu un Cerfrousse. Je ne sais pas s'il fait partie de nos ennemis. Il est venu boire… Quand je suis arrivée, il a regardé dans ma direction, mais je ne pense pas qu'il m'ait vue.
................- Je n'ai vraiment pas envie de passer par ce gué… Si, comme on pourrait le penser, les Pokémon nous y attendent, je ne donne pas cher de notre peau. Enfin, nous ne pouvons pas faire autrement, il nous faut encore avancer !
Aux premières lueurs de l'aube, Vaillant-Rescapé mena ses combattants devant le fleuve. La réalité était encore pire que ce qu'il ne se l'imaginait à partir de la description de son amie. Il avait pensé qu'elle se montrait un peu pessimiste, pour contrebalancer son allant naturel à lui… Cependant, elle n'avait en rien exagéré. A première vue, on aurait pu croire que l'eau sombre stagnait… Mais, dans le passage où le fond avait été surélevé, les remous témoignaient de la relative rapidité de l'écoulement. Sans doute, au début de l'été, on traversait facilement, sans se mouiller plus haut que les genoux. A cette époque de l'année, par contre, ils ne pouvaient pas espérer rester au sec. Le niveau restait néanmoins suffisamment bas pour qu'il choisît de ne pas perdre du temps à tendre une corde ; au vu de la probabilité d'une attaque, chaque seconde de gagnée serait bénéfique.
Vassili s'engagea en deuxième position dans le passage. Derrière lui Eclair-de-Liberté nageait péniblement. Seule sa tête dépassait, tandis que son dresseur portait tant bien que mal son sac au-dessus de ses épaules d'une main, le fusil de l'autre. Newton hésita quant à lui à se mouiller, puis, encouragé par tous, il finit par se convaincre qu'il devait y aller. Les humains avaient de l'eau jusqu'en haut du torse ; ils peinaient à avancer. Vaillant-Rescapé les regardait traverser depuis la berge avec inquiétude. A chaque seconde supplémentaire écoulée, il craignait de voir des Pokémon surgir des arbres. Quand l'Insécateur s'engagea à son tour, il constata que les difficultés à passer de ses compagnons étaient légitimes. Le sol glissait sous ses pattes alors qu'il sentait la force du courant l'entraîner à chaque fois qu'il perdait l'équilibre. Encore, il avait gagné de la distance en battant des ailes sur les premiers pas et ne portait pas d'arme, seulement du matériel et en quantité réduite. Il regrettait déjà d'avoir choisi de traverser sans corde...
Arrivé sur l'autre rive, Vaillant-Rescapé fit le tour de la zone en compagnie de son amie Migalos. Alors que les humains essoraient leurs vêtements, le lieutenant fut vite rappelé : emporté par le courant et le poids de son équipement, un des combattants, Colas, avait glissé. Son sac flottait encore un peu, mais coulait progressivement, tandis que l'arme avait déjà disparu. Quant à l'homme, il tentait tant bien que mal de lutter à la nage contre la force de l'eau. L'Insécateur hésita à se lancer, puis il se ravisa : il n'avait pas la force nécessaire pour le hisser sur la berge, d'autant plus qu'il avait déjà eu peine à garder lui-même la tête à l'air lors de sa traversée.
Les regards se tournèrent vers l'Insécateur, dans l'attente d'une consigne à venir. Alors qu'il s'apprêtait à envoyer son combattant le plus solide, une femme, Héloïse, laissa tomber son sac et s'enfonça dans l'eau sans attendre. Elle hésita un quart de seconde, regardant à tour de rôle le paquetage et le noyé. Son choix fut néanmoins rapide : elle tendit un bras en se jetant dans le courant, attrapa le sac qui flottait. Difficilement, elle tira vers elle ce lourd fardeau, sous l'œil inquiet de ses camarades. Elle peinait à ne pas laisser les flots la faire perdre pied, mais elle saisit sans hésiter le col de l'homme en détresse. Quand Vaillant-Rescapé vit qu'elle cherchait des yeux l'arme disparue au fond de la rivière, il l'appela pour qu'elle revînt sans prendre plus de risques.
Le retour de la jeune femme sur la berge fut pénible, mais jamais elle ne laissa paraître qu'elle pût être inquiète ou même ne fit mine de lâcher aucune de ses charges, malgré l'agitation de celui qu'elle essayait de sauver. Courageusement, le visage concentré par sa lutte acharnée contre le courant, elle avançait vers le bord. Ses compagnons d'arme lui tendirent la main ; ce fut finalement la patte de Terreur-des-Hommes qu'elle saisit. Quand elle posa enfin les pieds au sec, les combattants cessèrent de retenir leur respiration et poussèrent un soupir de soulagement. Progressivement Colas se remit à respirer presque normalement, puis il recommença à paniquer :
................- J'ai perdu mon arme ! haleta-t-il entre deux toussotements. Désolé lieutenant, j'ai glissé et après…
Vaillant-Rescapé secoua la tête pour le rassurer. Dimitri lui avait bien expliqué l'importance des armes, pourtant, il ne pouvait rien faire d'autre que de consoler Colas. De toute manière, le stigmatiser dans un tel moment n'aurait absolument servi à rien, il était déjà suffisamment sous le choc sans devoir en rajouter. Il serait temps de lui faire la morale plus tard. Il faudrait aussi qu'il se débrouillât pour lui fournir un moyen de se battre, mais avant d'y réfléchir, il devait mener sa troupe à l'abri. La menace des Pokémon n'était pas passée et ils n'avaient que trop traîné de jour dans cet endroit à découvert.