Chapitre 77 : Ténèbres
L'attaque des Pokémon avait fait une dizaine de morts, ce qui représentait un bilan de pertes énorme pour les rebelles. Cependant, le mot d'ordre était de ne pas se laisser abattre. Chacun faisait donc un effort pour se montrer optimiste. Au moins, ils les avaient mis en déroute, ce qui n'était pas joué d'avance au moment où Vaillant-Rescapé avait donné l'alerte. La disparition du lieutenant représentait un coup dur non négligeable… Aussi, quand les rumeurs couraient d'un départ probable en mission d'une partie des combattants, tous s'accordaient à dire que cela ne pourrait pas arriver tant que des chefs manqueraient. Personne ne donnait l'impression de se préparer à partir. On attendait l'arrivée probable d'un replaçant, ou la nomination d'un successeur parmi la communauté présente. Pourtant, on ne voyait guère que l'adjudant-chef ayant les capacités d'un potentiel désigné lieutenant et l'hypothèse que l'instructeur majeur fût envoyé ailleurs paraissait à tous invraisemblable.
Le colonel se montrait rarement, toujours très occupé à des réunions, ou exigeant qu'on le laissât seul dans la pièce qui lui était réservée. Vaillant-Rescapé l'assistait parfois, bien que même lui ne fût pas tout le temps admis à rester en sa compagnie. Cela n'empêcha pas l'Insécateur de se trouver fort occupé : Terreur-des-Hommes se l'accaparait. Elle avait décidé de le rendre sensible à sa future paternité. Pour ce faire, elle lui imposait de veiller ses œufs avec une grande assiduité. Comme elle ne voulait en aucun cas que cela devînt un calvaire pour lui, elle ne le laissait jamais seul. A vrai dire, elle profitait même de ces moments privilégiés pour partager des petits gestes de tendresse, auxquels, il faut le dire, Vaillant-Rescapé n'avait pas été habitué. Il appréciait cependant cette nouvelle expérience de sa situation amoureuse.
Vassili partageait des moments similaires en la compagnie d'Inès. Il leur avait été ordonné de ne pas épancher leurs sentiments en public, ils obéissaient, approuvant cette idée. Cependant, pour qui aurait voulu le deviner, ce n'aurait pas été difficile. Eclair-de-Liberté avait bien remarqué les regards qu'ils s'échangeaient, les gestes qu'ils avaient parfois, puis qu'ils retenaient au dernier moment. Au départ, il avait tenté de les éloigner, pour deux raisons. Tout d'abord, il éprouvait un peu de jalousie envers cette humaine qui lui prenait une partie du temps qu'il aurait pu passer avec son cher dresseur. Puis, il avait l'idée que Vassili avait déjà une femelle à lui et qu'il n'avait pas le droit de l'abandonner. Il avait lui-même été marqué dans sa jeunesse par la disparition de sa mère. Son père Grahyèna avait d'ailleurs juré d'attendre sa femelle, bien que cela n'eût jamais porté ses fruits.
Malgré tous les efforts du pauvre Elecsprint, Inès et le dresseur se rapprochèrent encore, au fil du temps. Eclair-de-Liberté n'était pas décidé à se fâcher contre son meilleur ami pour une histoire de cœur, aussi, il s'en accommoda. Il appréciait la femme, le pas à franchir ne fut donc aucunement difficile, puisqu'il avait plutôt dû se forcer auparavant pour garder ses distances. Les trois devinrent en quelques temps aussi inséparables qu'un Smogogo. Un soir, alors qu'ils étaient tous trois assis derrière le bâtiment où ils logeaient, Vassili posa délicatement sa main sur celle d'Inès, puis d'un geste doux, il lui effleura le visage de l'autre. Enfin, il osa bafouiller :
................- J'ai pensé que je pourrais demander la permission à mon frère… d'officialiser notre relation, lâcha-t-il en retenant sa respiration.
Inès releva sa main, surprise. Elle emporta avec elle celle de Vassili, qu'elle serra avant qu'il ne la retirât. Elle approcha son visage du sien et déposa sur ses lèvres un baiser sobre, mais sincère.
................- Oui, répondit-elle simplement, mais ce seul mot portait à lui seul une immense émotion.
Elle répéta son accord une deuxième fois en hochant la tête, puis, voyant que Vassili ne savait pas quoi dire, elle lui évita cette gêne et l'embrassa à nouveau. Lentement, elle déboutonna la veste de treillis de son amant. Ce dernier tenta de faire partir Eclair-de-Liberté, qui les regardait, sagement assis, mais il ne parvint qu'à le faire reculer de quelques pas, ses gestes n'étant guère concentrés sur ce but.
Vassili ajusta sa tenue pour se rendre devant la porte de son frère. Pour la troisième fois, il tira sur le bas de sa veste et arrangea les poils d'Eclair-de-Liberté qui, évidemment, ne l'avait pas quitté d'une semelle. Il attendait patiemment, assis aux pieds de son dresseur. Celui-ci se tenait contre le mur, en face de la pièce où le colonel était enfermé, en compagnie de l'Insécateur, pour cette fois. Il avait déjà frappé ; personne n'avait répondu. Il était pourtant sûr que Dimitri s'y trouvait, il attendait donc qu'on se décidât à le recevoir, sachant très bien que n'obtenir aucune réponse n'était nullement étonnant quand on connaissait le personnage dont il était question.
Alors que Vassili s'était perdu dans ses pensées, après une attente qu'il jugeait aux environs de l'heure, il fut tiré de ses rêveries par un bruit qui le fit se dresser soudainement. La voix de son frère, sur un ton qu'il ne lui avait jamais entendu, couvrit un bruit de choc, probablement contre du mobilier. Ensuite, il y eut des bruits de lutte. Vassili colla son oreille à la porte, soudain inquiet. Etait-il en train de se battre contre Vaillant-Rescapé ? S'étaient-ils disputés ? Il ne lui semblait nullement impossible, connaissant le caractère emporté des deux protagonistes, qu'ils en fussent venus aux mains (et aux lames…). Concentré sur les bruits de la pièce, Eclair-de-Liberté aux aguets contre lui, il entendit un gémissement humain. Son cœur accéléra : comment allait son frère ?
Alors qu'il s'apprêtait à rentrer de force dans la pièce, prêt à défoncer la porte s'il le fallait, les gémissements reprirent. Il s'agissait de supplications… Vassili s'étonna : il ne reconnaissait pas la voix de son frère. Son expression passa en quelques secondes du soulagement à l'énervement, en passant par l'incrédulité. Au départ, il fut rassuré que Dimitri ne fût pas en danger. Puis, quand il perçut à nouveau la voix de son frère, qui parlait fort, d'un ton railleur, il eut un moment de flottement, refusant de faire tout raisonnement logique. Enfin, il se mit en colère contre le colonel : comment pouvait-il oser faire usage de la torture, puisqu'il était certain qu'il s'agissait de cela ? Il voulut se jeter à l'intérieur, mais la seconde où il hésita, d'abord par lâcheté de voir ce qu'il allait y découvrir, le fit réfléchir. Si lui, non gradé, entrait pour reprendre le colonel devant un prisonnier, des rumeurs de fragilité du commandement ne tarderaient pas à se répandre… Puis, surtout, son frère n'hésiterait sans doute pas à le punir très sévèrement, malgré leur lien de parenté, pour cet acte de rébellion.
Vassili s'éloigna de la pièce, dégoûté, mais resta devant le bâtiment. Il s'assit contre le mur, Eclair-de-Liberté couché devant lui. Pendant encore une demi-heure, il ne bougea pas, ruminant sa colère et sa déception. Certains de ses camarades, en passant, lui jetèrent un regard interrogateur. Il ne leva même pas les yeux vers eux. Enfin, Vaillant-Rescapé apparut. Il semblait fatigué… Aussitôt, Vassili se remit sur ses pieds, pour retourner à l'intérieur. Il croisa Dimitri dans le couloir, lui adressa une expression haineuse. Il le prit par l'épaule sans douceur et, à voix basse, mais avec force, il demanda sans détour :
................- Putain, Dima, mais qu'est-ce que tu fous ?
Son frère eut d'abord l'air étonné, ou du moins, feignit de l'être. Ensuite, sans répondre, il se dirigea jusqu'à sa pièce réservée. Il entra, fit signe à Vassili de le suivre. D'un geste, il lui demanda de fermer la porte. L'intéressé s'exécuta en la claquant violemment. Le regard du plus jeune parcourut la salle, à la recherche de traces de ce qui s'y était déroulé. Il ne trouva aucun indice, mais ne se démonta pas pour autant et réitéra sa question, exactement la même, sur le même ton.
................- Je gagne la guerre, Vassia, répondit-il, la voix unie. Vassili, nous nous affaiblissons, avec toutes les pertes que nous subissons. Si je ne fais rien, on nous écrasera dans quelques jours à peine ! Si nous voulons gagner, nous devons nous en donner les moyens et ce par tout ce qui est à notre portée.
................- La victoire à tout prix ? Mais alors, à quoi bon la victoire, si c'est pour apporter au peuple ce qu'il a déjà ? Je pensais que tu avais des valeurs, Dima…
................- Nous aurons tout le temps de donner au peuple ce dont il a besoin, quand nous serons au pouvoir ! Si nous ne gagnons pas la guerre, nous ne pourrons rien faire du tout ! Cela vaut bien quelques sacrifices…
Le petit frère eut un mouvement de colère, agita les bras de haut en bas. Il se rendait compte qu'il s'emportait… Il arriva tout de même à maîtriser son geste : il n'en fit pas plus, alors qu'il se sentait sur le pont de tout casser.
................- Non, non ! hurla Vassili. Comment peux-tu faire ça ? C'est répugnant, absolument répugnant !
................- Cela nous a déjà apporté quatre pièces mortier, Vassili... continua le colonel en articulant lentement. Combien de vies de nos camarades allons-nous épargner grâce à eux ? Puisque tu insistes, je vais te dire, sans mâcher mes mots : je préfère mille fois qu'une de leur saloperie de cadre hurle quelques heures à mes pieds que de devoir sacrifier les miens !
................- En plus, tu as entraîné Aleph-Zéro dans tes idioties… marmonna Vassili, tellement choqué par une telle réponse qu'il ne trouvait plus ses mots. Je crois que, contrairement à ce que tu dis, je préfère encore donner ma vie honnêtement au combat que de la sauver par quelque chose d'aussi inhumain que la torture !
................- C'est aussi ce qui fait que tu ne peux pas arriver à tes fins, mon vieux… Tu ne peux pas obtenir ce que tu souhaites en attendant simplement que cela te tombe dessus par hasard ou par chance ! Nous ne sommes pas dans un conte de fées !
................- La prochaine étape, c'est quoi ? Dictateur tortionnaire ? Bravo, belle perspective de carrière ! Tu n'es qu'un idiot, Dima ! Moi qui croyais que…
................- Arrête, Vassili, tu vas finir par m'énerver… Je suis vraiment navré de devoir te dire ça, mais si tu ne veux pas rester, tu peux partir. Je ne peux pas te proposer mieux.
Le plus jeune ne répondit rien, cherchant une réplique cinglante qui ne venait pas. Dimitri fouilla dans un tiroir, duquel il sortit un poignard. Il le fit tourner dans ses mains, l'examinant comme s'il avait été un spécialiste. Lentement, il effleura la lame d'un doigt. Le métal noir, large et épais, brilla quand il le tourna face à la lumière. Sans lâcher son arme de son regard admirateur, il reprit :
................- Quand nous nous battons, certes, nous essayons de ne pas tuer inutilement, mais ne le faisons-nous pas quand même ? Si tu acceptes la lutte armée, il n'y a qu'un petit pas de plus à franchir !
................- Non, c'est différent. Là, ce que tu fais, ce n'est pas humain, tu les fais souffrir, de sang-froid, tu leur fais des blessures ignobles !
Vassili inspira profondément avant de reprendre :
................- Mais je ne m'en irai pas : si je pars, je perds tout espoir de continuer à me battre pour mes convictions.
................- Tu vois, c'est ce que je te disais… déclara Dimitri en pointant son frère avec sa lame. C'est pareil… Moi, je ne peux pas nous mener à la victoire sans avoir d'information, c'est aussi simple que cela.
Le colonel s'appuya sur l'épaule de Vassili, le poignard pendant au niveau de son torse. Un instant, le plus jeune eut peur que son frère ne l'exécutât… Il en aurait sans doute été capable, vu ce qu'il faisait et étant donné ses attitudes parfois étonnantes ! Heureusement, Dimitri ne fit aucun geste suspect, il ajouta simplement en le guidant vers la sortie :
................- Allez, va te calmer, Vassia, mon petit Vassia…
Le petit frère allait repartir, mais il se retourna juste avant d'attraper la poignée de la porte. Il était soudain pris d'un doute et autant éclairer toutes les choses fâcheuses en même temps…
................- Qu'as-tu appris d'autre, de si primordial, de cette manière ? Ne me dis pas que ça fait longtemps !
................- Rien d'autre pour l'instant, malheureusement.
................- Tu donnes en partie raison à ce traitre de Gilles : tu n'es pas aussi honnête que tu veux nous le faire croire !
Dimitri glissa son arme dans un fourreau, qu'il fixa à son ceinturon. Il se déplaça lentement, tournant le dos à Vassili alors qu'il marchait. Il s'arrêta, face à son bureau de bois abîmé. Il posa la main à plat sur la planche. Sans se retourner, il détacha ses mots d'un ton lent et monocorde.
................- Evitons de parler de Gilles, veux-tu…
................- Et pourquoi donc ? s'emporta Vassili, se demandant soudain quel scandale cachait encore son frère.
................- Vassia… Fais-moi confiance, laisse-moi gérer les affaires qui me concernent.
................- Surtout, ne me dis pas qu'il était innocent, s'il te plaît, articula le plus jeune, la voix quasiment suppliante.
................- Oh, je ne te le dirai pas, s'il n'y a que ça pour te faire plaisir. De toute façon, ce n'est pas le cas, il aurait ruiné toutes nos chances de succès, tôt ou tard…
................- Mais le Marcacrin dans le tube, tu ne l'y as pas mis toi-même, comme il l'a dit… Dimitri ? demanda le petit frère d'une voix hargneuse.
................- Je n'aurais pas osé faire ça, quand même ! Pauvre petit Marcacrin, dit-il d'un ton ironique.
Vassili s'avança vers son frère, qui lui faisait enfin face. En trois grandes enjambées, il était à moins d'une longueur de bras de lui. La façon dont il s'était approché de lui donnait l'impression qu'il allait lui décocher un coup de poing ; le colonel ne recula pas d'un pas pour autant, même quand le plus jeune lui saisit la veste. Pourtant, une de ses mains eut le réflexe de se rapprocher du poignard dont il venait de s'équiper.
................- Dis-moi ! hurla-t-il. Ne me mens pas, avoue que tu as été assez ignoble pour faire ça !
Calmement, Dimitri posa ses mains sur celles de son frère et le fit lâcher prise. Il lui sourit comme il aurait souri à un enfant qui faisait un caprice.
................- Ah non, ça, je ne te le dirai pas non plus, même si c'était ton souhait. Je n'ai pas mis P'tit Nours dans le mortier.
................- Alors qui ? Malik ? C'est ça, fais le faire par les autres, tu auras bonne conscience ! Mais au final, l'ordre viendra toujours de toi, tu es le seul responsable…
................- Je savais qu'il y dormait depuis quelques jours et que j'étais plus ou moins le seul à être au courant. Après, demander à Malik de donner l'ordre de vérifier, ce n'est pas pareil, n'est-ce-pas ? Je savais que Gilles ne le ferait pas, il suffit de présenter la chose d'une telle manière que l'idée paraisse insensée. Je n'ai fait que forcer le destin… Sa traitrise aurait été révélée tôt ou tard. Le plus tôt était le mieux ! Les rangs se sont resserrés avec cette affaire, j'ai assis mon autorité et coupé court à tout risque de problème envers les Pokémon. Gilles était un danger pour notre armée !
................- Mais Gilles était aussi notre allié. Il n'aurait pas tué le Marcacrin, n'est-ce pas ? Parce qu'il se battait pour nous !
................- Peut-être… Peut-être pas. On ne le saura jamais. Ce qu'il faut que tu comprennes, c'est surtout que si nous laissons aller des dissensions, on ne s'en remettra jamais !
................- Oui, tue tous ceux qui ne sont pas d'accord avec toi, ce sera sans doute le dialogue le plus simple ! Dimitri, tu es un monstre ! Repense à ce pourquoi tu te bats, lâcha Vassili rageusement.
Sans même prendre le temps de faire la demande pour laquelle il était venu, ni même d'ailleurs penser à le faire, Vassili tourna les talons. Il quitta d'un pas vif et déterminé la pièce réservée à son frère, sans refermer la porte derrière lui.