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Minuit, l'heure du cringe
de Nicéphore

                   



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[Texte] Violoncelle
Après celui-ci, je suis en rupture de stock momentanée, mais j'aimerais bien parvenir à écrire encore quelques soirs par semaine. Ce serait trop beau !

Comme on m'a posé la question, je reprécise : oui, la plupart des textes que je poste ici se déroulent dans le même univers, ce qui me permet de le développer au fur et à mesure. On en a une vision plus claire à partir de cet article où j'ai recensé la maigre production en ligne. Les personnages sont aussi souvent les mêmes, j'en ai un petit groupe que je développe de la même façon, par morceaux de post-its.

J'ai cette scène-ci en tête depuis très longtemps, ç'aurait presque pu être un chapitre 1, mais je n'ai pas de scénario défini à commencer par un chapitre 1... comme souvent !



Accrochée d’une seule main à une poignée suante, à l’instrument de l’autre, Helena garde pour l’instant le rythme de la course du train. Elle prendrait même presque plaisir à se balancer sur ses pieds en suivant son mouvement, maîtrisant le poids et la taille de son bagage instrumental, mais ils arrivent bientôt. Elle s’est préparée à descendre plusieurs minutes à l’avance, pour le violoncelle et pour sa grosse valise, pour la façon dont ils élèvent à rang d’épreuve la plus courte volée d’escaliers. Helena n’aime le train qu’avec un seul bagage à main. Et aussi lorsqu’il ne fait pas trop chaud, pour éviter la climatisation qui ne la refroidit que de rhumes passagers.

Même la question du côté où la porte s’ouvrira prend des accents cruciaux. Si c’est en face, il faudra traverser le sas d’entrée de trois pas, dont deux marches, en risquant de gêner les autres voyageurs. Nerveuse, elle espère donc que la vitre où elle tapote parfois un doigt sera celle qui se dérobera.

Pour une nouvelle série de marches hautes, plus l’espacement du quai. Puis la labyrinthique gare de Village, et ses plusieurs étages…

Jaston lui a dit que le trompettiste l’attendrait sur le quai. Si elle n’aime pas trop Alhexandre, ses airs sombres et ses bagues d’acier terne, il sera bienvenu pour porter l’encombrante caisse de bois. La salle de concert est loin de la gare, un quartier entier les sépare, dont au moins quelques rues et deux lignes de bus. En trois heures avant les répétitions, elle a compté large, ce sera bon pour passer à l’hôtel déposer sa valise.

Les lignes du paysage s’amollissent avec le train qui ralentit. Les quelques bâtiments notables retrouvent un nom sous ses yeux habitués. Même ce coin de la ville, un peu plus industrialisé que le reste, lui demeure sympathique. Les vitres aux teintes faiblement variées réfléchissent toutes différemment la lumière du soleil. Les passagers s’amassent au bas des escaliers, et leurs souffles concentrent la chaleur des lieux. Elle glisse la main le long de sa poignée pour y trouver une parcelle de métal froid, en vain.

Le suspense du côté du quai demeure encore quelques instants, le temps pour quelques murs de plus de défiler contre la fenêtre, et faire valoir leurs graffitis ; puis, arrêt sur image, et c’est la porte en face d’elle qui s’ouvre.

Ouf. Les dernières marches, ensuite, sont plus faciles.

C’est la foule qui prend la relève pour poser le problème suivant. Agitée mais ordonnée, elle ne gronde pas tant que l’on ne brise pas son rythme, rythme effréné de gare, que le violoncelle peine à suivre. La rumeur comme la chaleur ambiantes n’atteignent plus la voyageuse qu’à travers la brume opaque de sa vision teintée d’angoisse. Pour elle, le lieu est stressant, les gens pressés, les trains rapides, le sol net et glissant, les murs droits, les obstacles nombreux mais les espaces trop grands. Bref. Au moins, il y a quelques courants d’air pour rafraîchir le tout.

Sur le quai, sans plus de dix pas pour la forme, elle se cale derrière un distributeur isolé et envoie un message court à Alhexandre Plafrenelles. Elle ne veut pas se faire surprendre par ce type sinistre. Pas plus qu’elle ne veut, finalement, se retrouver en face de lui. S’il est là pour elle, c’est parce qu’on l’a forcé.

Sauf qu’il n’est pas là. La foule se vide, avalée par le train ou les portes vitrées, et seules les personnes accompagnant les voyageurs, qui ne doivent pas monter dans les voitures, font des signes aux fenêtres pleines de reflets bleu-vert.

La rame se met en marche, roule, puis s’éloigne en sifflant ; les gens se retirent au compte-goutte, dans d’ultimes roulements de valises. Il s’est écoulé dix minutes. Helena serre le violoncelle, puis quitte le distributeur pour un banc proche, où elle laisse reposer l’instrument. Incapable de s’asseoir, elle esquisse, à droite et à gauche, quelques pas qui ondulent sa robe vert amande.

Plus personne sur la quai, et pas plus de réponse. Elle envoie un texto au maudit chef de troupe, Emilliano Jaston, réputé pour surveiller de près sa communication. Rien non plus après cinq minutes. Ses pas se font plus insistants, et vont même à l’aller-retour de son banc jusqu’au quai. Il fait chaud à Village, même à l’ombre, pour elle qui vient du centre. Il n’y a pas de quai en vis-à-vis, seule une façade à observer. Le mur aux vitres vides d’un bâtiment d’administration. Une poignée d’autres minutes s’égrène.

Une petite femme arrive et s’installe sur un banc proche.

Elle est venue à pas prudents mais décidés, défaits de toute hâte de gare, avec plutôt la marche d’une habituée qui s’apercevrait d’une autre présence et viendrait demander, poliment, s’il reste de la place pour elle. C’est à cela que ressemble l’œillade qu’elle glisse à Helena, avant de s’asseoir, en tailleur, et de tirer d’une grande besace tout l’attirail nécessaire pour écrire en mangeant des cookies.

Elle est là toute seule, alors qu’aucun train n’est annoncé ici, petite, la figure creuse, les yeux immenses et noirs, les cils et les sourcils du même noir envahissant qui donne des teintes brunes à ses traits pourtant pâles. À côté, Helena, grande et claire, debout, la mâchoire ronde et les cheveux très courts, la regarde s’affairer minutieusement sur d’étonnantes grandes lettres, tracées du bleu appliqué d’un stylo-plume.

La musicienne, discrète, se détourne, refait quelques pas autour du banc, dans la direction opposée à la nouvelle venue dont elle entend les miettes tomber. En revenant, elle lui jette un second regard, qui croise directement le sien.

Le cookie entamé dans une main et sa plume dans une autre, elle lui sourit de ses grands yeux. Helena se sent obligée, devant ce regard, de dire bonjour ; ce que l’on fait parfois lorsqu’on est deux inconnues l’une pour l’autre sur un long quai de gare désert.

« Bonjour » fait-elle donc d’un sourire mal assuré, en détournant un peu la tête, honteuse déjà d’avoir parlé.

Mais la petite femme, qui, tout compte fait, paraît assez jeune, s’illumine presque comme si elle n’attendait qu’un bonjour.

« Bonjour ! »

Elles se regardent, pour qu’Helena se dise qu’elle est tombée sur quelqu’un d’invraisemblable. Plus parce que sa réaction paraît toute naturelle que pour la réaction elle-même, là où d’autres auraient répondu avec une joie forcée. Suit :

« Vous attendez quelqu’un ? »

Il fait chaud, aveuglant et moite, et sur un quai géométrique, une petite jeune paraît presque vouloir l’aider.

« Oui, j’attends quelqu’un, on doit venir me chercher pour une répétition, je joue à la Poscaye ce soir et je n’étais pas censée transporter ça toute seule (un geste vers le violoncelle assoupi sur son banc).
— Ah ! Oui, fait l’autre d’un air concerné. Qu’est-ce que c’est comme instrument ?
— Un violoncelle » répond simplement Helena, décontenancée.

La banalité de la question, dans cette situation, la surprend. Si son ton et ses mimiques donnent à penser le contraire, les paroles son interlocutrice laissent l’impression qu’elle n’est pas intéressée par la conversation.

« Et vous êtes allée voir dans le hall s’il n’y a pas la personne que vous cherchez ? Je veux dire, vous êtes sûre qu’elle doit vous attendre là ? Ça fait combien de temps ?
— J’ai des doutes, on m’a dit sur le quai, mais oui, j’y pensais, mais, il faudrait transporter les bagages et j’ai pas encore le courage. Et je lui ai envoyé un message, mais il ne répond pas.
— Je peux vous garder le violoncelle pendant que vous jetez un œil… »

Elle pourrait être une simple voleuse, mais elle ressemble davantage à une personne rare. D’ailleurs, il semble à Helena qu’elle est un peu confuse par la spontanéité et l’audace de sa proposition.

« Si vous restez là… si ça ne vous dérange pas !
— Je pense qu’il ne me gênera pas, ce n’est qu’un instrument.
— Merci beaucoup, c’est gentil à vous ! (quelques pas, puis elle ajoute :) Je reviens vite ! »

Et elle compte revenir vite, d’autant qu’elle a aussi laissé sa valise à côté du banc. Elle doute de plus en plus de croiser quelqu’un à ce stade, mais ce sera pour avoir vérifié.

Elle n’est même pas au bout du quai qu’une vibration dans sa main droite ralentit son pas d’un seul coup.

14h44 << Alhexandre Plafrenelles >> Je ne suis pas censé t’envoyé de message. Je ne viendrais pas et tu ne participe pas au concert ce soir ni demain et jeudi et ta chambre d’hôtel est annulée. Jaston ta renvoyer Désolé.
14h44 << Helena Chanet >> C’est pas vrai ?
14h46 << Helena Chanet >> Merci de m’avoir prévenue, mais pourquoi…??
14h49 << Helena Chanet >> Et je fais quoi, à Village, avec le violoncelle et sans billet retour ? Il a dit quoi, Jaston ?

Elle aligne encore quelques pas en large du quai, consternée, à laisser le vent jouer dans ses mèches courtes et pâles sans s’en apercevoir, promenant alentours son regard ébahi comme pour faire saisir aux poubelles et distributeurs l’incongru de la situation. Et se repenchant finalement sur son écran :

14h53 << Helena Chanet >> Sale con !

Elle fait alors volte-face, après quelques hésitations, du côté de sa petite gardienne de musique. La sécheresse de ses sandales se fait entendre sur le sol dur.

Elle avait pensé que Jaston plaisantait, de son air entendu mais rigolard, avec ses faux avertissements. Il lui a dit qu’ils auraient du mal à se passer d’elle pour la tournée de juillet, une période où elle s’est engagée auprès d’une compagnie de théâtre d’objets, dont elle connaît la directrice. Il lui a dit que c’était chiant de devoir l’attendre pour certaines répétitions, parce qu’elle en avait d’autres avant, avec d’autres musiciens. Il lui avait aussi dit plus récemment qu’il préfèrerait l’avoir toute pour lui, avec un regard qui ne voulait pas forcément juste dire qu’elle était bonne musicienne.

Tout d’abord elle apprécie la liberté de travailler pour plusieurs organismes, sur plusieurs projets et spectacles, ce qui lui laisse la possibilité de varier, changer d’air assez souvent, ne pas rester coincée sur l’infinie répétition d’un même enchaînement de notes ; et aussi, de rencontrer du monde et de voir du pays. C’est tout ce qu’elle attend de sa vie d’artiste, et elle ne chercherait pour rien au monde à signer un contrat avec une seule compagnie, même pour un meilleur salaire.

Et de plus, si même l’envie lui prenait, ce ne serait certainement pas avec l’orchestre de Jaston. Si elle avait écarté d’un revers de main faussement amusé toutes ses incitations, elle n’en était pas moins restée polie et ne se serait certainement pas attendue à ce qu’il aille jusqu’à la renvoyer.

Et surtout pas après lui avoir fait faire six heures de route jusqu’à Village avec le violoncelle. C’est peut-être finalement ce qui l’embête le plus dans l’histoire.

Arrivée au niveau du banc, elle s’y laisse à moitié tomber sans même y prendre garde. La jeune femme, le même gâteau toujours entre les doigts, l’égrène à présent à trois moineaux locaux.

« Alors ? s’enquiert-elle.
— Alors pas grand-chose, en fait. Je viens d’avoir ma réponse, je n’ai pas de concert, finalement, pour ces trois prochains soirs, et personne ne viendra me chercher. Il faudrait que je m’inquiète des raisons, mais le problème le plus problématique pour l’heure, c’est que j’ai fait le trajet pour rien et que je vais visiblement devoir me retrouver un hôtel. »

Elle pose son coude sur un genou, écrase la joue sur sa main, et regarde les volatiles s’entre-piailler la nourriture. Elle serait disposée à rester sur ce banc sans but, échanger quelques mots bizarres avec cette rencontre de cinq minutes, ruminer rageusement en claquant quelques pas sur les dalles de la gare, puis demeurer seule sur ce quai et nulle part ailleurs. Parce que ses bagages sont encombrants et lourds.

Sa voisine pose alors sa feuille entamée sur ses genoux et dévie ses yeux sombres, curieux, vers elle.

« Vous vous appelez comment ?
— Helena, et vous ? »

Elle se sent un instant coupable de s’être présentée sous son seul prénom, puis, l’instant d’après, d’avoir retourné la question.

« Lucia. Je peux vous héberger pour la nuit, peut-être ? Je suis rue de la Quarantaine, si vous connaissez, ce n’est pas loin. »
Article ajouté le Dimanche 17 Mars 2019 à 15h26 | |

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