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Minuit, l'heure du cringe
de Nicéphore

                   



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[Texte] Gare aux malheureux
J'ai retrouvé récemment, en triant l'empilement spéléologique A4 qui orne un coin de mon bureau, deux feuilles couvertes d'une écriture endormie et relatant le seul rêve scénaristiquement exploitable que j'ai fait dans ma vie. Ça date de mars 2018, mais je n'ai pas trouvé ça si mal, et ça s'adaptait vraiment bien aux fondements de l'univers en construction.

Pour un peu de contexte alors, dans une partie indéfinie et vraisemblablement grande de ce monde aux contours flous, la notion de bonheur supplante celle de richesse. Il n'y pas de riches et de pauvres (ou du moins, c'est peu important, avec des inégalités réduites), mais il y a des heureux, socialement valorisés, et des malheureux, pestiférés. Non, ce fonctionnement n'est donc pas beaucoup plus sain : dans la recherche du bonheur se crée un certain individualisme chez pas mal de gens, et même si les points de vue sont évidemment divers, de manière globale, on considère mal quelqu'un qui n'a pas réussi à se construire une vie qui lui plaît. Cela entraîne plein d'implications au niveau culturel, mais je dois y réfléchir plus en détail, comme à la notion globale. Bref. Je n'ai pas grand-chose en fait.

Même en réécrivant, j'ai du mal à supprimer certaines tournures trop facilement poétiques, qui s'écoutent trop sonner, trop artificielles, et ça m'embête assez.

Et donc sinon c'est encore un truc bizarre sans contexte. Ne vous sentez pas obligés de commenter/de commenter constructivement, mais ça m'intéresserait d'avoir un ou deux points de vue/interprétations là-dessus !



Leur duo est assez mal assorti. Ils marchent ensemble, mais on ne sait pas pourquoi, et d’ailleurs, eux non plus. Ils ne se connaissent pas. Ne se sont jamais vus avant. Mais ils marchent et ils parlent. Par bribes.

Ce n’est pas franchement joyeux. La fille a dans les quatorze ans et porte une robe très longue, en mauvais état ; elle serre autour de ses épaules une couverture noire à franges décoiffées. Elle marche d’un pas courbé, irrégulier, le regard sur le sol, avec les pans vert clair de la robe déchirée qui effleurent les dalles de la gare. Elle ne voit du sol que le reflet vide. Ses cheveux sont d’un châtain bouclé et emmêlé, au-dessus d’un visage enfantin, alignant un nez retroussé, des joues rondes et de taches de rousseur. Elle a l’air d’avoir froid aux poignets.

Deux têtes de haut la séparent du garçon qui chemine à côté, de plus forte carrure, mais ses épaules s’affaissent aussi. Il garde une main dans la poche d’un grand manteau marine, l’autre en-dehors. Il a la figure ronde, un nez large et imposant recadré par des lunettes carrées à la monture noire. L’acné rougit le tout par endroits, des cernes le bleuissent jusque loin au-dessous des yeux. Il est plus difficile de lui donner un âge, peut-être dix-huit ans ou plus, ou un peu moins. Ses lèvres irrégulières portent quelque chose de triste. Ses longs cils ferment un regard pointé sur la gamine, bien plus bas ; il marche à grandes enjambées lentes.

Autour, la gare est peuplée : partout, des piliers droits soutiennent, des poubelles accueillent, des distributeurs offrent, des bornes de compostage mordillent en ronronnant, des bancs, des vitres, des stands de nourriture très chère se tiennent là et observent, et entre tout cela, beaucoup de gens pressés. Les lumières, diffuses, baignent l’ensemble d’un jaune orangé cru parsemé d’ombres nettes. On aperçoit parfois les sources d’éclairage, en relevant la tête : des halos jaune violents sous la verrière bleu sombre, invisible. On dirait que c’est le soir.

Les pas résonnent contre les dalles grises ambrées, pour se répercuter sur les arêtes tranchantes de cet intérieur brut ; ainsi, ils s’amplifient… Avec les apostrophes, les discussions et les exclamations indistinctes de la masse de la foule, ça donne un brouhaha classique de gare : ceux que l’oreille s’abstient d’entendre tant ils viennent de partout à la fois, et assourdis par l’espace. Il règne une odeur indéfinie de mélanges, où se perçoit néanmoins une dominante de poussière — pourtant, l’endroit est propre.

Le duo ne prête aucune attention à tout cela, à part peut-être aux dalles et aux pointes de leurs chaussures, en plus de la conscience, chacun, de la présence de l’autre, et de la foule autour. Ils dépassent un kiosque à journaux vêtu d’un patchwork de couvertures aux couleurs pastel photomontées.

« En fait, oui, je savais que ça pouvait aller mal à certains endroits, mais c’est une sale image et nous, en belle famille, on a été évidemment élevés dans les règles de l’art du bonheur. Je n’me suis jamais sentie concernée. C’est plutôt mal vu partout. » La voix de la gamine a quelque chose de terne et lourd.

Comme le reste. Ses cheveux sont sans éclat, ses lèvres, ses yeux de même sont raidis par une forme de vide pesant. Elle ne parle pas fort, comme s’il ne régnait pas un seul bruit alentours, mais le garçon l’entend quand même. Il hoche la tête, d’un mouvement qui suggère qu’il n’y avait pas d’autre réaction à avoir, comme s’il fallait hocher la tête et c’est tout.

« Je n’pensais pas à ça. »

Hochement de tête à nouveau. En fait, il fait correctement semblant, mais n’écoute pas vraiment ce qu’elle dit. Il entend sans écouter, pour laisser les paroles, finalement, s’évaporer dans le vide sans autre récepteur. Ce sont ses pensées à lui qui sont perdues dans un vide, à l’intérieur même de sa tête qu’il secoue à l’instinct. Une ou deux phrases embrouillées lui viennent encore aux tympans avant que la fille ne se replonge dans son mutisme et dans les lignes des dalles, brouillées par ses yeux tristes.

Mais en fait, elle n’est plus si éprouvée. Elle l’a été, mais ça s’est calmé vite. Elle garde cet air perdu d’usage, pour rester d’apparence affectée aux côtés de ce garçon qui, on dirait, ne connaît pas ou plus non plus le bonheur. Il arrive des choses terribles et en être témoin, un témoin rare, est déstabilisant ; mais au fond, elle s’en fiche assez des autres qu’elle-même. Ça a toujours été comme ça et c‘est sûr que ça ne changera pas d’un coup : tant pis ! Elle est ébranlée là, mais elle s’en remettra, car c’est une égoïste. Voilà ses pensées assumées.

Elle se demande quand même ce que pense le garçon, lui, qui semble un peu absent et ne parle que peu. Il est possible qu’il la méprise parce qu’elle tient un discours que lui connaît déjà : son visage ne trompe pas malgré de premiers efforts, il n’est pas heureux. C’est mal vu. Aussi, c’est pour ça que la foule les évite et ne les regarde pas trop.

Sans que l’un ne guide l’autre, leurs pas se retrouvent immobiles sur les pavés plus gris d’un des quais de la gare. Il y a moins de monde ici. Les rares voyageurs en devenir se massent autour des bancs et des distributeurs automatiques ; le sol fait une bande de trois mètres à peine depuis le mur, puis c’est la voie en contrebas et ses rails rouillés sales.

Ils se postent sous les lumières jaunâtres, face à la voie. La fille se demande si son compagnon inconnu attend le train, et si oui, pour quelle destination. Il ne lui dit pas de partir, ni rien, alors elle reste, le regard coincé sous le chemin de ferraille, immobile dans sa tenue agitée par la brise. Il leur semble que tout est silencieux, et ils attendent longtemps.

Le grondement d’une locomotive naît alors peu à peu du calme, ses yeux jaunes déchirent le fond sombre de la gare, et on ressent la puissance de cette habituelle vibration d’air à l’arrivée d’un train. Le garçon avance. Le véhicule aussi, mais il est encore loin… la gamine se rend compte que c’est son compagnon qui est près de la voie, vraiment trop, trop près. Elle ne voit plus son visage, rien qu’un dos au manteau agité de bourrasques, rien que son coup d’œil au serpent métallique, et son dernier pas vers l’avant. Dans un sursaut écarquillé, elle comprend.

Elle lui saute alors carrément sur les épaules ; le train hurle, elle claque ses bras en croix sur le torse du garçon, et pèse, tant qu’elle peut, vers l’arrière ; la paroi floue des wagons succédés file d’un coup devant eux, éjectant ses cheveux derrière sa tête. Un instant, elle contemple en suspension ce dangereux obstacle mouvant, son allure indécente, puis finalement, ils tombent en arrière. Le garçon essaie encore de se relever, elle le retient, sans cris, sans larmes, mais les oreilles pleines de sourds battements de cœur affolés, et les yeux de carnages en devenir. Les gens s’écartent.

Le train siffle, il s’arrête, laissant entrer les passagers pressés d’échapper à la noirceur de la scène qui se déroule à même le sol. Le garçon s’affale au terme d’un dernier élan sans conviction, elle l’a encore retenu de toutes ses forces. Mais enfin, elle ne le connaît pas. Elle ne l’a jamais rencontré avant. Elle l’a juste vu malheureux, la chose si rare.

Le train n’est plus là. Ils restent tous les deux sur le quai, pantelants, pour finalement échanger un long regard sans signification. Ils ne savent toujours pas pourquoi.
Article ajouté le Vendredi 15 Février 2019 à 17h50 | |

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