Pikachu
Pokébip Pokédex Espace Membre
Inscription

Jusqu'à ce que les dunes cessent de chanter de Ramius



Retour à la liste des chapitres

Informations

» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 13/01/2021 à 11:06
» Dernière mise à jour le 29/06/2022 à 08:45

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Aventure   Conte

Si vous trouvez un contenu choquant cliquez ici :


Largeur      
Chapitre 14 : La voie de l'épée
C’était une chasse différente. Plus difficile, forcément. Plus fatigante : une fatigue lourde, glaciale, enflammant chaque mouvement comme une journée de course à dos de Démon embrasait le corps entier. Et puis il y avait l’engourdissement qui gagnait progressivement le bras, alors il fallait en changer et réchauffer l’autre, tout en continuant de chercher la proie. Tout cela comptait, oui, mais ce que les deux Apprentis retenaient surtout, c’était combien cette chasse était différente de tout ce qu’ils connaissaient.

Parce qu’ils étaient la proie.

Gorbak les avait abandonnés entre deux dunes, puis s’était éclipsé derrière l’horizon de sable, et leur avait ordonné de trouver une proie. Quelque chose de petit, comme un jeune Serpent-Tempête, un Lapin-Sapeur, un Scorpion de la Terre... Lui les surveillait de loin, en restant hors de leur vue. Et quant à leurs Démons, les trois étaient à plusieurs kètres de distance, s’entraînant sous la surveillance du Démon de Gorbak à des manœuvres impossibles avec un cavalier.

Les deux Apprentis étaient donc virtuellement seuls. Si jamais ils dérangeaient un prédateur vraiment trop gros pour eux, ou tombaient sur un Sarcophage Noir, le Guerrier interviendrait, bien sûr, mais le but de l’exercice était de les laisser seuls quasiment à tout prix.

Plus ou moins seuls. Les spectres qu’ils portaient à la main n’avaient pas encore la carrure de Sarcophages Noirs, mais le même but et la même avidité. Aixed et Onis étaient les proies parce qu’ils tenaient ces prédateurs-là par la poignée, au lieu de les dissimuler au fond de leurs affaires comme le bon sens élémentaire l’exigeait.

Les épées étaient jeunes, et n’avaient pratiquement jamais eu l’occasion de se nourrir. Elles étaient faibles. Pourtant les deux Apprentis sentaient des étreintes de glace leur dévorer les doigts, un froid imaginaire contaminant chaque nerf et transperçant leur chair, tout droit dans leur cœur qu’ils sentaient déjà ralentir. Cela ne faisait que quelques nutes, peut-être qu’un quart d’heure, qu’ils marchaient dans le sable chaud en serrant ces blizzards dans leurs mains.

Ils supportaient. Parce qu’on les avait fortifiés, parce qu’ils avaient appris la sérénité qu’il fallait conserver pour ralentir le froid qui les paralysait de terreur. Parce que les épées étaient des prédateurs aussi redoutables que les Démons, et tout comme ils avaient apprivoisé leurs Démons, ils devaient maintenant apprivoiser leurs épées.

Mais ils n’auraient pas pensé que ce serait si dur.

Le pire n’était pas le froid. Le pire n’était même pas cette impression dérangeante de sentir ce froid malveillant faire bouillir leurs veines, brûler leurs amples vêtements et exposer leur chair à l’air libre ; le pire n’était même pas l’odeur de putréfaction qu’ils sentaient s’échapper lentement de leurs corps envahis par la mort.

Ce n’étaient que des sensations, et les Apprentis parvenaient à deviner qu’elles leur étaient étrangères. En revanche, la présence insidieuse des épées dans leurs pensées était plus difficile à repousser. Malgré le calme qu’ils s’efforçaient de maintenir et l’inexpérience des épées, ces dernières avaient l’avantage. Elles infiltraient leurs consciences antiques dans les émotions et les souvenirs de leurs porteurs, et cherchaient à s’en nourrir, à aspirer leur force vive.

Mais les Apprentis ne cherchaient pas à gagner. Ils cherchaient à conserver le plus possible de terrain. Gorbak les avait prévenus : leurs meilleurs souvenirs d’enfance et leurs terreurs les plus secrètes, deviendraient plus fades, moins concrets. Ils se détacheraient d’eux-mêmes, un peu plus que par une simple sérénité, et seraient entraînés vers le vide. L’important était de garder un équilibre solide.

En marchant dans le sable, en cherchant un jeune monstre pour l’offrir à leurs épées et commencer ainsi à les dompter, les Apprentis devenaient des Guerriers plus sûrement qu’en voyant une rangée de Démons des Sables se ruer sur eux pour protéger leurs Œufs dans la Salle des Mères.

Et ils doutaient.

Aixed marchait dans le sable chaud avec la main gauche sur l’épée. Elle devrait en changer d’ici quelques nutes. Un pas après l’autre, elle cherchait des traces, des marques qui aurait pu la conduire à une proie et à la fin de son— de leur calvaire. À tous les deux.

Des faits bruts. De simples vérités. Des pas réguliers, un examen attentif, rien qui puisse laisser prise à une émotion, comme elle l’avait appris. Pourtant elle entendait encore, dans les trilles de douleur qui faisaient scintiller son bras, un chant lancinant qui tentait de s’imposer à tous ses sens, et qu’elle s’efforçait de ne pas entendre. Elle aurait tôt fait de reconnaître la mélodie d’une des berceuses que chantait la belle voix de sa mère, et de s’y perdre.

Les dunes chantaient, aussi, et Aixed se raccrochait à ce son grave du vent traversant le sable. Elle arrivait à le confondre avec la voix de l’épée dans sa tête ; elle y arrivait, elle ignorait aussi fermement ces deux sons, et elle les faisait ainsi disparaître. L’épée ne l’aurait pas en l’attaquant par la musique, se promit-elle. Et elle continua de marcher.

De son côté, Onis gardait son attention rivée sur l’horizon bleu et ocre. Mais ses yeux ne cessaient d’échapper aux inoffensifs sommets des dunes, de balayer rapidement leurs creux en cherchant le moindre mouvement, et finalement de se fixer sur la poignée de l’épée qui pesait dans sa main.

Même si certains Guerriers arboraient fièrement cette forme-là, c’était une épée d’Apprenti, courte et légère. Dire qu’un jour, elle ressemblerait au hachoir que Gorbak pouvait faire voltiger tout autour de lui avec la désinvolture dont on aurait chassé un grain de sable… Et soudain, l’Apprenti se rendait compte de ce qu’il regardait, et il détournait les yeux avec horreur.

L’épée le fascinait et ne cessait de se rappeler à son attention, mais il avait vite compris ce qu’il risquait à la regarder. Il admirerait ses formes épurées et les arabesques gravées par-dessus, le mouvement indolent de son panache teinté de bleu, et ses yeux verraient le spectre au-delà de la sculpture.

Rapidement, il sentirait l’épée bouger dans sa paume. Il se sentirait danser avec elle, virevoltant entre des ennemis imaginaires, et pourchassant la gloire à chaque coup. Mais la trajectoire scintillante de la lame ne serait jamais suivie que d’un nuage de poussière et d’une traînée de sang, ou quelque chose de plus salissant encore. Et Onis se retrouverait seul au milieu de ses rêves de grandeur, à contempler deux novices roulant dans la poussière sous l’œil goguenard d’une vingtaine de Guerriers.

Il secoua la tête et verrouilla son regard sur les dunes, tout en changeant distraitement l’épée de main. Il avait encore perdu, c’était désespérant… C’était comme pendant la Cérémonie de l’Œuf. Il se voyait tenir tête à une mère, mais il avait été le plus tremblant de la ligne. Depuis qu’il avait trouvé Gorbak au sommet de sa falaise, il avait l’impression de ne pas être à sa place, de ne servir que de flûtiste pendant qu’Aixed chantait — et tout comme elle, il ne savait pas jouer de la flûte.

Il résista à l’envie de lui jeter un rapide coup d’œil, de voir comment elle tenait. À la place, il courut sur quelques pas, et se précipita presque au sommet de la dune dont ils escaladaient le flanc, faisant un rapide tour d’horizon pour voir autre chose que cette maudite épée.

Aixed le rejoignit plus lentement. Elle se demandait comment lui tenait, comment il trouvait encore la force de courir. Elle-même avait l’impression de ne plus être qu’une coquille vide et refroidie depuis longtemps, à force de refuser tout ce qu’elle était à l’épée comme à elle-même. Mais chacun était seul dans son épreuve. Les épées ne les attaquaient pas de la même façon.

« Je… J’ai cru… »

Ils n’avaient rien bu depuis le matin, alors que le soleil approchait du zénith. La gorge d’Onis ne put émettre qu’un coassement sec et étouffé. À force de respirer dans l’air sablonneux du désert, un jour, les deux Apprentis parviendraient à parler sans abîmer leur voix. Une voix que le désert aurait réclamée et transformée en quelque chose de plus rauque, de plus rugueux, mais pas de plus sec.

« J’ai cru voir un mouvement, articula-t-il lentement. Par là. »

Il leva son bras armé et fixa ses yeux sur son épée, sans parvenir à les détacher. Alors Aixed lui envoya un coup de coude violent en le dépassant, avant de se réintéresser à la couleur du sable sous ses pieds.

Elle perdait du terrain. Elle pensait, elle réfléchissait assez pour prêter attention à Onis. Et elle sentait l’épée s’engager dans la brèche, elle entendait son timbre métallique dans la voix de l’Apprenti. Elle l’entendait dans le chant des dunes, elle l’entendait dans le froissement de ses habits, elle l’entendait dans le sang battant furieusement à ses tempes. Pourtant, elle n’avait jamais eu l’oreille musicale.

Elle avait oublié les leçons de chant de sa mère. Très tôt, elle s’en était désintéressée et avait décidé qu’elle deviendrait une Guerrière : elle n’avait aucune envie de passer sa vie à tisser, à chanter, à tailler, à jouer du marteau et pire que tout, à enfanter. Elle bien assez vu sa mère rouler les yeux au ciel en essayant de lui apprendre un mouvement ou un chant pour ne pas avoir la moindre envie de prendre sa suite. Et l’épée était la première à s’infiltrer dans cette pensée secrète : elle l’avait masquée à tout son village, ils n’auraient jamais compris qu’une telle horreur lui passe par la tête.

Elle n’aurait jamais pensé que sa faiblesse serait le chant. Pourquoi pas le Scorpion de la Terre qui avait failli réussir à lui dévorer l’oreille, pourquoi pas toutes ses innocentes terreurs de gamine, et pourquoi pas cet amour d’un été qui lui semblait bien fade maintenant qu’elle en avait oublié le nom ?

Elle sentait, à côté d’elle, la révulsion scintillante qui oppressait Onis. Pourquoi ne pouvait-elle pas affronter ses peurs, elle aussi ? Mais non, il fallait que ce soit justement cette musique qu’elle n’avait jamais apprise, et à laquelle elle ne prêtait pas attention. Et chaque fois qu’elle laissait son attention faiblir, elle sentait le souvenir de sa mère remuer comme s’il souffrait sous la morsure de l’épée, et elle sentait monter une tristesse difficile à garder enfouie.

Elle avait envie de s’arrêter et de pleurer dans le sable, au mépris de l’importance de l’eau pour son corps. Mais elle savait que c’était en s’en empêchant qu’elle faisait face à l’épée. Elle savait qu’elle serait dévorée dès qu’elle s’arrêterait.

Elle savait que ce serait se détourner de la voie de la Guerrière, celle qu’elle avait choisi. Et cela, elle le refusait — pas après tous les Dunaja qu’elle avait avalés pour en arriver là. Alors elle fermait les yeux et se forçait à rester sereine comme devait l’être une Guerrière.

Elle n’était pas la seule à peiner. Onis aussi sentait l’épée lui échapper, non pas en glissant dans sa paume, mais en trompant tous ses sens et en faussant ce qu’il percevait. Ce mouvement qu’il avait signalé était-il réel ? Ils avaient atteint l’endroit où il aurait juré l’avoir vu, mais il n’y avait rien, et il sentait presque ses yeux glisser le long du sable, tentant de rejoindre par eux-mêmes l’épée. Il tint bon — pour cette fois.

Non, bon sang, il était sûr de ce qu’il avait vu ! Et peu importait que le désert lui-même ait des airs d’illusion, il devait savoir au moins cela. Il devait s’arrêter là, cesser de se soumettre au pas endormi d’Aixed, et creuser, jusqu’à trouver la petite proie qui lui échappait. Et la peur lui nouait le ventre à cette idée, car il savait que s’il s’était trompé, il ne se relèverait pas.

Il tenta de se persuader qu’il pouvait faire confiance à Gorbak, sans succès. Vraiment ? L’homme qui l’avait ignoré sur la terrasse du tournoi, restant aussi immobile qu’une statue, daignerait-il lever le petit doigt pour essuyer son échec ? Il n’aurait juré de rien. Il lui semblait qu’un Guerrier se devait d’être noble, vertueux et irréprochable, mais il devinait aussi que cette image idéale venait de l’épée, et il craignait que le Guerrier ne frémisse même pas à l’idée de le laisser mourir sur le sable. Après tout, son épée lui avait-elle seulement laissé une parcelle d’humanité ?

Et puis il se jeta au sol quand il pensa qu’Aixed lui flanquerait un autre coup de coude, ou de pied, ou le relèverait. Même s’il ne l’entendait plus, il était sûr qu’elle résistait largement assez bien pour l’aider s’il le fallait. Il doutait de seulement lui arriver à la cheville.

Alors il agrippa fermement son épée, et appliqua ce qu’il lui restait de forces à larder la dune de coups. L’Acier n’avait pas besoin de trancher, son simple passage faisait s’ébouler des pans de sable sur l’Apprenti. S’il y avait quelque chose là-dessous, il ne tarderait pas à le trouver.

Et bientôt, sans qu’il puisse rien tenter pour l’empêcher, ses yeux revinrent se fixer sur les arabesques scintillantes de l’épée. Il les sentait presque s’entremêler sous son regard, prendre vie et se déployer. Elles poussaient comme un Arbre à contes, se nourrissant de la vie qu’elles lui avaient arrachée, et laissant leur moisson de feuilles mortes dans son esprit.

Il ne vit pas le mouvement du sable.

Il ne vit qu’un éclair grisé, accompagné d’un hurlement strident et du choc de l’Acier contre l’Acier. Le bruit éclaircit son esprit, et il fut lui-même à nouveau.

Aixed se tenait à côté de lui, son épée dardée dans le corps d’un petit Scorpion de la Terre. Le petit cadavre avait été broyé entre les deux lames, mais il n’en sortait qu’un peu de lymphe bleutée, rien de bien dégouttant.

« Merci, prononça l’Apprentie avec difficulté.

— Je… toussa Onis. Je manque de me faire piquer par un Rapion, et tu me remercies ?

— C’est toi qui l’as trouvé, se justifia-t-elle. Et si ça n’avait pas été un Rapion, je n’aurais pas réagi moitié aussi vite. »

Il ne répondit pas, prenant le temps de savourer la vigueur revenue de ses pensées. Maintenant que les épées se nourrissaient ailleurs que sur eux, ils pouvaient contempler les dégâts qu’elles avaient fait, et ce n’était pas si terrible. Les souvenirs de l’une ne semblaient pas plus fades, les rêves de l’autre ne semblaient pas moins éclatants. Pas beaucoup.

« Bivouac, annonça Gorbak sans qu’ils ne l’aient entendu arriver. Rangez vos épées, et préparez-vous ce Scorpion. Vous l’avez mérité, je pense ! »

***
« Mais… bredouilla Onis. Maintenant ?

— Oui, maintenant. Vos épées sont nourries, donc plus fortes : la prochaine fois que vous chasserez avec elles, elles auront digéré les lambeaux de vie qu’elles vous ont arrachés. Proposez-leur de leur offrir plus que ce qu’elles trouveront dans vos têtes, ou elles vous dévoreront. »

L’Apprenti eut un soupir résigné, et attrapa le ballot de tissus où il avait enterré le spectre dont il avait défié la poigne même pas une heure plus tôt. Il sentit bientôt le panache doux-amer s’enrouler autour de son bras et y planter mille échardes de froid.

Il se leva, l’épée en main, et se mit en garde, un instant après Aixed. En face d’eux, Gorbak attrapa d’une main la poignée de sa propre épée, la déployant devant lui et posant sa seconde main sur la lame.

Le choc renversa l’Apprenti avant même qu’il n’ait remarqué que le Guerrier bougeait. Il eut l’impression que son bras de glace était fracassé et s’écrasa dans le sable brûlant en ayant à peine le temps de penser que leur vieux maître était beaucoup plus vif qu’ils ne l’avaient jamais pensé.

Quand il rouvrit les yeux et sentit son bras intact, il eut l’impression qu’une heure s’était écoulée. Aixed avait reculé d’une dizaine de mètres — sous les yeux d’Onis, elle tenta malhabilement de parer un large revers de l’épée de Gorbak, et fut à son tour projetée au sol.

Il refusa de céder à l’abattement, et se releva plus vite qu’il n’aurait cru en être capable avec cette épée maudite en main.

Cette fois-ci, quand Gorbak apparut juste devant lui en abattant déjà son épée, Onis esquiva le coup. Il dut encore se précipiter trois fois dans la pente pour échapper aux cercles que l’Acier traçait dans l’air, puis il parvint enfin à mobiliser les longues leçons d’escrime de la Forteresse. En voyant Gorbak balayer l’air vers sa tempe, il sauta vers l’arrière en baissant la tête, une jambe dérapant vers l’avant en balancier.

L’épée vrombit à un cètre de son crâne, mais il put passer sous la garde du Guerrier, et projeter sa propre épée vers son cœur. Mais Gorbak eut un demi-sourire amusé en encaissant le coup d’estoc — son épée avait laissé glisser sa protection sur lui, et Onis avait l’impression d’avoir frappé un arbre.

« Plus vite. »

Ce fut le seul commentaire du Guerrier, et il transformait déjà son mouvement en pivotant sur lui-même pour abattre son arme verticalement sur un Onis qui faisait de son mieux pour réagir au lieu de perdre son temps à se rappeler que son épée avait encore un tranchant et qu’il aurait dû être plus mesuré avec en attaquant son maître.

L’Apprenti roula en arrière sans aucune technique, se laissant simplement tomber dans la pente, et vit sans comprendre Aixed dévier la trajectoire mortelle en frappant de tout son poids la lame de Gorbak.

Ce dernier vit son épée se planter dans le sable à un rien de son pied. Son enchaînement brisé, il fut forcé de se plier en deux pour échapper au coup en biais entamé par l’Apprentie ; mais il ne laissa pas cette dernière pousser son avantage, et sauta par-dessus sa propre épée, en l’arrachant du sable à l’atterrissage.

En un instant, les deux Apprentis étaient à nouveau au coude-à-coude, faisant face à leur maître. Ce dernier sourit de nouveau. Puis recula de quelques pas et disparut, glissant en arrière.

Instinctivement, les deux Apprentis se mirent dos à dos et s’arc-boutèrent l’un contre l’autre. Attendirent — trois gondes de latence. Ce fut Aixed qui dut encaisser l’attaque de Gorbak : en la sentant armer un coup, Onis verrouilla ses appuis et lui offrit tout le soutien possible.

Il ne vit pas comment Gorbak avait ignoré la garde d’Aixed et sentit simplement la masse énorme de l’épée s’écraser sur ses côtes et l’envoyer s’écraser dans le sable une fois de plus.

Ils se relevèrent en toussant et dardèrent à nouveau leurs épées avec un air de défi. Mais Gorbak avait replacé la sienne sur son dos et les examinait avec ce qu’il avait de plus proche d’un air approbateur.

« Ce sera suffisant, déclara-t-il. Inutile que vos épées se sentent agressées.

— Déjà ? protesta Onis.

— Tu m’avais l’air moins enthousiaste y’a pas une nute, commenta Aixed. En tout cas moi je m’arrête volontiers, j’ai déjà une crampe au bras. »

C’était vrai que les épées étaient largement plus lourdes que les bâtons avec lesquels ils s’entraînaient, à la Forteresse. Onis n’osait même pas imaginer la fatigue que Gorbak devait subir, à manier une épée de cinquante krammes. Même si elle l’aidait, ça devait être horriblement lourd.

Mais elles n’étaient plus aussi froides. Il se rendit soudain compte que la sensation de pourrir de l’intérieur sous la morsure du froid avait disparu, et qu’il n’aurait pas su dire quand ; et à voir Aixed tourner brusquement la tête quand il chercha son regard, elle aussi venait de s’en rendre compte. Aucun des deux Apprentis ne parvenait vraiment à y croire.

Au cours de leur noviciat, et même au cours de leurs années d’enfance, ils n’avaient pas cessé de voir des Guerriers accomplir le prodige quotidien de tenir une épée par la poignée sans se consumer sur place comme dans le conte du voleur assidu. Et dans le même temps, ils n’avaient cessé de percevoir le froid surnaturel qui émanait de toutes les épées, la volonté propre qui transparaissait dans chacun de leurs mouvements et même dans la lumière qu’elles projetaient, dans les boyaux de la Forteresse. Ils n’auraient jamais pensé qu’il serait si simple d’inciter les épées à les traiter en alliés.

Quelques nutes passées à résister à leur emprise, un gibier maigrelet offert en guise de leurre, et quelques passes d’armes mal assurées et vite conclues ? Si c’était tout ce qu’il fallait pour apprivoiser une épée, comment les Guerriers des Sables étaient-ils restés les seuls à parvenir à les porter ?

Gorbak dut lire cette question dans l’air perdu de ses Apprentis. Ça n’aurait pas été la première fois.

« N’allez pas croire que tout est terminé, hein, les tança-t-il. Vos épées vous voient encore comme des proies, vous avez seulement planté quelques graines de doute en elles. La prochaine fois que vous les porterez, elles ne vous feront pas de cadeau. Plus vous les nourrirez, plus vous aurez du mal à les contenir.

— Dans ce cas, releva Aixed. Il faudrait qu’on apprenne à trouver une proie plus rapidement.

— Les épées savent le faire, répondit Gorbak. Vous devez apprendre à contre-attaquer, et à tenter de percevoir le monde par leurs sens. C’est comme ça qu’elles comprendront que vous n’êtes pas des proies.

— Maître, hésita Onis. Combien… Combien d’Apprentis n’y arrivent pas ? Je veux dire, je sais qu’ils deviennent Maîtres de la Maison et qu’ils sont peu nombreux, mais…

— Aucun n’en est jamais mort. »

Ça n’était pas si rassurant. Ça ne fit pas taire le doute que l’épée avait implantée dans les pensées de l’Apprenti.