Chapitre 7 : Le Retour du Roi
Limier faisait les cents pas dans la salle de réunion du Vieux Donjon. Cela faisait trois jours qu’il n’avait pas quitté leur vieille tour, malgré les propositions insistantes de Keldorset. Une fois de plus, ce dernier était venu pour tenter de le raisonner.
— Sir, ce n’est pas en restant ici que vous—
— Ne commencez pas à me sermonner, Keldorset. Vous n’êtes chevalier que depuis quelques jours à peine, et uniquement par mon bon vouloir, ne l’oubliez pas.
— Malgré tout, sir, Hamegel a besoin de vous.
Keldorset n’était pas du genre à se laisser impressionner par les menaces en demi-teinte. Depuis que Limier avait entendu les rumeurs du retour de spectreval, et surtout de l’implication supposée de Coulzan, il n’était plus le même. Keldorset soupçonnait qu’au fond de lui, il éprouvait une certaine honte quant au fait d’avoir autant cédé aux grands projets de la municipalité, chose que n’aurait jamais faite Coulzan. Et plus particulièrement le quartier galarien, le projet phare de la municipalité que Coulzan avait bloqué pendant si longtemps ; Limier avait à peine donné son feu vert que déjà la municipalité avait rasé les habitations historiques à deux pas du centre-ville pour y démarrer les fondations. Mais d’un autre côté, cela avait permis à l’Ordre d’avancer comme jamais sur ses projets les plus ambitieux ; et ça, c’était une réussite non négligeable ! D’après Keldorset, Limier n’avait à rougir de rien.
— Sir ! C’est incroyable, sir ! hurlait Toqué depuis le couloir.
Il arriva au pas de course dans l’ouverture de la porte, où il fut accueilli par le long poireau menaçant de palarticho. Derrière lui, son bargantua fraîchement pêché tentait de le suivre en sautillant tant bien que mal sur son flanc ; le pauvre pokémon suffoquait en l’absence d’eau...
— Vous devriez le rentrer dans sa pokéball, conseilla Keldorset en pointant bargantua du menton.
— Ah, oui !
Toqué s’exécuta aussitôt. Il aimait son pokémon plus que tout, mais le pauvre n’était vraiment pas fait pour être dresseur. Limier lança un regard approbateur à son palarticho, qui finalement laissa Toqué approcher.
— Dites-nous ce qu’il se passe, commanda Keldorset pour éviter au pauvre scribe de se prendre une nouvelle brasse par Limier.
— C’est blizzeval, sir ! Celui de sir Coulzan, il se trouve en ce moment-même à l’entrée sud de Hamegel !
Limier lança un regard meurtrier à Toqué. Keldorset avait beau avoir une immense estime pour Limier, il ne comprenait vraiment pas son comportement ces derniers jours.
— Coulzan ? lança-t-il en direction du scribe ?
— Personne ne l’a encore vu, malheureusement. Il faut dire que toute la ville a les yeux rivés sur blizzeval, qui remonte la Voie de Procession, et—
— La Voie de Procession ? s’enquit Limier. Elle est toujours là ?
— He bien, oui, sir…
— Appelez-moi Zeelien ! ordonna-t-il à Keldorset, qui décrocha aussitôt son motismart. Ce taré fait toujours tout sauter sans rien qu’on lui demande, et le jour où on a enfin besoin qu’il fasse exploser quelque chose, il met une semaine à le faire !
Keldorset comprenait l’irritation de Limier. Il avait à peine accepté la requête de la municipalité de démonter la Voie de Procession que des bekaglaçon s’étaient mis à affluer en ville en suivant précisément cette voie. Et chaque jour ils étaient plus nombreux, une véritable marée, si bien que même Keldorset se demandait si tous les bekaglaçon de la Mer Banquise n’avaient finalement pas émigré ici, à Hamegel. Comme une farce du destin, ou un rappel à l’ordre…
Et au-delà de l’importance religieuse du phénomène et de l’effervescence que créait leur présence en ville, ces centaines de pingouins causaient bien des soucis ! C’était bien simple, on les voyait partout ; qui mangeaient, qui dormaient, qui traînaient en ville, la transformant en un rien de temps en un véritable dépotoir. La capitaine Gardemeer elle-même ne s’était pas gêné pour le faire remarquer à Limier et exiger de l’Ordre qu’ils règlent le problème.
— Ça ne répond pas, annonça Keldorset après quelques secondes.
Limier n’eut même pas l’air dépité. Il avait pourtant insisté pour que les chevaliers de l’Ordre s’équipent enfin de motismart, mais la technologie n’était pas vraiment leur fort, et sans surprise ils ne répondaient jamais.
— Envoyez-lui un cornèbre, commanda-t-il finalement, bien las.
— Si je puis me permettre, sir, je pourrais y aller avec lestombaile. Ce sera bien plus rapide, et mon partenaire a besoin d’action.
— Soit, accepta Limier après une courte réflexion. Mais faites vite, j’ai besoin de vous ici.
Keldorset acquiesça d’un mouvement de tête. Il était sur le point de sortir quand tout à coup un bruit sourd fit trembler les murs de la pièce. Ils échangèrent tous des regards inquiets.
Le motismart de Limier sonna alors ; c’était Gardemeer.
— Qu’est-ce qui se passe encore ? demanda-t-il après que l’image de son interlocutrice apparut sur l’écran.
— Le quartier galarien ! cria-t-elle. Votre sir Groslouis l’a complètement retourné !
***
— Ah ! Ça c’est du terrassement comme je l’aime ! tempêta Tricor.
Le vieil homme, taillé comme un roc, se tenait debout sur une estrade métallique surélevée qui dominait le chantier. Les fondations du quartier galarien—de larges bandes de béton et autres grillages d’acier qui scarifiaient le sol—avaient bien avancées en un rien de temps ; il fallait au moins reconnaître leur efficacité aux galariens. Marbaude se était adossé à la barrière à côté de Tricor, et constatait plutôt, elle, le cratère béant que venait de faire regirock en plein milieu du chantier. Son explosion était autrement plus impressionnante que celles qu’étaient capable de faire Zeelien avec son oniglali !
— Je croyais qu’on devait sortir de terre une route antique, protesta Groslouis.
— Oui aussi, répondit Marbaude, mais elle ne se trouve pas ici.
— Ici c’est juste pour le plaisir ! compléta Tricor.
— D’ailleurs, toutes les bonnes choses ont une fin, ajouta Marbaude. Partons avant que la garde n’envoie des renforts.
Marbaude et Tricor descendirent les escaliers de l’estrade, sur lesquels gisaient inconscients quatre gardes aux couleurs bleues et blanches caractéristiques de la municipalité. La beldeneige de Tricor les avait gelés sur place avec son vent glace en arrivant. Une fois en bas, ils se dirigèrent vers le poste de contrôle du chantier dans lequel se trouvait Groslouis et d’autres soldats qui avaient, eux, été endormis par l’hypnose de sidérella.
— La deuxième Voie de Procession se trouve sous la grande route qui longe le quartier galarien, juste-là, expliqua Marbaude.
Groslouis s’avança pour visualiser la route. Il s’agissait d’un des axes principaux de Hamegel, une fonction par ailleurs probablement héritée de son rôle historique. Le maire avait bien ciblé l’intérêt d’implanter son quartier galarien au bord de ce grand axe, qui permettait de le desservir bien mieux que de nombreux autres quartiers.
— Ça court tout droit, là ? demanda-t-il en inspectant la route d’un œil expert.
— Tour droit, confirma Marbaude.
— Ah ! ricana Groslouis. Ça ne va pas prendre bien longtemps !
Groslouis appela son rhinocorne hors de sa pokéball et lui présenta la route.
— Allez mon gros, faut me labourer tout ça !
Le rhinocorne ne se fit pas prier. Il s’élança dans une charge folle, la corne plantée dans le goudron, qu’il retournait avec une facilité déconcertante.
— Dommage qu’il soit si con ! ria Groslouis en sortant un sandwich de sa besace. Parce qu’il n’est pas mauvais, le bougre ! Mais à part foncer tout droit, je ne peux rien tirer de lui !
— Vous m’en direz tant, répondit Marbaude, faussement surprise.
Car sans surprise justement, Groslouis lui-même n’était pas une lumière. Il était néanmoins un bon ami de Tricor, avec lequel il avait partagé bon nombre de gueuletons, pour reprendre leurs mots. Il avait donc immédiatement accepté de les aider dans cette mission, sans même qu’il ne pose de questions. Il avait suffi que Tricor mentionne une mission guerrière pour le compte de l’Ordre, et Groslouis avait accepté sans même songer une seconde au fait qu’il ne faisait pas parti de l’Ordre.
— HALTE LÀ !
Comme prévu, la garde arrivait. C’était le signal de départ pour Marbaude, qui n’était pas une véritable guerrière, bien qu’elle sût se défendre.
— Bien, je m’en vais maintenant, annonça-t-elle en appelant son cerbyllin hors de sa pokéball. Seigneur Tricor, je vous laisse gérer la garde ?
— Oooh avec grand plaisir ! gronda-t-il en affichant un sourire mauvais.
Marbaude enfourcha son cerbyllin. Tricor avait parfaitement conscience de se mettre Hamegel à dos avec cet acte de trahison, mais il n’en avait cure. Il était un homme vieillissant, dont la vie et les exploits étaient derrière lui. Bientôt Triston hériterait du domaine du Géant et alors celui-ci reviendrait tout naturellement dans le giron de Hamegel. D’ici là, Tricor avait tout loisir de fourrer son nez dans les affaires de Limier—qu’il ne pouvait de toute façon pas supporter—d’autant plus qu’il pouvait la mettre à l’envers aux investisseurs galariens par la même occasion. En y repensant, Tricor n’avait en fait aucune raison de ne pas participer à la fête. Et il n’avait de fait pas hésité une seconde à être le premier à rentrer dans la danse.
Les soldats de la garde étaient tout proches maintenant, les mains sur leur ceinturons, prêts à dégainer leurs pokémons. Regirock et beldeneige, ainsi qu’un hachécateur, prirent position devant Tricor. Un immense dolman apparut ensuite, enjambant Tricor et ses autres pokémons. Pas de doute, il était prêt à se jeter dans la mêlée.
Marbaude donna deux petits coups de talons dans les flancs de cerbyllin, qui se mit aussitôt au galop. La première phase de leur plan était lancée. Ils allaient maintenant passer à la seconde.
***
— Ces abrutis ne m’avaient vraiment pas manqué.
Gardemeer avait parlé tout bas, pour elle-même. Elle venait d’arriver au Champs-de-Mars avec ses hommes, où la présence de Geliverne lui avait été rapportée. Bien sûr qu’elle avait tenu à intervenir elle-même ; Geliverne avait disparu avec Coulzan une semaine plus tôt, et il était tout aussi possible que Coulzan lui-même soit également de retour. D’autant plus que les rumeurs le mentionnaient régulièrement depuis quelques jours… Il était hors de question que Gardemeer ne laisse passer la moindre chance de le capturer. Les choses allaient trop bien avec Limier à la tête de l’Ordre, il était hors de question de tout compromettre maintenant.
— Qu’est-ce qu’on fait, capitaine ?
Ses hommes étaient démunis face au spectacle qui s’offrait à eux, et à dire vrai, elle l’était tout autant. Geliverne était effectivement là, complètement immobilisé par la marée de bakaglaçon, qui recouvrait entièrement le Champs-de-Mars. Les pingouins s’agitaient dans un brouhaha fracassant, et plus encore arrivaient, comme si tous les bekaglaçon de Couronneige s’étaient donné rendez-vous ici.
— Je n’en sais rien, avoua-t-elle finalement.
— On arrête Geliverne ? demanda un soldat.
— On ne peut même pas l’atteindre, commenta un autre.
Mais oui ! Elle si, elle pouvait l’atteindre. Son exagide qui était jusqu’alors un peu en retrait s’avança à sa hauteur. Le pokémon s’imposait toujours de par sa prestance, qu’il devait à la couleur dorée de ses rubans de soie.
— Va me repêcher cette andouille au milieu des bekaglaçon là-bas, indiqua-t-elle.
— Exa !
Le pokémon s’envola aussitôt par-dessus la houle de pingouins. Il arriva en un rien de temps au-dessus de Geliverne, quand il fut tout à coup écrasé au sol par un tomberoche !
— Exagide ! cria Gardemeer.
Elle appela immédiatement son roucarnage hors de sa pokéball et bondit sur son dos.
— Va chercher exagide ! ordonna-t-elle.
Roucarnage s’éleva immédiatement dans les airs, d’où Gardemeer aperçut son exagide, piégé sous les piétinements incessants des bekaglaçon. Geliverne et son galvagla étaient tout près, eux aussi au milieu des pingouins… ainsi que Ramure ? Mais que faisait-il ici celui-là ?
Tout à coup un trépignement d’une rare violence se fit ressentir. L’épicentre en était galvagla. Les bekaglaçon perdirent tous l’équilibre et se tombèrent les uns sous les autres ! Au-delà du terrible mouvement de foule et des cris stridents à la limite du supportable, exagide avait très certainement été touché de plein fouet ! Mais impossible de s’assurer de son état comme il était maintenant enseveli sous une montagne de pingouins !
De l’autre côté du Champs-de-Mars, le mouvement de foule avait atteint son unité, dont une partie s’était dispersée quand l’autre se faisait déjà piétinée…
Mais qu’est-ce que c’était que cette journée bordel ?! Comment tout avait pu vriller autant en aussi peu de temps ?
— Là ! cria-t-elle à son roucarnage en montrant du doigt un espace relativement libre. Dépose-moi là !
L’oiseau s’exécuta. Quelques secondes plus tard, Gardemeer posait pied à terre. Tout le pavé avait été complétement retourné par ce terrible trépignement. Elle se fraya un chemin jusqu’à exagide, qui était complètement hors état de combattre. Elle le rappela dans sa pokéball sans attendre, très contrariée par le malheur de son pokémon. Elle pouvait entendre les chevaliers de l’Ordre discuter un peu plus loin, maintenant que les bekaglaçon quittaient peu à peu la place.
— La stratégie c’est de rater, enfin ! s’énervait Geliverne. Plus tu rates, plus ça marche !
Ramure ne répondit rien, visiblement perdu par les explications de Geliverne. Gardemeer elle, croyait comprendre que le galvagla avait raté un bon nombre d’attaques avant de réussir son trépignement, causant ainsi des dégâts dévastateurs… Voilà que le plus crétin des chevaliers faisait de la stratégie maintenant ! Quoi qu’il en soit, il allait amèrement le regretter !
— Ah ! Vous tombez bien capitaine ! Regardez qui j’ai retrouvé ! s’enjouait Ramure.
C’était affolant comme ce con ne doutait de rien. Sans lui accorder ne serait-ce qu’un regard, Gardemeer fonça sur Geliverne, qu’elle accueillit avec un grand coup de poing en pleine figure. Geliverne s’étala au sol.
Gardemeer respira profondément. Ce coup lui avait fait un bien fou ! Elle se sentait maintenant apte à analyser la situation. Un rapide coup d’œil alentour lui indiquait ce qu’elle voulait savoir ; ces abrutis étaient en train déterrer des nouveaux tronçons de leur foutue Voie de Procession ! L’ouverture de cette voie antique avait été stoppée depuis l’inondation des égouts—dont ces deux crétins étaient d’ailleurs à l’origine— alors même que Zeelien aurait dû la démonter depuis des jours déjà. Limier lui avait pourtant assurer que pour faire sauter le terrassement qu’ils avaient commencé à faire sur les abords de la voie, Zeelien était l’homme idéal. Résultat : non seulement la partie déjà ouverte de la Voie de Procession était toujours là, mais en plus toute la place du Champs-de-Mars était maintenant défoncée !
— Mais vous l’avez cogné ! reprocha Ramure, visiblement outré.
— Et je vais vous faire bien pire si vous ne me dites pas immédiatement ce que vous foutez ici ! aboya-t-elle.
— Ah ah ! Elle aimerait bien le savoir, la vilaine ! nargua Geliverne, qui tentait de se relever tout en tenant son nez ensanglanté dans sa main. Eh bien je ne vous dirais rien !
Pour toute réponse, Gardemeer siffla, et son roucarnage vint se poser avec fracas juste derrière elle, très menaçant. L’air était saturé de poussière, et les cris des bekaglaçon se faisaient de plus en plus lointains. Elle aperçut derrière Ramure son débile de kraknoix, qui s’activait à déblayer les tronçons restant de la Voie de Procession.
— Arrête-moi le casse-noisette, commenda-t-elle à roucarnage.
Aussitôt dit, aussitôt fait. En un éclair, roucarnage avait bondit sur kraknoix pour le saisir dans ses puissantes serres, prit de l’altitude, puis le projeta violement au sol. Gardemeer avait fini de rire. Finit les menaces gentillettes. Maintenant elle cognait. Et fort. Ramure voulut se précipiter vers son pokémon, mais roucarnage l’en empêcha.
— Où est Coulzan ! cracha-t-elle aux deux chevaliers, qui étaient encore sous le choc de ce que venait de faire roucarnage.
— Coulzan n’est pas là, vilaine ! insistait Geliverne. Nous on diverge !
— On quoi ? demanda Ramure.
— On diverge, répéta Geliverne. Non attends, je crois qu’on dit on diversifie.
Nouveau coup dans le nez. Gardemeer sentit un craquement sous son poing cette fois-ci, elle venait de lui péter le nez. Cette violence ne lui ressemblait absolument pas. Elle était maître de la situation ici, et elle entendait ses hommes la rejoindre. Ces deux abrutis ne pourraient rien faire de plus. C’était terminé. Alors pourquoi se comportait-elle comme un fauve acculé ? Quelque chose lui échappait, elle le sentait. Mais elle n’avait aucune idée de ce que ça pouvait être. Et ça la mettait hors d’elle.
Ce fut alors que du coin de l’œil elle aperçut une silhouette lumineuse un peu plus loin. Une silhouette qui trônait sur sa monture, immobile… Coulzan !
Non.
Il s’agissait de Marbaude, cette grenouille de bénitier qui encourageait les mendiants et les filles de joie à poursuivre leur vie misérable. Gardemeer dégaina son épée. Elle aussi avait disparue avec Coulzan, donc sa présence ici n’était certainement pas un hasard !
— Une diversion, dit simplement Marbaude depuis son cerbyllin.
— Ah oui c’est ça, on fait diversion ! se rappela enfin Geliverne.
Derrière Marbaude apparurent alors d’autres cavaliers. Des guerriers du Géant, et ils étaient nombreux. Elle n’avait aucune chance de l’emporter.
— Une diversion musclée, lui sourit enfin Marbaude.
Une diversion ? N’avait-elle pas l’intention d’attaquer avec cette force de frappe ? Elle l’emporterait assurément ici, mais comme pour la révolte des Galeries, elle n’arriverait jamais à prendre Hamegel. Non, cette démonstration de force n’était qu’en réalité une porte de sortie. Les cavaliers ne se préparaient pas au combat, ils venaient chercher Geliverne, qui ne tarda pas à les rejoindre, timidement imité par Ramure, après que ce dernier eut récupéré son kraknoix.
Une sueur froide parcourue tout à coup l’échine de Gardemeer. Elle venait de comprendre. Limier.
— ENVOYEZ IMMEDIATEMENT UNE ESCOUADE AU VIEUX DONJON !
***
C’était donc vrai !
Coulzan n’en revenait pas. La troisième Voie de Procession était bien ici, sous ce chemin de ronde qui menait directement au Vieux Donjon. Les mammochon du domaine du Géant avaient fait un travail remarquable en retournant la terre pour dégager la voie. Ce n’était pas parfais bien sûr, mais on ne pouvait plus l’ignorer. Elle était là.
Coulzan chevauchait à toute allure, comme jamais il n’avait chevauché auparavant. Le vent glacial lui fouettait le visage, mais il trouvait cette sensation revigorante. Jamais il ne s’était aussi conscient, comme si tout était limpide autour de lui. Les gens qu’il croisait sur son passage écarquillaient de grands yeux ou bien laissaient pendre leur mâchoire en guise d’extrême surprise. Mais ce n’était pas pour lui, ça non. C’était pour son destrier, spectreval !
Car oui, Coulzan l’avait enfin trouvé, et convaincu de se joindre à sa toute dernière mission, celle qui permettrait enfin à Silveroy de faire son retour tant attendu. A l’heure qu’il était, blizzeval avait certainement déjà rejoint Tricor et Groslouis sur la première Voie de Procession, au quartier galarien. Groslouis n’avait aucune idée de ce dans quoi il avait été embarqué, donc sa participation lui sera pardonnée par Limier, Coulzan en était certain. En revanche il ne pouvait pas en dire autant de Ramure pour son aide au Champs-de-Mars ! Limier ne le supportait guère, et il n’hésiterait pas à l’enfermer pour de bon pour avoir participer à la réouverture de la seconde Voie de Procession, celle des bekaglaçon. Mais Coulzan n’était pas inquiet, Marbaude avait prévu de le ramener en sécurité avec elle et Geliverne.
Et maintenant, Coulzan fonçait lui-même sur la troisième et dernière Voie de Procession, droit sur le Vieux Donjon, où il allait confronter Limier en personne. Il était suffisamment près maintenant pour apercevoir les soldats de la garde sur le petit rempart extérieur. Limier avait tellement ployé le genou face à la municipalité que Gardemeer avait réussi à positionner ses hommes jusqu’ici. Et les soldats l’avaient vu eux aussi ; la herse avait déjà été baissée et le pont-levis terminait sa remontée.
— Absol, gallame : ça va être à vous ! annonça Coulzan en pleine chevauchée.
Ses pokéballs se mirent à vibrer doucement à sa ceinture, comme pour lui faire comprendre que ses pokémons étaient prêts.
— Tirez ! crièrent les archers au loin.
Une nuée de flèches quitta le rempart extérieur du Vieux Donjon pour venir s’abattre sur Coulzan, mais spectreval les évita sans difficulté. Il fonçait droit sur la muraille, qui s’approchait dangereusement vite maintenant. Coulzan se redressa sur ses étriers, tout à coup très concentré. Plus que quelques dizaines de mètres…
— Il est fou ? cria un soldat
— Il va s’éclater contre le mur !
|i]Maintenant !|/i]
A tout juste deux mètres du rempart, Coulzan sauta de spectreval, dont le corps spectral passa à travers le mur dans la seconde qui suivit. Absol et gallame s’expulsèrent de leurs pokéballs en plein vol pour atterrir sur le rempart, prenant tous les soldats par surprise. Ils eurent tout loisir de laisser libre court à leur sauvagerie, et ils le firent avec grand plaisir !
L’atterrissage de Coulzan ne fut pas aussi souple que celui de ses pokémons, si bien qu’il termina son vol plané par un roulé-boulé qui le précipita contre un mur. Il eut besoin de quelques secondes pour se relever et pour se réorienter. La tour où devait se trouver Limier était plus loin sur sa gauche.
— A nous, exagide !
Le pokémon épée fit son apparition pour accompagner Coulzan dans sa course sur le rempart. En contrebas, Coulzan aperçut spectreval qui faisait un véritable carnage dans la petite cour intérieur, brisant tout sur son passage et culbutant les quelques soldats qui se trouvaient là par malheur. Coulzan et exagide arrivèrent enfin à la porte qui leur donnerait accès à la tour centrale du Vieux Donjon, celle-là même où se trouvait leur traditionnelle salle de réunion. Et Limier.
Ils bifurquèrent dans un couloir sombre quand ils furent attaqués par deux soldats, dont ils se défirent rapidement, puis commencèrent à pénétrer les étroits couloirs de pierre mal scellées. Absol et gallame étaient resté dehors ; ils s’occuperaient d’empêcher tout renfort d’arriver, car Coulzan n’avait pas besoin d’eux pour confronter Limier. Il n’y aurait aucun combat.
Enfin, ils arrivèrent dans la salle de réunion. La porte avait été laissée grande ouverte, et Limier l’attendait à l’intérieur, campé sur ses deux jambes, épée en main. Pokéballs prêtes à être déployées.
— Je te préviens, commença Limier, je ne te laisserais pas une victoire facile.
— Je ne suis pas venu chercher une victoire, Limier.
Coulzan n’avait même pas adopté une posture de combat. Bien sûr, Limier pouvait l’éliminer d’un seul coup, là, tout de suite. Mais il n’en ferait rien. Il était un parjure, mais pas un meurtrier.
— Je ne suis même pas venu reprendre ma place. Je te la laisse. Aussi bizarre que ça puisse paraître, je pense sincèrement que tu feras un bien meilleur chef que moi.
— Te fous pas de moi.
— Je suis très sérieux.
Coulzan s’assit sur un siège, qui n’était pas celui sur lequel il siégeait lors des réunions. Son geste s’imprima dans l’esprit de Limier, comme un déclic. Il baissa enfin sa garde.
— Pendant cinq ans, j’ai plongé Hamegel dans l’immobilisme. Ni nous, ni la municipalité n’avons pu réaliser quoi que ce soit de déterminant, et ce sont les habitants de la ville qui en ont payé le prix. Et tu le sais bien mieux que moi, sinon tu ne m’aurais pas laisser chuter ce jour-là, au Pit.
— Je ne vais pas m’excuser, prévint Limier, comme pour sauvegarder sa fierté.
— Je ne cherche pas d’excuse, Limier. Que tu le croies ou non, je ne garde aucune rancœur contre toi.
Limier jaugea Coulzan un instant. Il était décontenancé, cette rencontre ne se passait manifestement pas du tout de la manière dont il l’avait imaginé.
— Je te crois, lâcha-t-il finalement, s’abandonnant lui aussi à la discussion franche.
Limier s’assit à son tour, en face de Coulzan. Ils s’observèrent un court instant.
— Il y a trois Voies de Procession, reprit Coulzan. Elles partent toutes du domaine de la Croisée. Geliverne n’avait pas juger nécessaire de nous en informer, tu le connais. Une pour blizzeval, une pour spectreval, et une pour les bekaglaçon.
— Ça fait sens, convint Limier.
— Il se trouve qu’à compter d’aujourd’hui, les trois voies sont ouvertes. Tricor et Marbaude ont été décisifs pour cela ; Gardemeer voudra leur tête, et ce sera à toi de veiller à ce qu’elle les laisse tranquille.
Limier grimaça. Coulzan savait que c’était une énorme épine dans le pied de Limier, mais il avait saisi l’importance de la situation.
— Et tout le monde a vu blizzeval et spectreval, ajouta Coulzan.
— Sans compter que ça fait une semaine que les bekaglaçon foutent le merdier à Hamegel, compléta Limier. C’était donc ça, ton plan ? Me forcer la main ?
— Te l’offrir, rétorqua Coulzan. Tu t’es associé à Gardemeer pour enfin faire bouger les choses, pas par manque de foi envers notre cause. Et tu as eu raison de le faire, les habitants de Hamegel ont assez soufferts de nos joutes urbanistiques bien vaines. Et maintenant que tous les éléments sont enfin réunis, tu as devant toi l’occasion d’accomplir notre destin, et d’enfin permettre à Silveroy de faire son grand retour.
— Pourquoi fais-tu tout ça, Coulzan ?
Quelque chose avait changé dans la voix de Limier. L’émotion s’y était glissé. Des gouttes commencèrent également à perler dans ses yeux, mais il tâcha malgré tout de rester maître de ses émotions.
— Pas pour toi. Ni pour moi, d’ailleurs. J’ai abattu mes dernières cartes pour sceller le retour de Silveroy. Il est de retour, Limier. Le Roi est de retour.
— Et toi ? Es-tu aussi de retour ? demanda Limier la gorge soudainement sèche.
— Moi ? Non ! répondit Coulzan du tac au tac. Moi, je n’ai jamais rien accompli. Toi en revanche, tu vas marquer l’Histoire. Tu fais entrer l’Ordre, et Hamegel, dans une nouvelle ère, progressiste, marchant main dans la main avec les galariens. Tu as ramené le domaine des Galeries dans le giron de Hamegel, et bientôt celui du Géant également, une fois que Triston aura hérité du trône de pierre. Et tu as fait revenir Silveroy.
— Mais je t’ai volé tout ça ! contesta Limier, la voix tremblante.
— Tu le sais tout aussi bien que moi, Limier. Seul compte ce que Toqué écrit dans ses grimoires. Fais en sorte que l’Histoire soit belle et inspirante pour les générations futures.
Sur ces mots, Coulzan se releva de son siège. Il adressa un dernier regard à son ami, le meilleur qu’il n’ai jamais eu, et celui qui lui avait fait le plus de mal. Cette fois, c’étaient bien des larmes qui coulaient en silence sur les jours de Limier.
— Que vas-tu faire maintenant ? demanda ce dernier les yeux rougis.
— Vagabonder ici et là, j’imagine, répondit Coulzan en tâchant d’être le plus nonchalant possible. Faut dire que tu ne m’as guère laissé le choix.
Coulzan se dirigea alors vers la sortie de la salle de réunion. Il s’arrêta dans l’ouverture de la porte, attardant son regard dans tous les recoins de cette pièce une ultime fois. Elle lui manquerait quand même, malgré les réunions interminables et les crises de nerf.
Limier n’avait pu le quitter des yeux tout ce temps, bien trop conscient de perdre son meilleur ami pour toujours. Il lui avait volé son rêve, sa raison d’être, et tout ce qu’il avait accompli. Et pourtant, Coulzan ne parvenait pas à lui en vouloir. Coulzan lui avait tout enseigné, depuis qu’il était son jeune écuyer jusqu’à maintenant. Limier l’avait même surpassé dans de nombreux domaines, notamment les combats pokémons, et Coulzan était fier du chemin parcouru par son disciple. Aujourd’hui il lui enseignait sa dernière leçon : l’humilité.
— Je te souhaite bon courage avec tout ça. Et crois-moi, tu vas en avoir besoin.
Coulzan s’en alla alors par le couloir, sans se retourner, laissant Limier seul avec ses responsabilités. Hamegel était entre de bonnes mains, il le savait. Ce soir ou demain, Silveroy serait de retour. Tout Couronneige viendrait s’agenouiller. Des milliers, des dizaines de milliers de gens défileraient, et personne, pas Gardemeer, pas même la municipalité ou les galariens, ne pourrait rien y faire.
Le Roi était de retour.
Coulzan avait réussi.