Chapitre 6 – Projecteurs
Un sweatshirt à capuche rabattu sur la tête en plein été. Des lunettes de soleil teintées. Un masque sur le nez. Cet accoutrement, destiné à protéger des regards celle qui le portait, les attirait comme un aimant. Alors que la jeune femme à la dégaine étrange pénétrait dans la nacelle de la Grande Roue Rondez-View, toutes les têtes se tournèrent vers elle, des questions plein le regard.
Les épaules tremblantes malgré la chaleur extrême, elle s’assit sur la banquette et découvrit avec stupeur l’identité de son compagnon de voyage. Quelle était la probabilité de tomber sur quelqu’un qu’elle connaissait ? Sans doute faible. Mais elle avait toujours aimé déjouer les probabilités.
– Oh, c’est toi, Mélis… lâcha-t-elle simplement. C’est vrai que tu n’es pas de Méanville… Mais je ne pensais pas que tu ferais le déplacement juste pour participer à cette… émission.
Un certain mépris se dégageait de ce dernier mot.
– Bravo, au fait, reprit-elle. Pour ton titre de Maître. Je crois que je n’avais pas encore eu l’occasion de te féliciter.
Son interlocuteur, un jeune homme à la chevelure brune et touffue, retenus par une visière rouge, esquissa un sourire. Ses grands yeux étaient rivés sur elle.
– T’as jamais été un grand bavard, hein ?
Le nouveau Maître d’Unys hocha la tête.
– Mais j’ai remarqué que tu sais bien écouter. Et puis bon, ça tombe bien, puisque c’est moi qui dois parler, aujourd’hui. Tu es prêt ?
– Oui.
– Alors on est parti.
Puis elle se tourna vers la caméra installée dans la nacelle. Dans un geste théâtral, elle ôta sweatshirt, lunettes et masque, révélant ainsi son identité.
– Mesdames et Messieurs, je vous présente, en exclusivité totale : « les confessions d’Inezia ».
***
– Oh, que votre fille est jolie ! Elle pourrait devenir mannequin !
– Merci ! C’est ce que je n’arrête pas de lui répéter !
– Et que ses cheveux sont beaux et brillants !
– Oui ! Les mêmes cheveux blonds que mon mari ! Ils sont magnifiques, n’est-ce pas ?
À chaque échange similaire, le petit cœur enfantin d’Inezia se gonflait de fierté. Partout où elle allait, sa mère l’exhibait comme son plus grand trésor, et elle recevait toujours plein de compliments. À l’école aussi, filles comme garçons l’adulaient. Elle était la petite princesse à sa maman, une poupée parfaite et pomponnée. La jeune Inezia aimait bien cette vie. Elle se sentait aimée, adorée, cajolée.
Cependant, à l’aube de ses dix ans, le monde changea. Sa mère concrétisa le rêve dont elle parlait depuis des années : transformer sa petite princesse en véritable starlette.
– Ma chérie ! Je t’ai inscrite à une audition pour devenir l’égérie d’une marque de vêtements pour enfants !
La petite ingénue regarda sa mère, perdue. « Audition » ? « Égérie » ? Elle ne comprenait pas. Devant la visible confusion d’Inezia, sa mère lui tendit un magazine féminin. Sur la couverture, une jolie madame la regardait en souriant, vêtue d’une très belle robe.
– Si tu réussis l’audition, tu seras sur la couverture des magazines, comme elle ! Tout le monde pourra admirer ta jolie frimousse ! déclara-t-elle en pinçant avec affection la joue de son enfant.
Le regard bleu de la fillette fixait le magazine. « Tout le monde »… répéta-t-elle dans son esprit juvénile. Ça faisait vraiment beaucoup beaucoup de gens… Elle n’était pas sûre de vouloir se montrer comme la dame sur le magazine. Mal à l’aise, elle releva la tête et rencontra le visage radieux de sa mère.
Pour la première fois de sa vie, Inezia remarqua que Maman ne lui ressemblait pas vraiment.
– Maman… Je crois que…
L’air aux anges, un grand sourire aux lèvres, sa mère se pencha vers elle :
– Oui, ma chériiiiie ?
La petite fille se figea. Elle n’avait jamais vu Maman aussi heureuse. Elle le savait : si elle refusait, Maman serait triste. Elle ne voulait pas faire de peine à Maman. Sa bouche se força à sourire, mais le cœur n’y était pas.
– Je crois que je peux essayer, conclut Inezia d’une voix peu assurée.
– Oh, ma petite Zia ! J’étais certaine que ça te plairait ! s’exclama Maman en prenant Inezia dans ses bras.
La fillette serra fort sa mère dans ses bras. Un câlin de Maman, c’était toujours réconfortant. Tout irait bien. Maman était parfaite. Maman savait ce qui était bon pour elle. Les mamans savent tout, c’est bien connu.
*
La petite Inezia courait dans le Bois des Illusions, enivrée par la joie de vivre si caractéristique aux enfants. Les yeux rivés vers l’horizon, la petite fille poursuivait une tache jaune, blanche et noire qui tranchait avec l’azur profond du ciel. Lorsqu’elle arriva à bout de souffle, elle leva le pouce en l’air. Malgré sa fatigue, son visage rayonnait aussi fort que le soleil au-dessus de sa tête.
– Stoooop ! Pouce, Emolga… C’est bon, t’as gagné… T’es trop rapide pour moi… admit-elle entre deux respirations saccadées, les mains sur les genoux.
À ces mots, la petite créature qui planait dans le ciel revint se poser au sol devant Inezia, l’air triomphant.
– Un jour, tu verras, je gagnerai la course !
Emolga croisa les bras et secoua la tête, l’air de dire : « jamais de la vie… ». Inezia, piquée au vif, se jeta sur lui. Il se laissa faire, et les deux se retrouvèrent à rouler dans l’herbe, hilares. Puis, épuisés, ils s’étendirent de tout leur long sur le sol et fixèrent le ciel. Ils observèrent les nuages, dont la forme leur inspirait des images toutes plus loufoques les unes que les autres.
– Tu sais, Emolga… dit soudain Inezia après un silence. Je suis trop contente d’être ton amie. Être dresseuse, je crois que ça me plaît.
Le petit écureuil électrique approuva. Elle ne connaissait son Pokémon que depuis une semaine, mais elle l’adorait déjà. Elle l’avait reçu en cadeau pour son dixième anniversaire. Elle était censée obtenir son premier Pokémon après sa première audition de mannequinat, mais celle-ci avait été décalée d’une semaine, et reportée à… aujourd’hui.
Inezia avait donc décidé de sortir avec Emolga pour se détendre. Maman avait été très triste, et même un peu en colère quand elle avait appris que l’audition aurait lieu plus tard. Et même si Inezia n’aimait pas voir Maman dans cet état, cette nouvelle l’avait au contraire soulagée. Elle redoutait toujours autant l’idée d’être prise en photo pour que tout le monde puisse la voir.
Et si les gens ne la trouvaient pas jolie ?
Inezia secoua la tête. Tout le monde autour d’elle lui disait qu’elle était jolie. Mais si tout le monde essayait simplement de lui faire plaisir ? La fillette ne parvint pas à chasser le doute. Elle en fit part à son nouvel ami.
– Tu sais, Emolga… J’ai un peu peur de l’audition…
Le petit Pokémon, compatissant, se blottit contre elle.
– Mais bon, rien ne dit que je serai choisie, hein ? Si ça se trouve, je serai éliminée dès le début, et comme ça, plus de problème !
« Mais ça ferait de la peine à Maman… » compléta-t-elle en son for intérieur.
La fillette continua à se torturer l’esprit pendant de longues minutes, jusqu’à ce que la fatigue l’emporte. Elle sombra dans les bras de Morphée sans même s’en rendre compte.
*
Des couinements affolés réveillèrent Inezia. Les yeux brumeux, elle mit quelques instants à comprendre où elle se trouvait. Du vert et des arbres à perte de vue. Une forêt…? Ah oui ! Elle était venue s’amuser avec Emolga dans le Bois des Illusions, et puis… et puis… Elle s’était endormie ?
Elle se redressa d’un coup.
L’audition !
– Oh non !
L’écureuil électrique qui s’agitait à ses côtés tira sur son bras pour la mener vers l’ouest, où se trouvait Méanville. Pas une seconde à perdre ! Inezia courut à en perdre haleine vers la ville. En pleine course, elle sortit un papier de la poche de sa robe, où était inscrite l’adresse de l’agence de mannequins.
Heureusement, celle-ci se situait non pas dans Méanville même, mais bien sur la route 16. C’était la raison pour laquelle la mère d’Inezia l’avait autorisée à se rendre dans le Bois des Illusions, qui se trouvait non loin de là.
Lorsque la fillette vit se profiler l’immense immeuble à l’horizon, elle poussa un soupir de soulagement… qui se changea vite en hoquet terrifié. Ses parents l’attendaient devant l’agence, l’air sévère. Sa mère, en particulier, affichait une mine contrariée. La déception dans ses yeux brisa le petit cœur fragile d’Inezia.
Pourtant, elle savait qu’elle méritait ce traitement.
Malgré sa respiration haletante, elle se confondit en excuses, désemparée.
– Tu as vingt minutes de retard.
Le ton était tranchant, incisif. Maman était très en colère. Papa baissait les yeux, sans rien dire. Il ne disait jamais rien. Il se contentait d’approuver ce que disait Maman. Car Maman avait toujours raison.
– Je suis désolée, Maman…
– Et tu as vu dans quel état tu rentres ? Tu es couverte de boue ! Bon sang, je t’avais dit de ne pas te tacher ! Tu t’es salie en jouant avec ton Pokémon, c’est ça ? cingla Maman en fusillant le pauvre Emolga du regard.
Inezia baissa la tête, coupable.
– Heureusement, le jury a eu la gentillesse de d’attendre ! Allez, viens par-là, on va t’arranger ! s’activa Maman en empoignant le bras de sa fille. Et rentre cette bestiole dans sa Poké Ball, pour l’amour d’Arceus !
Impuissante, Inezia se laissa traîner par sa mère.
*
Après l’audition, l’ambiance dans la maison demeura pesante durant de longs jours. Maman ne faisait plus de câlins à Inezia, ce qui la rendait très malheureuse. Pour se consoler, la fillette passait tout son temps à jouer avec Emolga. Elle chercha même du réconfort auprès de Papa.
– Papa…
Son père, qui lisait le journal dans le fauteuil du salon, leva ses yeux bleus vers Inezia. Les mêmes yeux que la petite fille. À cet instant, Inezia se rendit compte à quel point elle ressemblait à Papa. Elle se rappela les mots de Maman : « Les mêmes cheveux blonds que mon mari ! Ils sont magnifiques, n’est-ce pas ? »
« Mais alors, Maman m’aime parce que je ressemble à Papa ? »
Elle planta son regard dans celui de Papa. C’est vrai que Papa était très, très beau. Toutes ses copines qui venaient à la maison le lui disaient tout le temps. La fillette sourit, soudain fière. Elle ouvrit grand les bras pour faire un câlin à Papa.
Celui-ci ne comprit pas tout de suite, tant le geste était inhabituel. Puis il esquissa un sourire, posa son journal, et fit monter sa fille sur ses genoux pour l’enlacer. Pour la première fois depuis bien des jours, Inezia se sentit bien à la maison. Sans même s’en rendre compte, elle se mit à pleurer.
– Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda son père.
– Papaaaa… Tu crois que Maman m’aime plus ? réussit à articuler la petite fille entre deux sanglots. Elle veut plus faire de câlin…
– Oh, non, bien sûr qu’elle t’aime… Simplement, ton retard à l’audition l’a un peu… disons… contrariée. Mais ça lui passera, tu verras, lui assura-t-il dans un sourire.
– Merzi, Papa… murmura-t-elle en reniflant.
Elle resta ainsi dans les bras de son père, en silence. Il lui caressa les cheveux et, bercée par sa douce respiration, elle sombra dans le sommeil. Un bruit strident la réveilla soudain. Elle se frotta les yeux, engourdie. Puis le bruit se fit plus net : il s’agissait d’un éclat de rire familier. Inezia se redressa aussitôt, ravie.
Maman… riait ?
Oui, Maman riait ! Quel plaisir de l’entendre ! Inezia tendit l’oreille : sa mère finissait un appel téléphonique. Trépignant d’impatience sur les genoux de son père, qui l’observait d’un air amusé, elle attendit l’arrivée de Maman dans le salon.
Celle-ci ne se fit pas attendre. Elle pénétra dans le salon avec la grâce d’une reine, ses cheveux bruns parfaitement crêpés. Elle rayonnait. Inezia la regarda avec adoration. Décidément, Maman était la plus belle. La petite fille sentit son cœur s’emplir de joie quand elle s’aperçut que le sourire radieux de Maman lui était destiné.
Maman n’était plus fâchée contre elle !
Et pour cause…
– Inezia, ma petite chérie ! Ma fleur, ma princesse, mon trésor… Tu as été prise à l’audition !
La petite fille se figea. L’euphorie qui grandissait en elle s’évanouit comme un mirage.
– Viens vite faire un câlin à Maman ! Je suis si fière de toi !
Inezia contempla les bras ouverts de sa mère, le cœur déchiré en deux. Elle jeta un regard à Papa, qui souriait aussi, l’air de dire : « tu vois, je te l’avais dit, tout s’arrange ! ».
Non, tout ne s’arrangeait pas.
*
La lumière des projecteurs aveuglait la pauvre Inezia. Par réflexe, elle mit la main devant ses yeux clairs pour s’en protéger… Et reçut une énième remarque.
– Eh oh, gamine ! Combien de fois il faut que je te le dise ? Tu dois garder la pose ! On prend des photos, là ! Chaque tirage raté nous coûte du fric ! T’as compris ? hurla le photographe.
– Oui, je… Je suis désolée… balbutia Inezia.
Une heure s’était écoulée, et la petite fille n’en pouvait plus. Comme c’était ennuyeux, d’être mannequin ! Elle devait rester immobile pendant de longues minutes, dans des poses ridicules ! Et le pire de tout…
– Souris, nom d’Arceus ! Comment tu veux avoir l’air jolie si tu souris pas ?
Il fallait sourire. Sourire, tout le temps, à tout moment, alors qu’elle ne s’était jamais sentie aussi mal à l’aise de sa vie. La robe qu’elle portait lui grattait la peau. Les projecteurs, en plus de l’aveugler, la faisaient transpirer. Et elle n’appréciait pas non qu’on lui parle sur ce ton. Elle chercha du réconfort auprès de Maman, qui observait la scène assise dans un coin.
À mille années-lumière de là, Maman souriait à pleines dents, absolument ravie.
– Veuillez l’excuser, Monsieur. Elle débute dans le métier, intervint Maman sur un ton désolé.
– Ouais, ben ça se voit ! beugla le photographe. Allez, on reprend, on n'a pas le temps de faire une pause !
Inezia sentit les larmes lui monter aux yeux. Mais, devant la mine réjouie de Maman, elle les empêcha de couler, et offrit son plus grand sourire à la caméra. Elle avait au moins retenu une chose.
Plus elle sourirait, plus vite le calvaire serait terminé.
*
Les séances photo se multiplièrent au fil des années. Inezia était désormais l’enfant-mannequin la plus en vogue d’Unys, pour le plus grand bonheur de sa mère. Mais pas pour la jeune fille. Elle ne prenait toujours pas de plaisir à poser de la sorte. Mais elle continuait, pour Maman.
Dès qu’Inezia songeait à tout arrêter, elle repensait au visage déçu et contrarié de Maman. Elle ne voulait jamais le revoir. Aussi, quand Maman lui annonça qu’elle lui avait trouvé un contrat de mannequin à long-terme avec la marque de mode la plus réputée d’Unys, Pokémode, elle se contenta de sourire et d’afficher un air ravi.
Si ce métier lui avait appris une chose, c’était bien à faire semblant. Sourire, et prétendre que tout allait bien. Sourire, et faire croire qu’elle aimait ce qu’elle faisait. Sourire, encore et toujours.
Elle avait alors quatorze ans.
De son côté, la jeune fille nourrissait d’autres ambitions. Malgré son planning très chargé en journée, elle profitait de ses nuits pour s’entraîner au combat Pokémon, et masquait ses cernes grâce à son nouveau talent pour le maquillage.
Elle s’était découvert une passion pour les matchs Pokémon.
Mais elle ne pouvait pas en parler à Maman.
Maman attendait d’elle qu’elle se dédie au mannequinat.
Alors Inezia souriait, et écoutait bien sagement Maman.
Car Maman avait toujours raison.
*
– Tu te rends compte, ma chérie ? s’extasia Maman, tandis qu’elle conduisait. Ton tout premier défilé ! Oh là là, qu’est-ce que je suis fière de toi ! Tu vas être si belle sur le podium !
À ces mots, elle passa sa main libre dans les cheveux d’or de sa fille. Inezia sourit. Un sourire factice, qu’elle avait passé des années à perfectionner, si bien qu’il bernait sa propre mère. Mais à chaque fois, son faux sourire entraînait celui de Maman, et transformait le rictus d’Inezia en réelle joie.
La jeune fille vivait pour le bonheur de Maman. Ainsi, lorsque sa mère la déposa devant l’agence de mannequins, ce fut avec un véritable sourire aux lèvres qu’Inezia lui dit au revoir. Une fois seule, le jeune mannequin observa l’immeuble. Elle inspira profondément, les mains agrippées à la lanière de son sac.
« Pour Maman », murmura-t-elle avant de franchir les portes de verre.
Une fois arrivée dans la bonne salle, Inezia fut accueillie par un déluge de sourires. Elle jugea que la majorité d’entre eux était factices. On la félicitait pour ses anciens contrats, on brandissait des magazines à son effigie, certains membres du staff lui demandaient même des autographes.
Comme toujours, la jeune fille fit bonne figure. Si elle faisait tout parfaitement, elle pourrait rentrer à la maison plus tôt, pour s’entraîner avec ses Pokémon. Elle signa des dédicaces, minauda comme on le lui avait appris, sans jamais cesser de sourire.
Quand vint le moment d’enfiler sa première tenue de défilé, Inezia ressentit un profond soulagement. Enfin, on se mettait au travail. Car même si le mannequin ne raffolait pas de son métier, elle détestait encore plus les mondanités qui l’accompagnaient.
Lorsqu’elle mit le pas sur la scène, vêtue d’une robe à volants argentée, elle n’avait qu’une seule chose en tête.
Sourire. Sourire. Sourire.
– Alors c’est ça, la fameuse Inezia dont tout le monde me rebat les oreilles ? intervint soudain une voix rauque.
Toutes les têtes se tournèrent vers celui qui avait parlé : un homme aux cheveux blancs, dont le regard impénétrable était caché derrière ses lunettes de soleil. Son costume immaculé contrastait avec le noir de son fauteuil en cuir.
Pierre de Marchelier, grand couturier kalossien, et fondateur de Pokémode.
Un silence pesant s’abattit soudain sur l’assemblée. Pierre se leva de son siège et s’avança à pas lents vers la scène. Il arracha au passage un magazine des mains d’une de ses employées et brandit la revue devant lui.
Inezia mit quelques secondes à comprendre ce qu’il faisait. Elle attendit, fébrile.
– Eh bien, le moins qu’on puisse dire, c’est que les photographes et les maquilleurs ont bien fait leur travail. Elle est bien mieux en photo. Et puis, elle a les cuisses un peu larges, quand même… Faut arrêter les fast-food, hein !
À ces mots, il jeta le magazine derrière son épaule. La revue vint s’écraser sur le visage d’un membre du staff, qui étouffa un cri de douleur. Personne d’autre ne broncha. Tout le monde regardait, paralysé, Pierre monter sur la scène, où se tenait une Inezia statufiée. Sans crier gare, le couturier saisit le menton de la jeune fille entre le pouce et l’index. Puis il fit pivoter son visage pour l’observer sous toutes les coutures.
– Hmm, mais je dois bien avouer qu’elle possède un grain de peau assez exceptionnel. Et puis, une blonde aux yeux bleus, c’est toujours aussi tendance. Bien, elle fera l’affaire.
Ces derniers mots libérèrent toute la pression qui s’était accumulée dans la pièce, comme si tous les spectateurs avaient poussé un soupir de soulagement à l’unisson. Chacun se mit en mouvement, on s’inquiéta enfin de l’état du pauvre employé blessé, et surtout, on chuchota, on murmura.
« Wow, Pierre l’a complimentée ! »
« Il ne l’a pas renvoyée comme toutes les autres ! »
« Je savais qu’Inezia était spéciale, mais pas à ce point ! »
De son côté, la concernée fulminait. Comment ce vieux fossile osait-il la toucher ainsi ? L’examiner comme un luminaire dans un magasin de décoration ? « Les cuisses larges » ? « Arrêter les fast-food » ? À cause du régime draconien imposé par sa mère, elle ne se souvenait même pas du goût des frites ! Elle rentrait dans du 32 ! Le sang bouillait si fort dans ses veines qu’elle sentait son cœur palpiter dans ses oreilles.
« Calme-toi, Zia. Zen ! Zen. Pense à Maman. Tout ça, c’est pour elle. N’oublie pas. Sourire. Toujours sourire. Masque tes émotions. »
– Ah non non non, ça ne va pas du tout ! s’écria une autre voix.
Inezia retint un soupir : quoi encore ? Un autre homme s’approcha de la scène. Avec ses cheveux gominés et sa chemise ouverte révélant une forte pilosité, il semblait tout à fait à sa place.
– Ah oui, Inezia, intervint soudain une assistante technique. Je vous présente Eduardo, il vient de Paldea. Comme il s’agit de votre tout premier défilé, nous l’avons engagé pour vous apprendre à défiler sur scène.
La jeune fille ouvrit des yeux ronds. « Apprendre » à défiler ? De son point de vue, défiler consistait simplement à marcher en ligne droite sur un podium. Quoi de compliqué là-dedans ?
– Trésor, tu dois arrêter de sourire tout de suite !
L’effet fut immédiat. Le sourire d’Inezia disparut en même temps que ses convictions. Arrêter de sourire ? Alors qu’elle s’était entraînée pendant toutes ces années pour réussir à sourire en toutes circonstances ? Pourquoi ?
– Un défilé sur scène, c’est pas comme une séance photo : tu dois garder un air neutre et surtout ne pas sourire, expliqua Eduardo. Si tu souris, c’est toi qu’on regardera, et pas les vêtements. Tu mets la tenue en valeur, et non l’inverse. T’as compris, trésor ?
Avec son fort accent paldéen, Inezia entendit plutôt : « Oune défilé sour scène, c’est pas comme oune séance photo : tou dois garder un air neutre et surtout ne pas sourire. Si tou souris, c’est toi qu’on regardera, et pas les vêtements. Tou mets la tenoue en valeur, et non l’inverse. T’as compris, trésor ? »
L’envie de sourire revint aussitôt. De rire, même. Rire aux éclats. Tout était parfaitement absurde. Elle avait passé sa courte carrière de mannequin à sourire pour réussir, alors qu’en réalité, elle se morfondait. En cet instant, pour la première fois, elle avait envie de sourire face à l’ironie de la situation.
Mais elle ne devait pas sourire.
Car ce qu’elle souhaitait n’importait pas.
Elle était là pour matérialiser le désir des autres.
*
Inezia prit une profonde inspiration.
« Allez, tu peux le faire. T’as dix-neuf ans, maintenant. T’es plus une gamine. Tu peux y arriver. »
Le doigt hésitant, elle appuya sur la sonnette. Elle entendit le son strident se répandre dans la maison. Un instant plus tard, la porte s’ouvrit sur Maman. Toujours la même Maman, aux cheveux bruns, aux yeux de chat.
Maman qui ne lui ressemblait pas.
Maman qui n’était pas vraiment belle.
Lorsqu’elle vit sa fille unique sur le perron, un grand sourire illumina le visage de Maman. Elle semblait si heureuse de la voir. Inezia aurait aimé ressentir la même chose. Elle offrit à sa mère son célèbre faux sourire, celui qui avait conquis des milliers de gens… À l’exception d’elle-même.
– Oh, ma chérie ! Quel plaisir de te voir ! Entre vite !
Inezia ne se fit pas prier, et pénétra dans sa maison d’enfance. Les souvenirs l’accablèrent aussitôt. Dans le salon flottaient des relents de regrets. Tous ces refus non-exprimés, ces embrassades perfides, ces sourires hypocrites… Elle avait beau s’en éloigner de toutes ses forces, ils lui collaient à la peau.
– Comme je suis contente ! On te voit si peu maintenant ! Ton appartement est si loin de nous… Mais bon, les enfants grandissent, c’est comme ça… soupira Maman. Tu veux boire quelque chose, Zia chérie ?
– Juste un peu d’eau, s’il te plaît. De toute façon, je ne reste pas longtemps.
– Vraiment ? Mais ça fait si longtemps qu’on ne s’est pas vues !
« Oui, mais après ce que je vais te dire, ni toi ni moi ne voudrons continuer la conversation », prédit Inezia.
– Mais bon, je comprends, tu dois être si occupée, avec ton travail… Oh là là, qu’est-ce que ma fille est jolie ! s’exclama Maman en observant la tenue haute couture de sa fille.
Mini-jupe en cuir, chemisier en soie, bottines à talons, maquillage tendance, Inezia incarnait parfaitement l’image d’une égérie de mode. La jeune femme posa son regard bleu sur sa mère : elle aurait volontiers abandonné ses vêtements de marque pour une vie différente. Une vie qu’elle aurait elle-même choisie.
« Tu es justement là pour ça », se rappela-t-elle.
Les deux femmes prirent place sur les canapés crème du salon.
– J’ai quelque chose à te dire, Maman.
Pas de temps à perdre. Elle avait déjà perdu bien des années, emprisonnée dans la complaisance.
– Oui, ma chérie ? Oh, mais quelle tête tu fais ! C’est une mauvaise nouvelle ? s’inquiéta Maman.
« Ça dépend pour qui. »
– Non, c’est une très bonne nouvelle, au contraire ! répondit Inezia en se forçant à sourire.
« Pour moi. »
– Ah tant mieux ! Un nouveau contrat ? Tu vas devenir une star internationale ? suggéra Maman, qui ne tenait déjà plus en place.
– J’ai réussi l’examen d’entrée pour remplacer le Champion d’arène de la ville. Je suis désormais Championne de Méanville.
La bombe était lâchée. Elle allait tout raser sur son passage. L’envie de rire saisit Inezia à la gorge. Dans n’importe quelle autre famille, cette nouvelle aurait provoqué une effusion de joie. Mais pas la sienne. Car seule Maman savait ce qui était bon pour sa fille.
Maman la regardait d’un air ahuri. Elle était sonnée, à n’en point douter. Mais Inezia savait ce qui l’attendait lorsqu’elle aurait assimilé l’information.
– Championne d’arène… répéta Maman. Mais, ma chérie, pourquoi diable avoir postulé là-bas ? Tu perds ton temps avec un travail aussi peu digne de toi ! Regarde-toi, tu es belle comme un cœur ! Tu n’es pas faite pour livrer des matchs dans un stade poussiéreux ! Ta carrière de top modèle est bien plus importante, enfin… Non, non, ça ne va pas du tout, tu dois te désister, conclut-elle d’un ton catégorique.
Inezia soupira. Au fond d’elle, elle avait espéré une réaction différente. Elle avait osé rêver, osé s’imaginer que la Maman qu’elle s’était inventée dans son esprit juvénile, sa Maman idéalisée, existait quelque part. Mais ce n’était qu’une chimère.
La jeune femme concentra toute sa force mentale pour proférer un seul petit mot.
– Non.
Toute sa frustration d’enfance et ses rêves piétinés trouvèrent leur revanche dans ce simple mot.
– Comment ça, non ?
La voilà. La pointe de colère dans la voix que la petite Inezia avait toujours refusé d’entendre. Aujourd’hui, elle résonnait dans son crâne, et envahissait tout son cerveau.
– Non, répéta Inezia avec fermeté.
Maman soupira à son tour.
– Ah, je vois. Tu es adulte, maintenant, alors tu penses que tu sais tout sur tout, et que ta vieille Maman est devenue gâteuse. Tu penses savoir ce que tu veux, mais tu ne sais pas ce qui est bon pour toi. Ma petite Zia… moi je le vois : tu es encore une enfant. Tu te rebelles avec cette idée ridicule, mais…
– Ce n’est pas une idée ridicule ! vociféra Inezia.
Maman n’avait pas le monopole de la colère. Toute cette rage qu’elle avait contenue en elle remontait à la surface. Inezia décida de la laisser exploser.
– C’est toi qui crois tout savoir. Tu as toujours tout décidé pour moi, sans jamais me demander mon avis !
– C’est faux ! Je t’ai toujours laissé le choix ! se défendit Maman.
– Tu parles ! T’as fait que me culpabiliser. Si j’osais exprimer le moindre doute, tu faisais ta tête de Ponchiot battu pour m’attendrir. Mais maintenant, ça marche plus. Non, je crois pas que tu sois devenue gâteuse. C’est pire que ça. Tu as toujours été comme ça, cracha la jeune femme avec véhémence. Tu te fiches bien de ce que je veux, tout ce qui t’importe c’est de vivre tes rêves à travers moi ! Eh bah tu sais quoi ? Mon rêve à moi, c’est d’être Championne. Alors c’est ce que je vais faire. Et personne, surtout pas toi, ne pourra m’en empêcher.
– Aaaaaaah ! Ah ! Comment… Comment peux-tu me dire ça, à moi ? s’exclama Maman sur un ton digne d’une mauvaise tragédie. Moi qui ai toujours tout sacrifié pour toi ? Ah, ce qu’on dit est vrai… Les enfants sont si cruels…
L’air affligé, Maman porta la main à son cœur, comme si les mots de sa fille l’avaient blessée à mort. Inezia leva les yeux au ciel, avant d’empoigner son sac pour partir. Maman lui empoigna le bras pour la retenir, mais Inezia se dégagea avec violence.
– C’est MA vie, assena la jeune femme.
Puis elle claqua la porte.
Pour ne jamais revenir.
***
– Après ça, je ne suis plus jamais revenue la voir. Mais elle n’a pas arrêté de venir à mon appartement. Tu sais ce qu’elle a dit la dernière fois que j’ai accepté de la faire entrer ? demanda Inezia en ricanant.
Mélis secoua la tête, curieux de connaître la réponse.
– « Oh mais, ma chérie ! Pourquoi tu as teint tes beaux cheveux blonds en noir ? Ils étaient tellement magnifiques… Décidément, sans moi pour te guider, tu es perdue… »
Son interlocuteur ouvrit des yeux ronds. On pouvait lire dans son regard un mélange d’incrédulité et d’indignation.
– Ouais, elle a toujours rien appris. Elle comprend vraiment rien.
Elle se tourna soudain vers la caméra fixée dans la nacelle.
– Eh bien, je vais t’expliquer, ma chère Maman : j’ai teint mes beaux cheveux blonds en noir justement parce tu les aimais tant ! Tu comprends mieux, maintenant ? demanda-t-elle avec amertume.
Puis elle rejeta ses cheveux noir Cornèbre en arrière.
– De toute façon, je les préfère en noir. Tu ne trouves pas que je suis jolie avec les cheveux noirs, Mélis ? s’enquit-elle en se tournant vers le Maître d’Unys.
L’adolescent rougit et opina du chef.
– J’en étais sûre ! Tu vois, Maman chérie, il n’y a pas que ton avis qui compte !
Un silence s’ensuivit. Inezia regarda au-dehors : la nacelle se rapprochait du sol. Méanville se diaprait de couleurs matinales : derrière les immeubles apparaissaient les nuages nappés de doré et de rose. Le soleil illuminait la ville sous toutes ses coutures, comme un projecteur éclaire une danseuse. Après avoir raconté son histoire, se retrouver face à la beauté de l’horizon procura à Inezia une sensation de bien-être rare.
À mesure que la nacelle descendait, la chaude lumière se déversa sur les deux compagnons de voyage. La jeune femme accueillit les rayons de soleil sur sa peau comme une embrassade bienvenue. Elle ferma les yeux, et savoura le bain de lumière comme si elle était seule.
Bientôt, – trop tôt – la nacelle s’immobilisa.
Le tour de Grande Roue était terminé.
***
« Je suis vraiment moi-même quand, en tant que Champion, je me bats avec mes Pokémon. Top-modèle, c’est intéressant… Mais il faut matérialiser le désir des autres… Et ce n’est pas si facile… »