Alliances
Oui, les travaux avaient surprenamment bien avancé en une semaine. Coulzan se félicitait particulièrement du dégagement enfin terminé de la Voie de Procession sur le Champ-de-Mars, alors que Geliverne et Ramure étaient en charge des travaux. Il avait hésité à leur laisser les rennes du projet, mais il n’avait finalement pas pu le refuser à Geliverne ; en temps qu’héritier du clan de la Croisée implanté au bord de la Mer Banquise, il était de son devoir de veiller à la restauration de la Voie de Procession qui démarrait sur ses terres, à la Croisée Trois-Voies. L’en empêcher l’aurait dépouillé de son honneur, et Coulzan ne pouvait tout simplement pas lui faire ça, peu importe les conneries qu’il accumulait. Groslouis avait quant à lui embauché ses pokémons pour déterrer tous les légumes qu’il avait fait pousser le long de la Monté de Beaugant, et Zeelien avait remonté l’autel et replanté les arbres dans le Parc Refuge.
— Donc quand vous dites que vous avez bien avancé, vous voulez dire que vous avez tout juste rattrapé les conneries de la semaine passée ? résuma sir Limier.
Pour toute réponse, Coulzan ne put qu’esquisser une moue approbative.
— Au moins, on peut lancer le sauvetage du Faubourg Chimère, ajouta-t-il en désignant du menton ce qu’ils avaient devant eux.
Et devant eux justement, se trouvaient le fameux faubourg qui devait son nom à l’infiltration des ultra-chimères qui passaient à travers les mailles de sécurités du Grand Antre Dynamax. Le faubourg était situé à l’est de Hamegel, au pied de la falaise en haut de laquelle se trouvait le Grand Antre. Dans l’une des maisons, une vieille dame avait recueilli un doudou comme elle l’appelait—un cosmog en réalité—que Gloria avait ensuite récupéré avant de quitter la région. Ç’avait marqué le début de l’invasion des chimères.
— Je compte sur vous pour me réhabiliter tout ça, avoua Coulzan, on n’a plus guère le droit à l’erreur maintenant.
Coulzan et Limier dominaient le faubourg depuis la butte où ils s’étaient retrouvés, royalement dressés sur leurs montures ; un blizzeval et un arcanin hisuien respectivement. Lorsqu’il avait réuni l’Ordre quelques années plus tôt, Coulzan avait profité du prestige offert par son pokémon—que lui avait laissé Gloria avant de quitter la région—pour impressionner tout Couronneige. Une gloire qui avait été amplifiée par le ralliement de Limier et de son arcanin hisuien. Rien n’aurait pu les arrêtés. Un rêve éphémère hélas, qui s’évapora bien vite au fur et à mesure que les autres chevaliers de la région les rejoignirent.
— Et par quoi voulez-vous que je commence ? questionna Limier. Parce que ce ne sont pas les ruines qui manquent ici…
— Il faudra aller voir sir Vacherin dans un premier temps, il a identifié toutes les bâtisses à démolir et celles à conserver.
— Sir Vacherin ? Vous vous moquez de moi ? Le vieux est complètement sénile, il ne répond même plus à son propre nom !
— Mais il est le seigneur de Hamegel et il connaît sa ville mieux que quiconque.
— Quand il s’en souvient ! corrigea Limier. Ce qui veut dire "pas souvent".
— Quoi qu’il en soit il travaille dessus depuis des semaines avec le scribe Toqué, à fouiller les archives du bout du groin. On ne va tout de même pas balancer leur travail alors qu’ils viennent tout juste de terminer !
— Comme vous voudrez, sir, concéda Limier. Mais soyez conscient que leurs plans de réhabilitation risquent d’être sacrément défectueux.
— Et c’est bien pour ça que j’ai fait appel à vous et non pas à quelqu’un d’autre ! J’ai besoin de mon meilleur élément sur ce coup, pour adapter les plans au terrain. Je sais bien que vous avez déjà la charge de la restauration du Temple Couronne sur les bras, mais qui d’autre que vous peut se charger d’un tel projet ?
— Bon, soupira Limier, et après les bâtisses ? On retouche quelques rues ?
— Oui, toutes. Avec les squares et les boutiques. Il faut repenser tout l’urbanisme du quartier.
— Ben voyons…
Et il y avait de quoi faire. Ces dernières années, de nombreux évènements tragiques avaient effectivement été reportés dans le faubourg à cause des chimères, ce qui avait poussé la municipalité à vouloir le raser pour faire passer ici le grand axe routier de contournement de Hamegel. Cette rocade aurait permis aux voyageurs désirant se rendre plus au sud de ne pas traverser le centre-ville, et donc d’éviter son engorgement. Coulzan avait dépensé une énergie folle pour convaincre la municipalité de renoncer à son projet. Mais en contrepartie, il avait cédé sur la zone sud-ouest de Hamegel, à la limite avec le domaine de Granfroy ; une vaste zone encore sauvage qui serait finalement transformée par la municipalité en nouvelle zone industrielle.
Les nombreuses entreprises de Motorby qui avaient été touchées par les nouvelles réglementations écologiques à Galar—une orientation récemment prise suite à l’effondrement de Macro Cosmos et à l’affaire Shehroz—avaient décidé de délocaliser leur production, tout simplement. Et elles s’implanteraient ici, au sud-ouest de Hamegel. Coulzan ne pouvait pas publiquement se réjouir d’un tel développement pour sa ville, mais cette zone industrielle serait loin du centre historique et des lieux importants pour Silveroy, et surtout, il avait l’espoir secret que cette nouvelle activité attirerait de nombreux habitants, qui feront autant de sujets supplémentaires à convertir pour renforcer la force vitale de Silvreoy.
— Au moins on peut faire ce que l’on veut ici, lâcha-t-il fatigué. Le maire a complètement abandonné le faubourg, donc on peut lui redonner son âme en adoptant un style traditionnel. J’imagine bien une sorte de faubourg médiéval, avec cependant tout le confort moderne. Mais au moins, nous ne sommes pas soumis aux caprices touristiques des investisseurs galariens. Ceux-là, c’est moi qui me les tape avec les autres projets du centre-ville, et croyez-moi, pour rien au monde vous ne voudriez ma place.
— Sir ! La première masure mesure dix-sept ramoloss !
Ah, Coulzan avait oublié que Triston était avec eux. Le jeune chevalier demeurait planté au pied d’une ruine à quelques mètres de là, son obèse ramoloss galarien rampant derrière lui. Coulzan l’avait convoqué, tout comme son cousin Tristifer, pour seconder Limier dans la réhabilitation du Faubourg Chimère.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? lança finalement Limier après avoir tenté de comprendre.
— Je mesure la longueur des murs, expliqua Triston. Comment voulez-vous tracer un plan sans mesures ? dédaigna-t-il.
— En ramoloss ?
— Ben oui, de la tête à la queue quoi. Avec quoi voulez-vous que l’on mesure ?
Limier jeta un regard accusateur à Coulzan. Celui-ci se sentait navré de lui avoir refilé Triston, mais il avait bien fallu le caser quelque part.
— Les plans sont déjà tracés, sir Triston, intervint Coulzan en bon médiateur. Vous n’êtes donc pas obligé de remesurer les—
— Que nenni, sir ! Je tiens à vous prouver ma valeur !
L’obèse ramoloss avait avancé d’un petit mètre durant cet échange, rampant à en perdre haleine vers une touffe d’herbe.
— Oh là, oh, doucement, dit-il à son pokémon en le rattrapant. Ne sois pas si pressé, je n’ai pas encore terminé moi !
Triston n’était pas un rapide. Ni physiquement, ni intellectuellement d’ailleurs. Et encore moins un guerrier, ce qui commençait à faire beaucoup de défauts pour un chevalier. Il était cependant toujours aussi soigné, dans sa tunique de soie fine aux couleurs bariolées, et portant son habituel serre-tête pour maintenir sa longue chevelure brune soigneusement vers l’arrière. Un style peu chevaleresque, mais au moins Coulzan pouvait lui reconnaître sa bonne volonté. A la différence de son cousin Tristifer, qui lui ne s’était même pas déplacé.
— Ben dites donc, pas moyen de pisser tranquille ici !
Ça, c’était la voix grondante de sir Tricor du Géant, le maître de l’immense domaine du même nom qui couvrait quasiment un tiers de la surface de Couronneige. Il était autrefois un preux guerrier disait-on, et il était facile de le croire, car même à l’orée des soixante ans, il était toujours solidement bâti. Il revenait de derrière une monumentale statue de bronze représentant Silveroy montant spectreval, accompagné de sa beldeneige et de son tarinorme.
— Vous y croyez, vous ? Un pierroteknik qui me tombe dessus, la balloche grosse comme une pastèque, prête à tout péter !
— Je viens vous secourir père !
— Pas si vite ramollo, l’arrêta Tricor. Belle en un fait un glaçon, y’a plus qu’à le siroter dans une grenadine. Ça faisait longtemps que je n’avais pas eu à lever la main sur un pokémon sauvage tiens !
— Ça fait longtemps que vous n’avez pas eu à foutre quoi que ce soit, cracha Limier.
— Fais gaffe à c’que tu baves mon beau, ou j’te refais la façade en t’collant les dents par ordre alphabétique !
— Ah non vous n’allez pas commencer, pas vous ! s’emporta Coulzan. Je me coltine des demeurés à longueur de journée avec l’Ordre, alors pour une fois que j’ai deux types carrés avec moi, vous n’allez pas vous foutre sur la courge hein !
— Tricor ne fait pas partie de l’Ordre, rétorqua Limier.
Et il avait raison. Tricor avait décliné l’appel de Coulzan quelques années plus tôt, pour y envoyer son fils Triston et son neveu Tristifer à sa place. Une disgrâce que Limier avait du mal à comprendre, mais qui s’expliquait simplement par le fait que les seigneurs du Géant avaient toujours été réticents à se soumettre à l’autorité des clans de Hamegel et de Beaugant.
— Crois-moi gamin, j’suis pas venu pour vos beaux yeux ! gronda Tricor. Et d’ailleurs, où est-elle cette fameuse dame Zélie de Beaugant ? Que je m’assure de ce que va mettre mon fils dans son lit !
— Ben justement, les voilà qui arrivent, répondit poliment Coulzan.
Un motorizard transportant Dame Zélie et son frère le seigneur Zeelien arrivait à toute vitesse. Aujourd’hui était le jour que les clans du Géant et de Beaugant avaient choisis pour s’allier via un mariage, sous la juridiction de Coulzan bien sûr. Une alliance dans un contexte pour le moins incongru ; Tricor pensait profiter de la naïveté de dame Zélie pour prendre l’ascendant sur Beaugant, tout comme les seigneurs de Beaugant pensaient profiter de la mollesse de Triston pour discipliner le Géant. Ce qui intéressait Coulzan par contre, c’était que par cette alliance les ouvriers du domaine du Géant viendraient en nombre pour aider aux travaux d’urbanisme de Hamegel. Et par-dessus tout leurs tarinor, traditionnellement utilisés pour les tracés des rues, comme ils avaient le nez toujours pointé au nord. Car curieusement, les entreprises locales qui acceptaient de travailler pour l’Ordre se faisaient de plus en plus rare. Si leurs conneries à répétitions n’y étaient pas pour rien, Coulzan y reconnaissait surtout l’œuvre du maire, qui par jeu politique isolé l’Ordre autant que possible.
— Bien le bonjour, messeigneurs, annonça dame Zélie tout en rondeur. Sir Tricor, je suis fort aise de—
— Bon, on démolit quoi en premier ? s’enquit Zeelien alors qu’il descendait de son motorizard.
— Sir Zeelien, vous êtes venu pour les fiançailles de votre sœur, lui rappela Coulzan.
— Oui oui, bien sûr, concéda-t-il. Mais je dis juste que si y’a besoin d’un coup de main pour faire sauter une ou deux barraques…
— On vous le fera savoir, conclut Limier pour calmer son collègue.
Zeelien aida sa sœur dame Zélie à descendre tant bien que mal de sa monture, sous les yeux inquisiteurs de Tricor. Contrairement à son frère, la demoiselle était rondelette et tout en douceur. Ses longs cheveux bruns ondulées étaient coiffés d’un guérilande.
— M’a l’air pas trop mal la pataude, jugea Tricor.
— Père, je vous prie de vous tenir, l’invita Triston. Dame Zélie sera tout de même maAAAHHHH !
Les quatre chevaliers démarrèrent au quart de tour. Ils furent déjà sur Triston, leurs pokémons dégainés, avant même qu’il n’ait terminé de crier.
— Ch-chi-chimère ! bégaya enfin l’héritier du Géant.
— Où ça, je ne vois rien ! s’enquit Limier, dont le palarticho était paré au combat.
— Je peux tout faire péter au cas où ? proposa Zeelien, dont l’oniglali affichait déjà une satisfaction douteuse.
— Du calme, on ne fait rien péter, tempéra Coulzan, qui pointa du doigt un chenipan. Je l’ai trouvé sa chimère.
— Ça là ? C’est un chenipan ! Je lui marave sa gueule à l’épée moi.
— Vous ne maravez rien du tout, menaça Coulzan avec l’appui de son exagide. Vous allez blessé quelqu’un avec votre fou furieux de pokémon.
— Raammmoooollllloooooo !
— Du calme Raymond, nous sommes sauvés, rassura Triston en se penchant devant son pokémon.
La lenteur du ramoloss de Triston avait toujours étonné Coulzan, et cette fois-ci ne fit pas exception. Tricor lui, semblait bouillir de l’intérieur.
— Maintenant qu’on est tous là, j’propose qu’on pose nos culs par terre et qu’on négocie enfin cette alliance une bonne fois pour toutes ! gronda-t-il de sa voix caverneuse.
Les chevaliers échangèrent des regards indécis avant d’accepter l’invitation de Tricor. Coulzan n’en était que plus satisfait ; lui aussi voulait en finir.
— Je m’en vais chercher dame Zélie ! annonça galamment Triston. Père, je vous confie Raymond.
Une nouvelle fois, les chevaliers échangèrent des regards indécis, mais pas pour la même raison. Ils laissèrent finalement Triston s’éloigner et attendirent en silence. Un silence apaisant. Qui ne dura pas bien longtemps.
— Sir ! cria Triston au loin. Un autre chenipan ! Je vais vous prouver ma valeur et terrasser ce redoutable ennemi ! Raymomnd ! Viens à moi !
Coulzan soupira. Au-delà de la soudaine nécessité de terrasser un chenipan, c’était surtout le temps de ramolos mettrait pour rejoindre Triston qui l’exaspérait.
— Je reconnais déjà votre valeur, répondit-il en élevant la voix. Contentez-vous de revenir avec dame Zélie. Tâchez seulement de ne pas marcher sur ce chenipan.
— Bien, sir ! répondit Triston.
Coulzan fut agréablement surpris de la docilité de Triston ; pas de discussion, et il avait compris du premier coup.
— En garde, malandrin !
Coulzan soupira. Ç’avait été trop beau pour être vrai. Il se retourna pour houspiller le jeune chevalier… qui attaquait à mains nues un vémini ! Mais comment ce con avait-il pu le confondre avec un chenipan ?
— Triston !
Mais il était trop tard. Coulzan n’eut pas le temps de se lever que déjà la chimère lui avait planté son dard dans la jambe. Triston se mit à convulser par terre, sous le regard amusé de la chimère.
***
Une fois de plus, un grondement sourd fit trembler la taverne souterraine. Une fois de plus, des petits graviers s’effritèrent du plafond et tombèrent dans le verre de sir Tristifer. Il fit une moue d’agacement. En face de lui, sir Glaucus demeurait impassible, les yeux rivés sur les grossières statues de pierres amputées qui représentaient des pokémons dans un style antique. A sa droite, sir Glenn reçu une coulée de sable sur son crâne chauve.
Ils se trouvaient attablés dans une taverne sombre et basse de plafond, qui semblait avoir été grossièrement creusée à même la roche, et dans laquelle ces saletés de statues avaient été entassées entre les tables.
— Bon, votre type est là, oui ou non ? s’impatienta Tristifer.
— Non.
— Alors qu’est-ce qu’on fait encore dans ce trou ? Dans une minute c’est tout le plafond qui va nous tomber dessus !
— Relax, temporisa Glaucus. Cette gargote existe depuis toujours, je ne vois pas pourquoi elle s’effondrerait.
— A vous de me le dire, le Grand Antre est juste à côté, et les des expéditions dynamax courent tout autour.
Nouveau grondement, nouvelle chute de sable. Tristifer n’était vraiment pas rassuré dans cette taverne, qui n’était qu’un ancien trou de fermite réhabilité par le clan des Galeries dans un passé lointain. C’était ainsi qu’ils vivaient ; au fil des siècles ils avaient creusé des galeries sous toute la montagne, qui s’étendaient depuis les Galeries Monte-Pic jusqu’au Grand Antre Dynamax, sur le Plateau Beaugant.
Mais surtout, Tristifer ne supportait plus les regards vides de ces statues qui lui filaient les foies.
— Bon, écoutez-moi les culs-terreux, commença-t-il en se levant, je ne suis pas venu jusqu’ici pour poireauter pendant une heure dans ce trou à rat. Et puis bordel qu’est-ce que vous avez avec ces statues ? Il y en a partout !
— Ce sont les œuvres d’art commandées par Coulzan pour son grand plan d’urbanisme, répondit Glaucus de sa voix grave.
— Je ne les ai jamais vu à Hamegel, rétorqua Tristifer.
— Normal, elles sont toutes ici, dans les galeries.
— Mais qu’est-ce que vous foutez avec ?
— FLÛTABEC !
— On fait traîner, lâcha Glaucus. Coulzan a payé, on les garde. Ça contribue à vider les caisses. Plus Coulzan s’enfonce, plus simple sera la transition pour prendre sa place.
Le regard de Tristifer s’arrêta sur un diamat qui avait perdu une tête. Des œuvres d’art. Ben voyons. Il ne voyait pas comment ces trucs-là pouvait faire revenir Silveroy. Derrière lui, le diamat de Glenn poussa un petit cri qui le fit sursauter.
— J’en ai marre d’attendre, reprit Tristifer. D’autant plus que j’étais sensé rejoindre Coulzan, Tricor et les autres au Faubourg Chimère. Plus le temps passe, plus ils vont se poser des questions.
— Ma parole, mais c’est qu’il aurait les jetons ! provoqua Glaucus qui était fatigué des plaintes de son compagnon. T’as peur de qui au juste, de Coulzan, incapable de dire merde aux galariens ? Ou bien du tonton qui parle fort mais qui ne bouge jamais son derrière de son trône de pierre ?
— Contrairement à vous, je mise ma tête sur ce coup ! lança Tristifer.
— Votre tête, vous allez la perdre si vous ne vous rasseyez pas immédiatement.
La voix sifflante de dame Zesther l’avait une fois de plus transpercé de part en part. Froide et assassine, la vielle corneille de Beaugant n’avait pas haussé un sourcil depuis qu’ils étaient arrivés dans ce trou. Derrière elle, une boumata cadavérique, plus maigre qu’elle encore, menaça le chevalier du Géant d’un regard meurtrier. Tristifer se rassit finalement.
— Coulzan n’aurait jamais accepté une femme à sa table, lui, insista Tristifer en tentant un regard vers dame Zesther.
— Ni un ivrogne, rétorqua Glaucus. Et c’est pourtant ce qu’on est venu chercher.
Encore une fois, la cupidité de Tristifer allait le perdre. Tout aurait été tellement plus simple s’il avait accompagné son cousin au faubourg, mais non, il avait fallu qu’il se joigne à cette réunion de traîtres. Glaucus n’aimait pas l’approche trop conciliante de Coulzan, ce n’était un secret pour personne, et Tristifer se demandait même si Coulzan lui-même n’attendait pas qu’il ne passe enfin à l’acte. Ce fou furieux de Glenn le suivrait jusque dans la tombe, et dame Zesther, vieille aigrie à qui le trône de Beaugant avait échappé à chaque succession, avait enfin décidé d’éliminer Zeelien pour prendre sa place. Si l’oncle de Tristifer n’avait pas eu l’idée détonante de marier Triston à dame Zélie pour unir leurs clans, alors rien de tout ça ne serait arrivé. Du moins, pas si vite. Et quitte à établir un nouvel ordre à Couronneige, Tristifer tenterait de prendre le trône du Géant à la place de son arriéré de cousin. Triston avait beau être le fils de Tricor, il n’en était pas moins incapable de diriger leur clan. Le pauvre bougre n’était pas foutu de battre son ramoloss au bras de fer, et encore moins de lacer ses chausses, alors l’ambition de leur oncle de regagner le prestige d’antan de leur clan—le plus puissant de Couronneige—avec Triston sur le trône, n’était hélas qu’une mauvaise farce.
Une nouvelle secousse, plus forte cette fois, fit vaciller la statue de marbre—un caratroc buvant son propre jus fermenté—qui se trouvait derrière Glenn. Celle-ci s’écrasa finalement sur la table, juste devant le chevalier chauve.
— CARABOUM ! hurla-t-il, avant de rire à gorge déployée.
Tous les visages de la taverne se tournèrent alors vers eux. Tristifer se sentit mis à nu ici, avec tous ces gens qui avaient vu son visage ; il suffisait qu’un seul d’entre eux le reconnaisse pour que sa tête soit mise à prix par Tricor.
— Puisque c’est un ivrogne, pourquoi avons-nous besoin de lui ? avança Tristifer pour se changer les idées.
— Parce que Goulot est le seul à connaître les galeries inférieures qui relient notre domaine à Hamegel, répondit Glaucus. Il les a creusées lui-même, du temps où il était contrebandier. Un véritable merdier labyrinthique pour s’assurer que personne ne puisse jamais les cartographier. Une belle réussite, qui va nous permettre de nous faufiler à Hamegel sans que Coulzan ou que cette précieuse de Gardemeer ne s’en rendent compte. Si Goulot n’était pas aussi pourri dans l’âme, je l’aurais fait architecte en chef des Galeries.
Glaucus marqua une pause, semblant réfléchir à quelque chose.
— Mais bon, maintenant qu’on se réunit entre salopards, j’imagine qu’il a gagné sa place parmi nous.
Glaucus ne se considérait pas réellement comme un "salopard", comme il le disait. Il pensait réellement rendre service à Couronneige et à Silveroy en trahissant Coulzan, car il le voyait comme l’obstacle majeur à l’exclusion des galariens de la région. Non, s’il se considérait comme un pourri, c’était surtout parce qu’il n’avait pas le cran d’affronter Coulzan en duel. Tristifer lui, n’avait pas autant d’états d’âmes, il était un pourri purement et simplement, et il l’acceptait volontiers, surtout si ça lui permettait de monter sur le trône. Et il n’éprouvait aucune culpabilité à être le premier à accuser les autres.
— C’est un contrebandier doublé d’un ivrogne, s’offusqua Tristifer. Une fois qu’il aura joué son rôle, sa place est dans une geôle !
— Quel ingrat vous faites, jugea Glaucus.
— Bavard, surtout, siffla dame Zesther. Vous ne m’aviez pas dit que mon futur époux serait si barbant ! reprocha-t-elle à Glaucus, les lèvres toujours aussi pincées.
— Comment ça, futur époux ? s’enquit Tristifer.
— Et débile en plus ; moi qui pensais avoir hérité du plus fûté des cousins.
— DÉBILUS !
— Attendez, personne ne m’a parlé de mariage, à moi, s’inquiéta Tristifer.
— Réfléchissez une minute, entama Glaucus. Pensiez-vous vraiment pouvoir profiter de mon clan et des fidèles de Zesther pour vous asseoir sur votre trône de pierre sans contrepartie ?
— Dame Zesther, rectifia-t-elle.
— Et pourquoi ce n’est pas Glenn qui l’épouse ?
— GLENNÈCON !
— Au moins, ça a le mérite d’être clair, reconnut Tristifer. Enfin je crois.
— Vous n’êtes rien, Tristifer, reprit Glaucus. Un cousin jaloux tout au plus : vous n’avez ni amis fidèles, ni soutien populaire ; rien. Comment comptez-vous garder le trône après l’avoir volé ? Vous avez besoin d’une alliance. Celle de Zesther, qui—
— Dame Zesther !
— Qui a tout autant besoin de vous que vous avez besoin d’elle, termina Glaucus.
Tristifer n’avait rien à redire. C’était limpide, en effet. Son seul ami était son cousin Triston, celui-là même qu’il s’apprêtait à trahir. Oh il ne le tuerait pas, comme il prévoyait de le faire pour son oncle, bien trop dangereux lui, mais il l’exilerait. Il prévoyait même lui trouver un coin tranquille, dans une petite bourgade reculée, où personne ne savait qui il était. Et Tristifer ? Il gagnerait le trône, et épouserait Zesther. Une fois de plus, sa cupidité l’avait fourré dans un sacré pétrin. Zesther. Rien que d’y penser, il en avait la nausée. Il esquissa un regard vers elle, elle était restée parfaitement stoïque. Avec un peu de chance, elle aussi refuserait de le toucher. Et puis après tout, une fois la vieille morte, ce serait lui qui récupérerait le domaine de Beaugant, non ?
— Ah ! Vous voilà enfin !
Un homme gras au crâne dégarni s’assit sans demander son reste à la table des chevaliers. Il avait le nez épaté et rougit, et son haleine empestait le vin. Probablement le fameux Goulot, conclut Tristifer.
— Ça fait une heure que je vous cherche partout, pesta l’ivrogne. Dans les chiottes, j’ai fait tous les fours ; pas moyen d’vous mettre la main dessus, sir !
— Ben on était à table, rétorqua platement Glaucus.
— Voyez ? C’est pour ça qu’vous avez besoin de moi, démontra Goulot en levant un doigt tremblant en l’air. Vous êtes trop prévisibles, sir. Jamais vous ne trouverez mes galeries vers Hamegel. Faut chercher là on ne les attend pas !
Goulot bu d’une traite le verre de Tristifer. Il grimaça quelques instants, tâchant d’en mâcher le sable. La déglutition sembla douloureuse.
— Ben dites donc, ça ne s’arrange pas le picrate, ici, commenta-t-il. J’suis pourtant pas très regardant.
Tristifer soupira. C’était donc ce type-là, Goulot, qui devait les mener par les galeries de contrebande jusqu’à Hamegel pour attaquer la ville dans le dos des défenses de Coulzan. Ça promettait d’être une sacrée affaire encore, ce coup d’état.