La Voie de Procession
— Mais puisque je vous dis que j’ai suivi la ligne !
Sir Geliverne de la Croisée hurlait non seulement pour se défendre, mais également pour se faire entendre par-dessus le bruit assourdissant d’une gerbe d’eau souillée qui continuait de se déverser sur le Champ-de-Mars, la grande place centrale de Hamegel. La terre battue se changeait rapidement en un gigantesque lac de boue dans lequel Geliverne—et son fidèle cadoizo qui portait maladroitement un plan déplié à bout de bras pour permettre à son maître de le lire—étaient maintenant empêtrés.
— Mais quelle ligne ? questionna sir Ramure du Dynarbre, qui se tenait debout à côté de son camarade, le nez penché sur le plan.
— La grosse là, sur le bord !
— Celle-là là ? Zut, je n’ai rien pigé alors, je croyais que c’était la limite du plan moi.
— Mais C’EST la limite du plan bordel ! hurla sir Glaucus des Galeries qui se débattait pour sortir de la boue dix mètres plus loin. Alors vous allez me ranger ça fissa et ramener vos tronches ici tout de suite !
Sir Glaucus avait un tempérament d’ordinaire tempétueux, et sa patience était poussé à ses limites lorsqu’il se coltinait ces abrutis de Geliverne et de Ramure en mission. Dans cinq minutes il ne serait plus possible de quitter la place à pied, vu la vitesse à laquelle elle se couvrait de boue—d’immondices en fait, comme c’était la canalisation des eaux usées de la ville que rototaupe avait sectionné en creusant—mais ça n’empêchait pas ces débiles de rester plantés là, les deux pieds dedans, alors même que la garde ne tarderait pas à arriver.
— Ouais, maintenant que vous le dites, ça ressemble bien à la limite du plan ! concéda sir Geliverne, toujours en hurlant. A moins que…
Il retourna le plan du haut vers le bas, faisant vaciller son cadoizo sous la soudaineté de son geste. Son visage s’illumina aussitôt.
— Ah non, j’avais raison ! hurla-t-il tout fier. La bordure est bien de l’autre côté ! Fallait juste retourner le plan pour s’en rendre compte !
— Ah ben voilà ! s’exclama Ramure, comme si tout devenait soudainement limpide. On aurait dû prendre le plan à l’envers dès l’début ! ça nous aurait éviter de percer dans les égouts !
La remarque stoppa net sir Glaucus. Ce n’était pas possible d’être aussi con ; à chaque nouvelle mission, ils se surpassaient. À tel point qu’il se demandait s’ils ne le faisaient pas exprès. Ils devaient le faire exprès, il n’y avait pas d’autres explication. Devant lui, sir Glenn des Galeries, et son rototaupe encore sous le choc après avoir essuyé la première gerbe d’eau souillée, avaient déjà rejoint le parterre de dalles surélevé qui faisait le tour du Champ-de-Mars. Glenn le regardait fixement, le regard noir et la mâchoire serrée. Son fou furieux de neveu allait démarrer au quart de tour s’il voyait Glaucus perdre ses moyens. Respire, et sors d’abord de là, tâcha-t-il de se calmer.
— Mais du coup elle est où la ligne qu’on a suivie pour creuser ? questionna Ramure, le nez toujours plongé dans le plan de son camarade, et toujours pas le moins du monde dérangé par cette foutue fontaine d’immondices qui dégueulait derrière eux.
— Ben là du coup. La même, mais de l’autre côté.
— Elle ressemble quand même vachement à la limite du plan, celle-là aussi.
— C’est ça le problème avec les vielles cartes. C’est de la merde.
— Putain j’vais m’les faire !
C’en était trop. Sir Glaucus avait cherché cet ancien plan pendant des semaines pour retrouver l’urbanisme de Hamegel—ou du Hameau Gelé comme les galariens l’appelaient maintenant—tel qu’il avait été tracé des siècles plus tôt, lorsque Silveroy régnait encore sur cette terre abondante. Plus qu’un trésor national, il s’agissait d’une relique sainte, miraculeusement conservée, et non pas d’une vulgaire carte. D’un geste colérique, Glaucus commanda un imposant drattak hors de sa pokéball puis désigna ses deux compagnons qui cherchaient encore cette foutue ligne, comme si ça changeait quoi que ce soit après leur monumentale connerie.
— Ramène-les-moi sur le parvis ! gronda-t-il à son pokémon. Tout de suite ! Et s’ils ouvrent leur caquet, pitié faites qu’ils ouvrent leur caquet, tu m’les ultralaserise un bon coup avant de m’les ramener par la peau du cul !
— Oh non, pas ultralaser sir Glaucus ! protesta Ramure.
— Ouais, ça va éclabousser partout ! ajouta Geliverne.
— MAIS VOUS AVEZ DÉJÀ LES PIEDS DANS LA MERDE JUSQU’AU GENOUX BORDEL !
— GLAUCUS ! hurla tout à coup sir Glenn depuis le parvis. Il montrait du doigt les éclaireurs de la garde qui apparaissaient à l’autre extrémité du Champ-de-Mars. GARDOUILLE !
***
— C’est comme vous l’aviez prédit capitaine, ce sont bien les chevaliers de l’Ordre de la Couronne.
Jeanne Gardemeer, la capitaine de la garde, fit une moue désabusée. Elle n’avait pas freiné sa marche soutenue, ni elle ni ses hommes qui la suivaient fièrement dans leur bel uniforme bleu et blanc—les couleurs officielles du Hameau Gelé—alors que l’éclaireur lui faisait son rapport.
— Si je puis me permettre capitaine, comment vous avez su ? questionna l’éclaireur en emboîtant le pas de la capitaine.
— Qui d’autre pour noyer le Champ-de-Mars sous des tonnes de merde ?
L’éclaireur acquiesça simplement.
— Dis-moi plutôt à quels "grands seigneurs" nous avons affaire cette fois ? lança Gardemeer avec ironie, accélérant encore le pas.
— Les seigneurs Geliverne et Ramure, capitaine, ainsi que le seigneur Glaucus. Il y a un autre homme de l’autre côté de la place, mais je ne l’ai pas reconnu.
— De l’autre côté ? parce qu’ils sont où les trois premiers ?
— Dans, heu… dans la merde, capitaine.
Cette fois, Gardemeer s’arrêta un instant puis se retourna vers l’éclaireur, l’air méfiante.
— Les pieds dedans, quoi, ajouta-t-il, gêné.
Dans la merde, répétait intérieurement Gardemeer. Elle jaugea ses hommes derrière elle. Une petite dizaine, tous des bons gars, qui ne rechignaient jamais à la tâche. Ils avaient tous déjà eu à faire à ces abrutis qui jouaient aux chevaliers. Plusieurs fois. Mais jamais Gardemeer ne les avait encore envoyés dans la merde, littéralement.
— Faut bien reconnaître que dans la connerie, ils savent se renouveler les salopards.
Et ce n’était pas peu de chose de le dire. Depuis qu’ils s’étaient mis en tête de reprendre l’urbanisme historique de la ville—depuis les apparitions répétées il y a de cela cinq ans maintenant d’un lapin royal ou quelque chose comme ça—ces abrutis avaient enchaîné les catastrophes. Tout ça avait commencé peu après la visite de la championne de la Ligue de Galar, Gloria ; une aubaine, avaient pensé les habitants à l’époque, mais avec ce satané Dhilan elle avait foutu le nez dans les légendes locales, et il n’en fallu pas plus pour que ces zélés de l’Ordre de la Couronne ne ressurgissent des fins fonds de leurs livres d’histoire.
— Bon, suivez-moi, entama la capitaine en reprenant sa marche. On va voir ce qu’on peut tirer d’eux.
La garde passa devant deux autres habitations anciennes, typique du centre historique du Hameau Gelé avec leurs colombages en bois, avant de tourner sur la droite et d’enfin déboucher sur le Champ-de-Mars. La place centrale avait pris ce nom pour mémoire de ce qu’elle avait été auparavant ; un grand espace communal où les carottes locales étaient cultivées, puis récoltées en mars. Après le départ de Gloria, de Dhilan et du chef du village, le nouveau maire avait pris la tête de la municipalité et avait entamé une grande campagne de modernisation du Hameau Gelé. Il avait d’ailleurs commencé par raser ces cultures de carottes qui de toute façon ne donnaient rien ou presque, pour les remplacer par cette belle place centrale, très agréable à vivre. Les habitants du Hameau Gelé, Gardemeer la première, appréciait se promener ici, bercée par les senteurs des fleurs qui avaient été plantées. Mais aujourd’hui, l’odeur était insupportable.
Comme annoncé, trois glandus barbottaient dans la merde, et un autre les regardait faire, les pieds au sec. Gardemeer reconnut aussitôt les têtes blondes de Geliverne et Ramure—le premier coiffé d’une coupe mulet et le second d’une coupe au bol—dans leur vielle brigandine de cuir brune habituelle. Glaucus lui, les cheveux noirs de jais, un bouc sous le menton, et le visage marqué par les années, arborait son fidèle plastron de fer à moitié rouillé, plus usé qu’un sabot de bourrinos. Mais attention aux apparences ; il était sans aucun doute l’un des plus capables parmi ces débiles de l’Ordre de la Couronne. Son drattak était d’ailleurs prêt à intervenir, survolant le Champ-de-Mars. Par réflexe, Gardemeer appela son exagide à la soie dorée, au cas où. Mieux valait-il commencer à causer, avant que ça ne dégénère.
— Expliquez-moi ce que vous essayez de faire là ! hurla Gardemeer en direction des chevaliers.
— On a suivi la ligne ! hurla en retour Gediverne.
— Sauf que c’était le bord de la carte ! ajouta Ramure.
— Ouais, du coup on n’a pas trouvé les bekaglaçon !
Gardemeer soupira longuement. Bien sûr, que ça allait être incompréhensible. Elle avait pourtant l’habitude des discours inintelligibles de ces abrutis, mais là ça commençait particulièrement fort. Elle hasarda un regard vers Glaucus, espérant que lui puisse lui expliquer mieux que ça ce qu’ils foutaient là, avec les égouts qui se vidaient derrière eux.
— On dégage la Voie de Procession ! hurla Glaucus.
— Et c’est quoi, cette Voie de Procession ?
— La voie antique qui était empruntée par la procession des bekaglaçon lorsqu’ils faisaient leur pèlerinage depuis la Mer Banquise jusqu’au Temple de la Couronne. Mais vous ne pouvez pas comprendre, vous autres galariens. Pour vous, la noblesse est affaire des hommes, et les pokémons ne sont que des outils. La symbiose qui existait à Couronneige vous échappe complètement.
— ECHAPPACON !
Ça, ça ne pouvait être que Glenn, le neveu de Glaucus. Cet ahuri des Galeries avait été élevé dans son trou et n’était pas foutu de parler un mot de galarien. Le domaine des Galeries n’était pourtant pas loin du Plateau Beaugant, étendu sur toutes ces zones souterraines depuis les Galeries Monte-Pic jusqu’au Grand Antre Dynamax. C’était normal que l’éclaireur ne l’ait pas reconnu, il était recouvert d’une épaisse fourrure crottée de terre de la tête aux pieds. A côté de lui, son rototaupe levait sa griffe centrale en direction de la garde ; un geste de provocation, à l’image de ces arriérés des Galeries.
— La Voie de Procession passe sous le Champ de Mars, poursuivait Glaucus, qui entreprit de s’extraire des immondices. On a ouvert une tranchée pour la dégager, mais on est tombé sur une conduite d’eaux usées.
— On s’est comme qui dirait un peu gourré avec le plan ! ajouta Ramure.
— C’est à cause de cadoizo, il nous le tenait à l’envers ! accusa Geliverne.
— Cacadoi ?
— Ouais, mais je ne t’en veux pas mon gros, le rassura-t-il. C’est comme moi, tu ne peux pas toujours être au top.
Pas toujours au top… mais au top de la connerie, ça oui. Surtout au vu des dégâts. L’équipe d’intervention de la compagnie des eaux de Couronneige était déjà en route, mais c’était surtout pour tout nettoyer que ça allait poser problème.
— J’espère que vous avez amener vos pelles pour me ramasser tout ça, où vous vous êtes aussi gouré d’outils ? moqua-t-elle, plus par dépit qu’autre chose.
— Oh, on a mieux que ça ! se délecta Glaucus. Glenn a demandé l’intervention des léboulérou.
Les léboulérou. Gardemeer n’en croyait pas ses oreilles. Ces arriérés de chevaliers vivaient encore avec des moyens moyenâgeux. Autrefois, les gens d’ici géraient leurs immondices grâce à des léboulérou qui emmenaient leurs déjections en dehors du village. Les interminables processions de boulettes de merde traversant le village—et c’était sans parler de l’odeur—avaient été un spectacle désolant pendant bien trop longtemps. Avec la modernisation du Hameau Gelé, les léboulérou furent rapidement chassés : question d’hygiène. La municipalité avait fait l’acquisition de camions nettoyeurs, tout ce qui se faisait de mieux à Galar, mais ils étaient hélas trop longs pour passer dans les étroites ruelles du centre-ville. Et avec la quantité d’immondices qui se déversaient toujours par torrents, Gardemeer n’osait même plus imaginer le nombre de léboulérou qu’il faudrait, ni même le temps nécessaire pour tout évacuer.
— Et moi je devrais demander l’intervention de tout un peloton, finit-elle par lâcher.
Glaucus lui lança un regard noir. Il était maintenant remonté sur le parvis et s’approchait de Gardemeer, suivit de son drattak qui vint se poser lourdement derrière lui. Le dragon semblait prêt à leur bondir dessus, l’exagide de Gardemeer se prépara à le recevoir. La tension était montée d’un cran.
— Sir Glaucus, reprit plus gracieusement Gardemeer pour calmer son interlocuteur, vous vous doutez bien qu’avec tous vos récents… exploits, je vais être obligé de rapporter un responsable à monsieur le maire. Beaucoup d’investisseurs ont mis beaucoup d’argent dans le grand projet de réaménagement du Hameau Gelé, et—
— De Hamege !
— De Hamegel, reprit Gardemeer la gorge serrée pour ne pas d’avantage contrarier Glaucus. Et toutes ces personnes commencent à montrer une certaine irritation à voir leurs projets sans arrêt saccagés par vos conneries.
— S’ils ne sont pas contents, ils n’ont qu’à repartir à Galar ! gronda Glaucus.
— BASTARTE !
— Ça, c’est un autre débat, rétorqua Gardemeer la mâchoire serrée. En attendant il me faut un responsable pour calmer les esprits des hauts-placés. Parce que si l’on vient à une confrontation directe, ni vous, ni nous n’en tirerons un quelconque avantage.
Glaucus était une brute certes, mais une brute avec une cervelle. Il demeurait silencieux, prévisualisant très certainement les conséquences de chacune des réponses qu’il pouvait donner. Couronneige était galarienne depuis des siècles maintenant, si ce n’était pas plus—Gardemeer ne prêtait guère attention à l’Histoire locale—mais ses habitants se comportaient encore comme si les galariens étaient des envahisseurs.
Pourtant, c’étaient eux qui avaient permis aux clans épars de Couronniege non seulement de s’entendre plutôt que de s’entretuer, mais surtout de se sortir de leur mode de vie moyenâgeux. Et l’éclat récent du Hameau Gelé, le plus grand centre urbain de Couronneige, était le résultat d’une gestion purement galarienne de la part du maire, qui avait eu la vision de faire de cette ville une destination touristique. Les investisseurs avaient afflué, et affluaient toujours, dynamisant la région comme jamais, mais ces débiles de l’Ordre de la Couronne s’étaient empressés de bloquer leurs projets pour privilégier leur propre urbanisme. Le maire n’avait pas eu d’autre choix que de leur laisser quelque latitude pour éviter de se mettre la population à dos, car elle croyait encore largement au folklore local. Mais la confrontation n’était jamais bien loin entre les investisseurs modernes et les traditions douteuses de l’Ordre de la Couronne, et surtout, elle ne bénéficierait à personne, ne permettant ni pôle touristique, ni lapin royal.
Et ça, Glaucus le savait. Le temps était comme suspendu à son silence. Drattak et exagide ne se quittaient plus du regard, et les hommes de Gardemeer étaient fermement ancrés sur leurs appuis, prêts à dégainer leurs pokéballs, lorsque Glaucus sembla enfin décidé à répondre.
— Prenez Geliverne et Ramure. Puisqu’ils ont l’air si bien à patauger dans la merde depuis dix minutes, ils seront aussi bien dans vos cellules.