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Les méandres de la mémoire de MissDibule



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» Auteur : MissDibule - Voir le profil
» Créé le 27/07/2025 à 17:23
» Dernière mise à jour le 27/07/2025 à 19:05

» Mots-clés :   Présence de personnages du jeu vidéo   Slice of life   Unys

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Chapitre 2 – Feux
La Grande Roue surplombait la ville, majestueuse, menaçante. Chaque nacelle se muait en un œil vigilant, toujours aux aguets. Sous un ciel lourd, la pluie inondait de larmes ces yeux inquisiteurs. Tout se déroula en un éclair. La foudre s’abattit sur la structure, qui s’embrasa aussitôt. Les éléments fusionnèrent en un mélange explosif : feu, eau, foudre. Battu par l’averse, le métal grinça sous l’effort. La grande dame de fer commença à se fissurer…

Puis elle bascula dans le vide.

Inezia se réveilla en sursaut, prise de panique. Haletante, elle s’efforça de calmer sa respiration. Elle regarda autour d’elle. Des taches de couleurs informes dansaient dans la pénombre. Jaune, blanc, noir. Puis, enfin, les taches prirent la forme familière de sa chambre. La Championne, soulagée, replia ses jambes contre elle.

Encore un mauvais rêve. Depuis cette maudite réunion, Inezia cauchemardait toutes les nuits. « Pourquoi ai-je voté en faveur de ce projet de malheur ? Je sais pourtant que Pokéshow est tout sauf recommandable… » se demanda-t-elle pour la centième fois. « De toute façon, ça n’aurait rien changé… Tous les autres ont voté pour. » se rassura-t-elle comme à chaque fois.

« Tu aurais pu au moins essayer de les convaincre… » souffla alors une petite voix. Celle qui venait toujours la tourmenter lorsqu’elle tentait de se consoler. « Mais tu t’es laissé avoir par cette manipulatrice d’Handler… Et tu n’as rien fait. »

Inezia secoua la tête pour la chasser et sauta du lit pour s’habiller. Lorsqu’elle écarta les rideaux noirs de son dressing, elle contempla d’un œil morne la montagne de tenues haute couture. Elle choisit la première robe qui lui tomba sous la main – elle n’avait pas la tête à s’apprêter. Une fois habillée, elle se brossa les cheveux tout en regardant par la baie vitrée de son penthouse.

Les rayons de soleil baignaient la ville d’un halo doré. La belle lumière, chaude et réconfortante, contrastait avec son humeur grise et maussade, comme si Méanville elle-même essayait de lui dire de ne pas s’inquiéter. Inezia posa la main sur la vitre et admira le paysage urbain.

La Championne avait choisi cet appartement pour cette raison : pouvoir embrasser toute la ville du regard. Sa ville, où elle se sentait à sa place. Un endroit où chaque édifice tentait, à sa manière, de faire sourire le monde, et d’apporter de la joie. Elle balaya son regard d’ouest en est. Les cris enthousiastes résonnaient chaque jour un peu plus fort sur les terrains de sport. Le métro transformait chaque voyage en combat épique. Les visiteurs du Music-Hall ressortaient de la salle les sens en émoi, charmés par tant de spectacle.

Lorsque son regard se posa sur la Grande Roue, son cœur rata un battement. C’était aujourd’hui ! Inezia, soudain chargée comme une pile électrique, se précipita dans la salle de bains pour se brosser les dents et se maquiller à la vitesse de l’éclair. Mascara dans une main, téléphone dans l’autre, elle pianota un message.

Elle récupéra son sac à main, passa son casque autour de son cou, puis elle se rua hors de son appartement. Elle verrouilla la porte avec empressement et se mit à appuyer frénétiquement sur le bouton de l’ascenseur. Son ventre émit soudain un gargouillis peu élégant. Tant pis pour le petit-déjeuner.

Après quelques secondes qui lui parurent durer une éternité, Inezia se retrouva enfin devant son immeuble, où Chester, son chauffeur, l’attendait déjà. Élégant dans son costume trois-pièces, l’homme aux cheveux poivre et sel se tenait bien droit devant un luxueux véhicule : une limousine noire.

– Bonjour, Ms Inezia. Où allons-nous aujourd’hui ?

– Bonjour Chester ! À la Grande Roue, s’il vous plaît !

– Très bien. C’est comme si nous y étions.

Inezia sauta sur la banquette arrière de la voiture. Pour ne pas ronger son frein, elle se remit à observer les rues sinueuses et colorées de Méanville. Le soleil continuait de parer la ville de ses plus atours… et de chauffer l’habitacle de la voiture. Envahie par la chaleur, Inezia ouvrit la fenêtre. La jeune femme savoura avec délectation l’air frais qui lui fouettait les joues. Puis elle se remit à scruter l’horizon.

Jusqu’à ce qu’enfin, elle apparaisse.

La dame de métal, déesse imposante et gracile, se dressait avec fierté au-dessus de Méanville. Une foule massive d’adorateurs se rassemblait déjà à ses pieds, impatiente. La Championne n’en croyait pas ses yeux. Jamais cette vieille Rondez-View n’avait connu autant de succès. Le projet « Rondez-vous Mystère » s’annonçait très prometteur. Inezia soupira. Ce n’était pas la réussite du projet qui l’inquiétait, mais bien ses conséquences.

– Nous sommes arrivés, Mademoiselle.

En sortant de la limousine, Inezia eut à peine le temps de remercier Chester : une vague de journalistes lui tomba dessus comme le déluge.

– Et voilà Inezia, la star de Méanville ! s’exclama l’un d’eux, hurlant presque dans son microphone.

– Ms Inezia, que pensez-vous du partenariat entre Méanville et Pokéshow ?

– Inezia, un petit sourire !

– Inezia, par ici !

– Ms Inezia, avez-vous le temps pour une rapide interview ?

L’intéressée, cachée derrière ses lunettes de soleil, les ignora. En temps normal, elle aurait donné le change face à ces sangsues, mais ce matin-là, elle se sentait maussade. Elle se détourna de la Grande Roue et se dirigea vers l’est, là où se trouvait son arène. Elle envisagea l’idée de continuer son chemin jusqu’à ce que les paparazzis la laissent tranquille, mais elle savait à quel point ils pouvaient être tenaces.

Elle se tourna donc vers eux, armée de son plus beau sourire, et déclara :

– Désolée, je n’ai pas le temps de répondre à vos questions, je suis très occupée ! Une prochaine fois, peut-être !

À ces mots, elle souleva ses lunettes pour révéler un clin d’œil charmeur. Puis elle rejeta sa belle chevelure en arrière et s’en fut dans un flottement de robe parfaitement calculé. Les journalistes la regardèrent partir, subjugués.

Quelques mètres plus loin, au début de la file d’attente pour entrer dans la Grande Roue, une femme d’un certain âge n’avait pas perdu une miette de la scène. Elle poussa un élégant soupir, éprise d’une bouffée de nostalgie.

– Eh oh, Mamie, c’est l’heure de rentrer dans la nacelle ! On n’a pas toute la journée ! l’interpella l’employé chargé de faire monter les passagers dans la Grande Roue.

Les prunelles brunes de la dame transpercèrent le jeune impertinent d’un regard noir. Le jeune homme devint soudain livide.

– Euh… Pardon, je voulais dire : « Madame, c’est l’heure de monter dans la nacelle »…

– C’est mieux.

Puis la dame monta avec grâce dans la nacelle : tandis qu’une main retenait son chapeau blanc à ruban violet, l’autre soulevait sa robe à nœud assortie avec une grande délicatesse. Une fois installée sur la banquette de la nacelle, elle jeta un dernier regard réprobateur à l’employé, qui ne savait plus où se mettre.

– Haha, vous l’avez mouché !

La dame leva vers les yeux vers celui qui avait parlé : son compagnon de nacelle. Un jeune homme d’une vingtaine d’années au physique banal. Mais surtout, un vacancier dans toute sa splendeur : chapeau de paille et lunettes de soleil, il se tenait prêt à capturer la moindre zone d’intérêt avec son smartphone.

– Je ne supporte pas qu’on me manque de respect.

– Ah ça, je vous comprends. Vous avez bien raison de pas vous laisser marcher sur les pieds !

La dame baissa la tête, son chapeau cachant sa douleur.

– La dernière fois que je me suis laissé faire, j’ai tout perdu.

Le jeune homme la regarda d’un air curieux :

– Est-ce que ça a un rapport avec ce que vous allez me raconter ? demanda-t-il en détournant le regard vers la caméra accrochée en haut de la nacelle, qui les fixait de son œil écarlate.

Ah oui, l’émission. Elle l’avait presque oubliée. Elle était surtout ici pour partager son amertume. Elle n’avait que faire de l’argent ou de la renommée. Voilà bien longtemps qu’elle avait renoncé à l’un comme à l’autre.

– Oui, en effet, confirma-t-elle en relevant la tête. Oh, mais pardonnez mon impolitesse, je ne me suis toujours pas présentée ! Je m’appelle Olivia.

– Ernest, se présenta à son tour le jeune homme.

Olivia tenta de garder un visage impassible, mais la commissure de ses lèvres esquissa malgré elle un petit sourire. Ernest ne s’en formalisa pas.

– Oui je sais, ce n’est pas vraiment le prénom auquel on s’attend quand on me voit.

Il souriait à pleines dents, visiblement amusé.

– Désolée, je ne voulais pas vous offenser. C’est un prénom original, pour quelqu’un de votre âge.

– Je crois que c’était le but recherché par mes parents. Ma mère vient de Kanto, et mon père de Kalos. Comme notre famille vit à Kalos, ma mère voulait me donner un prénom typique de là-bas, mais euh… comme vous l’avez remarqué, il est un peu vieillot. Mes parents se sont peut-être dit que comme ça, je sortirai du lot… Si vous voulez mon avis, je crois qu’ils se sont bien plantés ! s’exclama-t-il en riant.

Olivia secoua la tête d’un air affligé.

– Ne vous dévalorisez pas ainsi, Ernest… Les autres nous rabaissent déjà bien assez durant notre vie. Soyez fier de vous.

– Oh non, vous n’y êtes pas du tout ! Ça me plaît d’être banal. Ça rend la vie plus facile. Et ça permet à mon meilleur ami de briller d’autant plus !

À ces mots, il sortit une Poké Ball de sa poche, qu’il brandit avec fierté.

– Je dis « briller », car… mon ami est un Noeunoeuf chromatique, vous voyez ? chuchota-t-il sur le ton de la confidence.

Olivia eut un mouvement de recul. Non, elle ne voyait pas, et elle n’avait aucune envie de voir. Ernest rangea aussitôt sa Poké Ball dans sa poche.

– Excusez-moi, je ne voulais pas vous effrayer. Ne vous en faites pas, de toute façon, il est interdit de libérer des Pokémon dans la nacelle, et il serait stupide d’essayer devant les caméras… Vous avez peur des Pokémon ?

Olivia croisa les bras.

– Disons plutôt que je ne les apprécie guère.

– Oh. Je vois. Je peux vous demander pourquoi ?

– Bien entendu. Après tout, c’est lié à mon histoire…

Ernest hocha la tête d’un air entendu.

– Oui, assez parlé de moi. Je vous écoute.

– Très bien, Ernest. Laissez-moi vous raconter comment un Pokémon a détruit mes rêves.

*
Olivia s’admira à nouveau dans la glace de la coiffeuse. Elle ne pouvait détacher le regard de son reflet. Cette jeune femme qui la fixait, était-ce vraiment elle ? Dans une pareille tenue ? Olivia baissa les yeux vers son décolleté plongeant, et ne put s’empêcher de rougir. Jamais, de sa vie, elle n’avait porté de tenue aussi osée. Mais son naturel sage entrait souvent en conflit avec sa carrière.

Les paroles de son imprésario, Edward, lui revinrent alors en mémoire : « Je t’ai dégoté une tenue de danseuse parfaite ! Apparemment, c’est ce que portaient les prêtresses autochtones du Désert Délassant. Pas étonnant que ce soit si léger… et affriolant ! Voilà qui nous arrange bien : le spectacle de ce soir attire beaucoup d’hommes. Tu vois où je veux en venir ? »

Oui, elle voyait hélas où il voulait en venir.

Son regard se promena sur son corps, où le tissu blanc et brun se déployait en larges rubans. À première vue, on pouvait croire la tenue tout à fait innocente. En réalité, le vêtement ne donnait que l’illusion de la recouvrir. La longue jupe courait sur l’arrière de sa silhouette, mais l’avant dévoilait ses jambes plus que de raison. Et bien sûr, seul un fin bout de tissu cachait sa poitrine.

Les paroles d’Edward continuaient de résonner comme un écho dans son esprit, ce n’était pas seulement parce qu’elles faisaient naître en elle un profond malaise. Non, une raison tout autre tourmentait la pauvre Olivia. Nerveuse, elle joua avec la bague qui lui entourait l’annulaire.

Sa bague de fiançailles.

Offerte par Edward.

Même si elle n’approuvait pas ces propos, Olivia aurait pu les comprendre, dans la bouche de son imprésario. Après tout, dans le monde du spectacle, il ne fallait reculer devant rien pour se faire connaître. Mais Edward était aussi son fiancé. Comment pouvait-il l’obliger à s’exhiber ainsi devant d’autres hommes ?

Olivia renifla, les larmes aux yeux.

Le pire de tout, dans cette histoire ?

Il ne lui avait pas même pas demandé son avis.

Olivia s’obligea à se regarder de nouveau dans la glace, le cœur battant, le corps raide, l’esprit torturé. Son visage, lui, pourtant, rayonnait de jeunesse et de beauté, grâce à l’excellent travail des maquilleuses. Ce fut l’unique raison qui retint la jeune danseuse de fondre en larmes.

Elle n’eut pas le temps de s’appesantir plus sur ses états d’âme.

Edward pénétra dans la loge, un sourire satisfait aux lèvres.

L’heure était venue pour elle d’entrer en scène.

*
Dès qu’Olivia posa le pied sur les planches, sa tristesse se dissipa. Sur scène, elle savait ce qu’elle devait faire. Elle était là pour danser. Pour danser, elle n’avait pas besoin de réfléchir. Son corps agissait tout seul, et pendant un fugace instant, elle pouvait s’oublier. Ce n’était plus son âme qui guidait son corps, mais son corps qui guidait son âme.

Autour d’elle, d’autres femmes s’agitaient. Mais aucune ne possédait sa grâce, aucune ne se mouvait avec élégance. Aucune ne savait danser. Dès que les projecteurs se braquaient sur l’une d’elles, il suffisait à Olivia de laisser son corps s’exprimer pour aussitôt leur voler la vedette. Sa main frappait d’elle-même sur son tambourin, au rythme de la musique, au rythme de son cœur.

L’issue du spectacle ne faisait aucun doute. Aveuglée par les feux des projecteurs, Olivia sentait tous les regards posés sur elle. Ses rivales jalouses. Les spectateurs subjugués. La salle entière admirait son art, ses gestes…

Son corps.

Olivia ferma les yeux et s’enivra de cette osmose avec son public. Oui, on la regardait. Oui, on l’enviait. Oui, on la désirait. Dans toute sa féminité.

On n’avait d’yeux que pour elle.

Une vérité la frappa en plein ventre.

Elle aimait cette sensation.

Elle aurait voulu danser sur cette scène pour toujours.

La musique s’arrêta si brusquement qu’Olivia se figea en plein mouvement. Quelques instants s’écoulèrent avant qu’elle ne comprenne que c’était fini. Elle relâcha toute la pression, ses épaules s’affaissèrent. Elle demeura immobile, pantelante, un sourire béat aux lèvres.

Les paroles de l’animateur du Music-Hall bourdonnaient dans ses oreilles. Elle n’entendait que sa propre respiration, ses yeux embrassaient l’assistance du regard. Au-delà du rideau de lumière, Olivia savait qu’elle la fixait en retour. Elle était sans conteste la plus brillante des étoiles.

Personne ne s’étonna lorsque l’animateur s’approcha d’elle, trophée et bouquet de fleurs à la main. C’était l’évidence même. Elle était née pour la scène. C’était pour accueillir ses pas de danse que ces planches avaient été bâties.

– Mesdames et messieurs, je vous présente la nouvelle étoile montante du Music-Hall de Méanville ! J’ai nommé : Olivia Swanson ! hurla l’animateur.

Olivia, éprise d’une liesse débordante, brandit son trophée sous les ovations de la foule en délire. On scandait son nom, on l’acclamait.

Ce soir-là, Olivia avait découvert une nouvelle mélodie : la symphonie de la gloire.

Elle comptait bien danser sur cet air-là toute sa vie.

*
– Ma belle, est-ce que tu te rends compte à quel point tu as été exceptionnelle ?

Allongé face à elle sur leur lit, Edward la fixait d’un regard enjôleur. Face à ces yeux charmeurs, Olivia oublia tous ses doutes. Ce qui s’était passé avant le spectacle n’existait plus. Elle se noyait dans l’ivresse de sa victoire, et buvait les paroles de son fiancé.

– Oui, je crois que je saisis assez bien, répondit-elle d’un ton joueur.

– Je t’avais bien dit que tu avais l’étoffe d’une véritable star, dit-il en l’embrassant au creux du cou. Bientôt, le Music-Hall sera ta scène personnelle ! Le monde entier viendra voir Olivia Swanson danser !

– Arrête, tu exagères !

En vérité, la même pensée l’obsédait. Elle s’en sentait capable. Elle pouvait mettre le monde à ses pieds. Elle en rêvait. Avec Edward à ses côtés, rien ne pourrait l’arrêter.

*
Nouveau soir, nouveau spectacle. Olivia dansa de toute son âme, comme à chaque fois. Bien sûr, elle était le centre de l’univers, le soleil autour duquel gravitaient tous les regards. Bientôt, la performance s’achèverait, et elle recevrait une nouvelle récompense à ajouter à son palmarès. Dans sa nouvelle tenue séduisante, elle se déhanchait avec passion. Rien ne pouvait ternir l’éclat de son bonheur.

Une tornade épineuse fit soudain voler en éclats ce rêve chatoyant.

Olivia eut à peine le temps d’apercevoir l’ombre verte émerger du public. Une fraction de seconde plus tard, une créature gisait à ses pieds, prise dans les pans de sa jolie robe. La jolie danseuse et l’intrus paniquèrent en même temps. Olivia hurla et bondit en arrière, tandis que le Pokémon tentait de se libérer des rubans de tissu, déchirant l’étoffe au passage.

Lorsque les deux antagonistes furent enfin séparés, les vêtements d’Olivia étaient en lambeaux : le corps piquant du Pokémon avait déchiqueté son affriolante tenue de scène. Elle devait donc maintenir à bout de bras les bouts de tissu, sous peine de perdre toute pudeur.

Quant au coupable ?

Il s’agitait sur scène, drapé dans l’étoffe qu’il lui avait arrachée.

Olivia écarquilla les yeux.

Non, il ne s’agitait pas…

Il dansait.

Il se balançait au rythme de la musique, avec grâce et élégance.

Lorsque la créature tourna sur elle-même, elle lança à Olivia un regard enjoué.

Ce fut à ce moment que la danseuse comprit.

Elle n’en revenait pas.

Le Pokémon était en train d’imiter sa chorégraphie.

Non content de lui arracher ses vêtements, il était maintenant en train de s’approprier ses pas de danse. Une vague de colère incandescente déferla dans le corps de la danseuse. Elle serra les poings, furieuse. Comment pouvait-elle se sentir menacée par cette créature ?

Alors qu’Olivia s’apprêtait à se jeter sur l'importun, l’impensable se produisit. Le public se mit à rire. Rire de cette situation cocasse. Rire de son malheur. Puis le public se mit à applaudir. Applaudir ses pas de danse. Exécutés par quelqu’un d’autre. Non, pas quelqu’un.

Quelque chose d’autre.

Et cette chose était en train de lui voler la vedette.

Atterrée, Olivia regarda tout autour d’elle. Partout, on n’avait d’yeux que pour l’imposteur. Finalement, c’était presque mieux. Car les rares regards qui se posaient sur elle n’exprimaient que pitié et moquerie.

La jeune femme croisa les bras sur sa poitrine et tomba à genoux, les larmes aux yeux. Elle sentit à peine les bras des assistants qui la saisissaient pour l’amener dans les coulisses, à l’abri des regards. En revanche, elle entendit très distinctement les paroles de l’animateur.

– Eh bien, mes chers amis, quelle aventure ! Ne vous en faites pas pour cette pauvre Olivia, elle est entre de bonnes mains ! affirma-t-il. Qui aurait cru que les Pokémon savaient aussi bien danser ? En tout cas, c’est le cas de ce petit Maracachi ! Et même si le regarder danser est très divertissant, je vais demander au propriétaire de ce Pokémon de bien vouloir venir le récupérer, s’il vous plaît !

Un brouhaha s’empara soudain des tribunes, jusqu’à ce qu’enfin, une personne émerge de l’assistance. Il s’agissait d’une quadragénaire au teint mat, vêtue d’une longue robe rouge. Tout en elle respirait le luxe et l’élégance, comme l’indiquaient ses poignets et son cou recouverts d’or. Sa chevelure, attachée en une épaisse tresse, était parsemée de diamants.

Son visage, sans doute banal au naturel, brillait d’une beauté artificielle.

– Ah Madame, il est à vous ? s’enquit l’animateur.

– Oui, en effet, répondit simplement la femme.

Puis elle louvoya avec grâce jusqu’à la scène, suivie par la lumière des projecteurs. Une fois devant les planches, elle ouvrit grand les bras.

– C’est fini, mon chéri, viens dans les bras de maman !

Le petit Pokémon la fixa de ses yeux jaunes pendant un court instant, agita ses antennes recouvertes de fleurs roses… et se précipita dans la direction opposée. Celle des coulisses, où Olivia tentait de se remettre de ses émotions.

Avant que quiconque ne puisse l’en empêcher, le Maracachi se jeta sur ce qui restait de la tenue, et déchira la jupe, dévoilant la silhouette d’Olivia aux assistants, qui détournèrent les yeux en rougissant.

C’en fut trop pour la jeune danseuse. Tel un ouragan, elle virevolta pour se draper dans les lambeaux de sa tenue. Alors qu’elle tenait le tissu d’une main, l’autre s’empara du petit cactus, qui semblait ravi. Enfin, la jeune femme se rua sur la scène, furieuse.

– Reprenez votre sale bestiole ! vociféra-t-elle en fourrant le Pokémon dans les bras de sa propriétaire.

La femme en rouge la foudroya du regard.

– Comment osez-vous traiter mon adorable chéri de « sale bestiole » ? Et qui vous a donné le droit de poser vos sales mains de roturière sur lui ?

Sonnée, Olivia se figea comme si elle avait reçu une gifle.

– Si vous voulez mon avis, il nous a fait une faveur à tous.

D’un œil mauvais, elle considéra la jeune danseuse des pieds à la tête.

– Oser se déhancher ainsi dans une tenue de prêtresse… Quelle vulgarité ! À votre place, j’aurais honte.

Elle se tourna ensuite vers l’animateur du Music-Hall, qui ne savait plus où se mettre :

– J’avais entendu le plus grand bien de cet établissement. Mais je vois que comme d’habitude, il ne faut pas croire les racontars. Quelle déception !

Puis, dans un silence retentissant, elle remonta les marches des gradins d’un pas gracile, avant de disparaître derrière les portes de la salle.

* * *
– Après ça, les journaux s’en sont donné à cœur joie. C’est fou ce que les journalistes peuvent avoir de l’imagination quand il s’agit d’humilier les gens. « Une danseuse se met à nu », « Olivia Swanson se dévoile »… Je n’aurais pas dû, mais j’ai écumé tous les articles. Chaque mot brisait un peu plus ma confiance en moi, mais je continuais à lire, comme un châtiment que je m’infligeais à moi-même.

La dame d’un certain âge regardait par la fenêtre de la nacelle, où le soleil d’été illuminait les gratte-ciels de Méanville. Le paysage tournait avec douceur autour d’elle, familier, réconfortant. Fixer l’horizon était plus facile que d’affronter le regard d’Ernest. Elle n’avait pas envie de voir la pitié dans ses yeux.

– Que s’est-il passé ensuite ?

Olivia se tourna vers lui, surprise.

– En général, quand je partage mon histoire, on me dit plutôt : « oh, je suis désolé pour vous », sur un ton compatissant.

Ernest hocha la tête.

– Et ça vous déplaît, je me trompe ?

La dame esquissa un début de sourire.

– Non, vous avez raison. Comment l’avez-vous deviné ?

Le vacancier sourit à son tour.

– J’ai appris à vous connaître à travers votre histoire. Et j’ai compris une chose : vous êtes une femme forte. Vous ne voulez pas qu’on vous plaigne, ou pire, qu’on vous prenne en pitié. Non, vous voulez simplement qu’on vous écoute.

Cette fois-ci, Olivia lui offrit un véritable sourire.

– Oui. Merci.

Elle sentit les larmes lui monter aux yeux. Non pas des larmes de tristesse, mais des larmes de joie. Elle se mit alors à rire. Ernest partagea bientôt son euphorie, jusqu’à ce qu’ils soient interrompus par un léger signal sonore.

« Plus que cinq minutes avant la fin du tour », annonça une voix robotique.

– Eh bien, déjà ? Le temps passe vite quand on s’amuse ! s’exclama Olivia tout en essuyant ses larmes à l’aide de son mouchoir.

– Vite, vite, racontez-moi comment ça finit ! la pressa Ernest.

– D’accord, d’accord ! accepta-t-elle dans un rire.

– Vous n’êtes pas restée avec Edward, quand même ? demanda le vacancier d’un ton inquiet.

Le regard d’Olivia se durcit.

– Ah ça, non. Mais j’aurais pu. C’est lui qui est parti.

– Quoi ?

– Oui… Il m’a quittée pour une autre. C’était la plus belle des trahisons. Il est parti avec la garce au Maracachi, celle-là même qui m’avait humiliée sur scène !

La haine dans sa voix était palpable.

– Mais non ?

– Eh si. En fait, c’était une femme d’affaires très riche, dont la famille descendait des autochtones du Désert Délassant. Ce qui, soit dit en passant, ne les a pas empêchés de piller le désert en question pour en récolter tout le pétrole et s’enrichir. Toujours est-il qu’après ce fiasco, Edward a joué un double-jeu révoltant. D’un côté, il faisait mine de me rassurer, il m’a fait croire qu’il faisait tout pour que ma réputation ne souffre pas de cet événement… Et de l’autre, en bon homme d’affaires véreux, il complotait avec cette garce. Il a tout de suite vu le potentiel des spectacles musicaux avec les Pokémon, et il s’est rapproché d’elle pour qu’elle finance son projet.

Comme s’il venait d’assembler toutes les pièces du puzzle, Ernest ouvrit des yeux ronds. Puis il se mit à fouiller dans son sac à dos, avant de trouver un livret coloré qu’il parcourut à tout vitesse.

– « Il y a cinquante ans, commença-t-il à lire, Edward et Cheyenne Fox ont révolutionné le Music-Hall de Méanville en créant les spectacles musicaux mettant en scène des Pokémon. Le concept fut plébiscité avec tant d’ardeur que le Music-Hall, autrefois réservé uniquement aux danseurs humains, ne finit par proposer que des spectacles Pokémon, comme c’est le cas aujourd’hui. » C’est une blague ? s’insurgea le jeune homme. Il a ruiné votre carrière, il vous a abandonnée pour votre pire ennemie, et, et…

– Et il est applaudi par le guide touristique de la ville, conclut Olivia avec sarcasme. Oui, c’est à peu près ça.

– Mais… Mais… Et après ? Comment vous avez fait pour…

– Ne pas sombrer dans le désespoir ?

– J’allais dire « rebondir », mais je suppose que ça fonctionne aussi.

– J’ai passé un temps incalculable à broyer du noir. Je pleurais au fond de mon lit. Je n’osais plus me regarder dans la glace. Je portais des vêtements amples, pour ne plus voir mon corps, pour l’oublier. Heureusement, mes parents étaient là pour moi. J’ai pu me reconstruire.

– Vous avez pu danser à nouveau ?

– Oui… et non. J’ai intégré l’équipe des Emolga de Méanville, dont je suis rapidement devenue capitaine.

– Les Emolga de Méanville ?

Olivia sourit à nouveau.

– Je pense que votre guide en parle aussi. Regardez la section réservée au Grand Stade et au Petit Terrain.

Ernest trouva rapidement le paragraphe :

– « Les Emolga de Méanville sont l’équipe de pom-pom girls de notre belle ville. Le club doit sa réputation légendaire à sa capitaine de renom, Olivia « Storm » Swanson, la tornade de Méanville. Il y a cinquante ans, alors que le club battait de l’aile, Storm a révolutionné les chorégraphies des Emolga de Méanville, leur permettant de remporter le Championnat de Cheerleading d’Unys pour la première fois de leur histoire. »

Le jeune vacancier referma le guide, un grand sourire aux lèvres.

– Ah, donc il y a bien un happy end ! Je suis content.

– Oui, confirma Olivia. Ma carrière de pom-pom girl m’a même permis de rencontrer mon mari, Bobby. Alors que mon équipe performait pour soutenir l’équipe de basket, dont il était le capitaine, nos regards se sont croisés et… Nous fêtons nos vingt-cinq ans de mariage cette année.

Alors que ses joues rosissaient comme celles d’une adolescente, Olivia se mit à sourire d’un air béat. Ernest, lui, écarquilla les yeux, incrédule.

– Bobby… ? Capitaine de l’équipe de basket de Méanville il y a cinquante ans… ? Vous voulez dire LE Bobby, Bobby Lamarcus, le joueur de génie ? Mon père est l’un des ses plus grands fans ! Vous formez vraiment une famille incroyable !

– Haha, je vous remercie.

La réponse avait beau être modeste, le regard d’Olivia rayonnait de fierté.

– Et encore, vous ne connaissez pas mon petit-fils. Il est incroyable. Je suis si fière de lui...

Un silence. Le tour de Grande Roue touchait presque à sa fin.

– Mais attendez… s’enquit soudain Ernest.

– Oui ?

– Tout à l’heure vous m’avez dit qu’un Pokémon avait détruit vos rêves… Mais au contraire ! Je dirais plutôt qu’il vous a sauvée !

Olivia arqua un sourcil, sceptique.

– Bah si ! insista-t-il. Imaginez que le Maracachi ne soit jamais monté sur scène. Vous seriez sans doute devenue une danseuse de renommée mondiale.

– Oui, c’est ce que je…

– Mais ! Vous seriez restée avec Edward, qui aurait été le pire mari du monde. Vous seriez devenue célèbre, oui, mais malheureuse. Vous n’auriez jamais rencontré votre véritable âme sœur, Bobby. Le monde n’aurait jamais connu l’extraordinaire capitaine Storm.

Olivia soutenait son regard, impassible.

– Votre vie n’a pas pris la direction que vous espériez, mais ça ne veut pas dire que vos rêves ont été détruits. Ils ont simplement pris une forme différente de ce que vous imaginiez.

Le regard empli d’admiration, Ernest ne quittait pas Olivia des yeux.

– Soyez fière de votre parcours, Olivia. Soyez fière de celle que vous êtes devenue.

La vieille femme demeura silencieuse. Un ange passa.

Personne ne sut quand les larmes commencèrent à couler. Mais Olivia ne tenta pas de les arrêter. Elle pleura avec douceur, durant de longues secondes.

Puis, enfin, dans un sanglot étouffé, un petit mot résonna à l’intérieur de la nacelle :

– Merci…

Le temps d’un sourire, la nacelle s’immobilisa.

Le tour de Grande Roue était terminé.

* * *
« En fait, dans ce Music-Hall, avant, les acteurs étaient humains. Et puis un jour, un Pokémon est monté sur scène, par accident sans doute, et il a imité les acteurs ! Ça a beaucoup plu aux gens, et c’est de là qu’est née l’idée de faire des numéros seulement avec des Pokémon. »