Chapitre 5 (final) – Ce que la ville m’a confié
Je n’avais pas dormi de la nuit. Trop de pensées entremêlées dans ma tête. Des fragments de plans, des phrases de Camellia, des visages passés, des couloirs silencieux. Le Projet Axon n’était pas qu’un rêve. C’était une promesse. Une vision que Volucité avait eue, mais qu’elle avait étouffée avant même qu’elle ne puisse respirer.
Je quittai ma chambre à l’aube, la ville encore en demi-sommeil. Les néons s’éteignaient progressivement, laissant place à une lumière blafarde filtrée par les immeubles. Mon pas me guida jusqu’au belvédère du quartier Néon, un ancien promontoire oublié par les guides touristiques. De là, j’observais la ville. En bas, les foules commençaient à s’agiter. Des taxis volants survolaient les toits, des camions autonomes serpentaient entre les ruelles. La machine urbaine reprenait vie.
Je ne pouvais plus voir Volucité comme avant. Je voyais ses veines dissimulées, ses strates anciennes, ses projets tués dans l’œuf. Je voyais surtout ce qu’elle aurait pu être.
— « Belle vue, hein ? »
Je sursautai. Une voix jeune, familière. C’était Sélène, la stagiaire en urbanisme rencontrée la veille. Blouson en cuir, casquette retournée, toujours ce regard perçant.
— « Tu veux en apprendre plus ? » me dit-elle en souriant. « Suis-moi. »
Nous avons traversé un quartier que je n’avais encore jamais osé arpenter. Le secteur d'Ancrage, l’un des plus anciens noyaux urbains, aujourd’hui morcelé entre entrepôts, logements insalubres et ruines modernes. Entre deux immeubles, elle poussa une lourde porte rouillée. L’escalier descendait.
Au bout d’un couloir humide, une salle immense se dévoila. Murs de béton marqués par les décennies. Une sorte de musée souterrain, géré officieusement par des passionnés. Des plans, des vidéos d’archives, des maquettes abandonnées. Et surtout, un mur entier couvert de coupures de journaux.
Elle m’indiqua un couloir latéral. Là, des bornes interactives poussiéreuses affichaient encore des visualisations en 3D. Je passai mon doigt sur l’écran : des hologrammes de Volucité dans les années 1900, 2000, puis les plans du Projet Axon. L’ancienne ville basse, ses jardins suspendus, ses rails piétonniers... tout cela avait existé sur le papier. Certains éléments avaient même été entamés, puis stoppés sans raison apparente. Caméras, projections, photos... Il y avait de quoi retracer un siècle d'urbanisme.
Plus loin, un mur était couvert de graffitis. Des messages laissés par d’anciens architectes, de jeunes étudiants, ou de simples citoyens : "Nous voulions mieux. Nous voulions beau. On nous a bâillonnés."
Un autre mur était recouvert de cartes topographiques griffonnées à la main. Des versions alternatives de Volucité, vivantes, où les enfants jouaient dans des parcs au sommet des immeubles. Où l’eau circulait librement à travers les canaux urbains.
Je me sentais bouleversé. J’avais l’impression de lire une lettre d’adieu laissée par toute une génération.
Sélène m’invita à lire. Je restai figé.
> “Lancement du Projet Axon – Vers une ville humaine ?”
“Réduction des budgets, Volucité choisit la verticalité au détriment des parcs souterrains.”
“Corruption au sein de la commission d’urbanisme : le scandale éclate.”
— « C’était ça, me dit Sélène. L’idéalisme du projet Axon a été sacrifié sur l’autel du profit. Les tours ont rapporté plus que les racines. »
Elle marqua une pause.
— « Des quartiers entiers ont été rasés. Les familles déplacées. Les anciens écosystèmes urbains supprimés. Tout ça pour construire vite, haut, rentable. »
Je sentis ma gorge se nouer.
— « Et personne ne s’en souvient ? »
— « Si. Nous. Et toi, maintenant. »
Un long silence s’installa. Puis elle reprit :
— « Tu veux savoir ce qui est resté de tout ça ? Viens. »
On remonta à la surface. Le ciel était gris, chargé. Elle me mena jusqu’à un terrain vague, coincé entre deux voies aériennes. Au centre, un arbre. Immense. Ancien. Seul. Un vestige. L’un des seuls survivants de l’ancien jardin communautaire de Volucité.
— « Il a plus de deux cents ans. Il a vu la ville changer. Il a vu les fondations du projet Axon. Et il est toujours là. »
Je m’approchai. Casper me suivait silencieusement. L’air était différent ici. Moins vicié. Plus vivant. Sélène sortit une Poké Ball.
— « Un dernier combat, pour honorer ce lieu ? »
Je hochai la tête.
Lorsque le combat commença, l’air se densifia. Le Bastiodon de Sélène se posta comme un rempart de métal. Casper ouvrit le bal par un Vibrobscur grondant qui résonna dans toute la clairière. Bastiodon recula d’un pas, mais son armure tint bon. Sélène donna un ordre précis : "Piège de Roc." De lourdes pierres surgirent autour de Casper.
J’ordonnai un Tonnerre, le ciel s’assombrit une seconde, l’éclair frappa juste entre les plaques frontales du Bastiodon. Cette fois, il chancela.
— « Bien joué », lança Sélène, souriante.
Mais elle répliqua immédiatement. Luminocanon. Une onde éblouissante jaillit du museau de Bastiodon, forçant Casper à reculer. Sa forme se brouilla, mais il tenait bon.
Je sus que c’était le moment. Je soufflai : "Éclat Magique."
Les étoiles fendirent l’air. L’impact résonna. Bastiodon s’agenouilla, puis se redressa. Aucun n’avait cédé. Ce combat n’était pas une démonstration de force. C’était un dialogue. Un échange d’âmes à travers leurs compagnons.
— « Tu n’es pas là pour gagner, dit-elle. Tu es là pour comprendre. »
Je regardai le ciel. La ville semblait plus calme. Comme si elle avait respiré, juste un instant.
Nous restâmes là un long moment, sans parler.
Puis elle me tendit une clef USB.
— « Une copie complète des archives. Des plans, des témoignages. Ce que tu fais avec… c’est ton choix. »
Je pris l’objet avec soin. Il me semblait plus précieux qu’un badge de Ligue.
Je suis resté longtemps devant cette boîte, à fixer la clef USB. Une partie de moi avait envie de tout garder, d’étudier chaque plan, chaque trace du passé. Mais je savais que cela dépasserait ma seule curiosité. Ces informations ne m’appartenaient pas. Elles appartenaient à la ville.
En les partageant, peut-être que d’autres comme Sélène trouveront le courage de reprendre le flambeau. Peut-être qu’un urbaniste du futur, tombant sur ces documents, comprendra les erreurs d’hier pour bâtir autrement. Peut-être même que cette génération, née entre les tours, pourra rêver à nouveau d’une ville à hauteur d’humain.
Je ne changerai pas Volucité. Pas à moi seul. Mais je peux être l’étincelle, infime, dans ce réseau souterrain de souvenirs. Je peux être la preuve que tout n’a pas été oublié.
Et c’est suffisant.
Sur le chemin du retour, je m’arrêtai à la mairie centrale. Je déposai la clef dans une boîte d’archives citoyennes. Aucun mot. Juste un geste. Pour que l’histoire dorme ailleurs qu’entre les fissures du béton.
Volucité ne me quittera jamais. Elle est en moi désormais.
Pas celle des tours, pas celle des cartes postales.
Celle des racines. Celle qu’on oublie.
Je suis venu chercher un chemin.
J’ai trouvé une mémoire.