Chapitre 4 – Les Âges du béton.
Je croyais connaître Volucité, mais le cœur historique que je découvris ce matin-là n’avait rien de la ville que j’avais arpentée jusqu’ici. Les tours vitrées faisaient ici place à des façades de brique rouge, fendues par des siècles de pluie acide ; les hologrammes publicitaires cédaient la rue aux lampadaires d’acier riveté qu’aucun technicien n’avait changés depuis des décennies. C’était comme si la ville, en cet endroit précis, respirait plus lentement pour me laisser entendre un souffle ancien.
Je suivis l’avenue Dauphine, dont le pavé gondolé avalait chaque pas dans un soupir. Au-dessus de moi passait une voie aérienne désaffectée : les rails rouillés s’interrompaient dans le vide, suspendus au-dessus de l’asphalte comme une phrase restée inachevée. Deux immeubles jumeaux, rivetés l’un à l’autre par des passerelles métalliques, portaient encore un blason érodé : Comité Axon, 1997. Ce nom, à peine lisible, frappa mon estomac comme un uppercut silencieux.
Je poussai la porte vitrée du rez-de-chaussée ; les gonds crièrent, un écho roula sous les plafonds voûtés. Casper, fidèle ombre à ma gauche, émit un grondement bas qui se perdit dans les lambris. Une odeur de bois humide et de papier moisi m’enveloppa. Le hall—ancien amphithéâtre municipal—dessinait un cercle parfait : trois rangées de gradins en U autour d’une estrade de béton brut. Des pupitres brisés jonchaient le sol, et, sur la table centrale, reposait un projecteur à acétylène baigné d’une couche de poussière grise.
Je fis glisser la housse du projecteur ; à ma grande surprise, le mécanisme réagit encore. Un cliquetis, une lueur orangée : les pales de l’obturateur tournèrent lentement, projetant contre le mur une série de diapositives jaunies. Volucité, 1948. Puis 1963. 1989. Je vis, année après année, des cercles verts disparaître, remplacés par des blocs gris, puis par des tours bleu acier. Les jardins suspendus marqués sur les plans avaient été rayés, le mot « ANNULE » tamponné en rouge.
Je m’avançai jusqu’à un pupitre resté miraculeusement debout. Un registre épais y dormait, protégé par un cachet de cire brisée. Je l’ouvris. Chaque page portait la signature d’un membre du Comité Axon : architectes, urbanistes, botanistes, historiens. En marge, des croquis de serres souterraines, de puits de lumière, de tramways piétons. Sur la dernière page, une phrase qui me glaça :
« Nous voulions bâtir pour les vivants. On nous a demandé de construire pour les chiffres. Puissent ces feuilles rappeler qu’une autre ville a existé, au moins dans nos têtes. »
Je refermai le registre, les mains tremblantes. Tout autour, le silence semblait plus dense. Et pourtant, j’eus soudain la sensation d’être observé.
Un frisson. Casper se tendit. Une silhouette se détachait dans l’ombre des gradins : une femme menue, manteau d’archiviste sur les épaules, lunettes rondes qui captaient la maigre lumière. Ses cheveux gris serpentaient en mèches rebelles autour d’un visage tanné par le temps.
— « Tu as trouvé ce que tu es venu chercher, ou bien est-ce la ville qui t’a trouvé ? » demanda-t-elle d’une voix grave.
Je reconnus son nom avant même qu’elle se présente. Camellia. Celle dont Sélène m’avait parlé ; l’ancienne urbaniste que l’on disait disparue.
Elle descendit vers moi, chaque pas résonnant sur le béton comme un métronome.
— « Je gardais un œil sur ce lieu. Il y a longtemps, nous pensions pouvoir sauver la ville d’elle-même. Puis la verticalité a gagné. Les chiffres, comme l’a écrit Mallard au bas du registre. »
Elle posa sa main sur la couverture de cuir, caressa le cachet brisé.
— « Veux-tu entendre la suite ? »
J’hochai la tête, la gorge sèche.
Assis sur le béton froid, je l’écoutai raconter. Comment, dans les années 80, le Projet Axon avait envisagé une Volucité stratifiée : surface pour les transports doux, premier sous-sol pour les jardins filtrants, second sous-sol pour les industries propres, et des “poumons” d’air végétal injectés à chaque carrefour. Mais la crise financière de 1991 avait coupé les budgets ; l’arrivée d’investisseurs étrangers, avides de tours locatives, avait relégué le projet aux archives.
— « On nous a promis de reprendre plus tard. On nous a donné des médailles, puis on a démonté nos maquettes. J’ai voulu me battre. Les autres se sont lassés. »
Elle sortit alors une Poké Ball antique, craquelée comme une coquille d’œuf.
— « Montre-moi si tu peux porter ce passé. Pas par des discours, mais par la sincérité d’un combat. »
Je fis signe à Casper. Camellia libéra un Steelix au corps hérissé de rivets. L’amphithéâtre trembla quand l’acier heurta le sol.
Le duel fut d’une intensité que je n’avais jamais connue. Steelix fouaillait l’air de sa queue, déclenchant un Séisme qui fit vibrer les gradins ; Casper répondait par des Vibrobscur précis, cherchant la moindre faille entre les anneaux métalliques. Chaque impact soulevait la poussière des décennies. Puis Camellia donna un ordre bas : « Tunnel ». Steelix disparut sous nos pieds. Le silence — puis l’onde de choc. Casper flotta juste à temps. Je profitai de l’ouverture :
— « Éclat Magique, plein centre ! »
Une gerbe d’étincelles multicolores frappa la colonne vertébrale du colosse à sa sortie. Steelix s’immobilisa, l’armure fêlée. Camellia rappela son compagnon d’un sourire triste.
— « Tu n’as pas cherché la destruction, mais la faille. Voilà ce que mérite la ville : un regard qui ne frappe pas pour dominer, mais pour comprendre. »
Elle me tendit un disque dur scellé. Le plan Axon complet, scanné, annoté, prêt à être partagé.
Je quittai l’amphithéâtre alors que la lumière blanche de midi perçait le brouillard. Dans mon sac, le disque dur pesait davantage qu’un atlas —et pourtant il semblait plus léger qu’un secret tu.
Je rejoignis Sélène devant l’arbre bicentenaire, au milieu du terrain vague. Le vent jouait doucement dans les branches tortueuses. Je lui remis une copie du plan. Nous parlâmes longtemps : de l’histoire à dévoiler, des risques, des résistances politiques. Mais aussi des possibles : jardins pédagogiques dans les sous-sols, pistes cyclables relançant les vieux rails, puits de lumière redescendus sous les tours.
Au crépuscule, nous activâmes ensemble un vieux projecteur holographique greffé à l’écorce. Des enfants qui passaient s’arrêtèrent, bouche bée, devant les images translucides d’une Volucité rêvée : des canaux brillants sous les trottoirs, des potagers suspendus au-dessus des boulevards. Les gens filmaient, partageaient, questionnaient.
Je compris que je venais de semer une graine. Il faudrait du temps, peut-être des années. Mais l’idée ne mourrait plus.
La nuit tomba. Je marchai jusqu’à la mairie centrale, le disque original serré contre mon cœur. Dans le hall désert, une boîte d’archives citoyennes attendait. J’y déposai le disque, sans mot, sans signature.
Je restai là, la paume encore posée sur le métal froid. Une partie de moi voulait reprendre l’objet, le garder jalousement. Mais je le savais : si la mémoire reste sous clé, elle pourrit. Si elle circule, elle respire.
Je sortis. Casper lévitait à hauteur de mon épaule. J’inspirai l’air tiède d’une nuit d’été, chargé d’ozone et de promesses.
Volucité vibrait doucement sous mes pas. Un flot de scooters électriques passait, un chanteur de rue accordait sa guitare, une Ribombelle se faufilait entre les lampadaires. La ville semblait inchangée —et pourtant, pour moi, elle brillait autrement.
Je suis venu chercher un chemin.
J’ai trouvé une mémoire.
Et, dans cette mémoire, j’ai trouvé ma place.