Chapitre 3 – Traces invisibles.
Le lendemain matin, je me rendis dans le quartier de la Bibliothèque Urbaine de Volucité, un vaste bâtiment de verre enchâssé entre deux tours d’habitation construites dans les années 1980. C’était un des rares endroits où les anciens plans de la ville étaient encore accessibles au public.
Je n’étais pas seul. Une dizaine de personnes attendaient devant les portiques. La bibliothèque n’ouvrait qu’à neuf heures précises, et malgré l’heure matinale, on sentait dans la foule une tension étrange. Une femme âgée répétait en boucle une phrase à voix basse :
« Ils déplacent les murs, ils déplacent les murs… » sans que personne ne la corrige.
Quand les portes s’ouvrirent enfin, je me précipitai vers les archives historiques. La section était mal éclairée, les bornes de consultation lentes, mais les données y étaient encore là. En cherchant dans les dossiers numérisés, je retrouvai une carte de 1999 qui mentionnait plusieurs des zones vues la veille. Le Secteur de Réaffectation A2-C y apparaissait, rattaché à un projet de métro souterrain jamais achevé. Le Passage Phéromone, quant à lui, avait été noté comme espace expérimental de densification biologique, sans plus de détails.
Mais ce fut le Souterrain Émerillon qui attira mon attention. Sur une carte ancienne, il était annoté à la main :
« Voir décret de dissimulation 34-V/6 – accès limité personnel classé ». Rien d’autre. Même les systèmes de la bibliothèque refusaient l’accès au document mentionné. Une ligne rouge s’affichait en haut de l’écran :
Erreur 403 — Répertoire bloqué par l’administration municipale.
Je pris note de tout. L’ambiance de la salle s’était refroidie. Une panne partielle de courant avait plongé les rayonnages en demi-obscurité. Casper, qui m’avait rejoint discrètement, flottait au-dessus d’un terminal. Il fixait un écran noir, sans rien dire.
Je poussai plus loin l’exploration. Au fond de la salle, une employée endormie derrière un bureau indiquait que personne ne surveillait plus vraiment ce secteur. Je franchis une corde usée, dépassai une rangée de classeurs scellés, et accédai à une pièce presque oubliée : les archives physiques, papier et microfilms. L’odeur de vieux carton, d’encre sèche et de moisi me frappa aussitôt.
Les néons bourdonnaient. Une ampoule clignotait au-dessus d’un bureau poussiéreux. Je consultai des plans rangés dans des tubes. Certains dataient d’avant la grande rénovation urbaine des années 2050. Sur l’un d’eux, à moitié effacé par le temps, je découvris un quadrillage souterrain relié à plusieurs bâtiments administratifs aujourd’hui détruits. Et au centre, ce nom réapparaissait : Émerillon.
Les annotations manuscrites laissaient deviner une activité souterraine intense, probablement abandonnée après des incidents non répertoriés. Sur un feuillet agrafé, une note intrigante, griffonnée à la hâte :
« Ne pas croiser les circuits du Nord – instabilité magnétique ».
Je pris des photos, scannai ce que je pus. Dehors, la pluie s’abattait sur la verrière avec une régularité hypnotique. La ville, même vue de l’intérieur, semblait trembler.
Je regagnai la salle principale. Quelqu’un avait dessiné à la craie un symbole au sol, juste sous ma chaise : trois cercles, de nouveau.
Je relevai les yeux.
Personne.
En sortant, je passai par une ruelle adjacente à la bibliothèque. Un chat Miaouss fouillait dans une benne. Plus loin, une jeune femme aux cheveux noirs me regardait. Trop longtemps. Puis elle disparut entre deux immeubles.
Je choisis de ne pas la suivre.
Je retournai vers le carrefour vu sur l’écran, celui où la silhouette m’était apparue. Cette fois, je pris le temps d’observer. À première vue, rien d’anormal. Une ruelle comme tant d’autres. Mais au sol, une plaque de fonte, couverte de symboles presque effacés. Trois cercles entrelacés, comme dans la vidéo. En son centre, une cavité minuscule, ronde.
Je posai la main dessus.
Une vibration.
Puis un déclic.
La plaque se souleva d’un millimètre.
Casper m’observait sans un mot.
Je n’ouvris pas la plaque. Pas encore. Trop de questions. Trop de risques. Mais j’avais une certitude : on me laissait le choix. On m’invitait, sans m’imposer.
Je regagnai ma chambre et entrepris de réorganiser toutes mes notes. Les symboles, les noms, les anomalies de cartographie. Je construisais une carte parallèle. Une ville sous la ville. Une Volucité oubliée, masquée par les lignes droites, les bâtiments vitrés, les stations de métro repeintes.
Je passai l’après-midi à arpenter les rues basses de Volucité. Là où les lignes du tram s’interrompent, là où la ville semble s'effacer dans ses propres fondations. Chaque mur, chaque poteau, chaque bouche d'égout devenait suspect. Le monde me paraissait codé, volontairement désordonné. La signalétique se répétait étrangement. Certaines plaques de rue affichaient des noms effacés, ou décalés de leur emplacement réel sur les plans.
Je pris des photos. Beaucoup. Certaines, le soir venu, ne s’affichaient plus. L’image devenait noire, ou floue, comme si la ville refusait d’être enregistrée. Casper réagit vivement à l’une d’elles. Il tourna lentement autour de mon Pokématos, émit un léger grognement, puis disparut dans un mur, ne réapparaissant que plusieurs minutes plus tard.
Lorsque je relevai les yeux, j’étais seul dans un passage où je ne me souvenais pas être entré.
Un couloir de béton, sans fenêtres. Des affiches arrachées. Une odeur de rouille. Je crus voir, au loin, une silhouette. Mais ce n’était qu’un reflet, sur une plaque d’acier fixée au mur.
Je sortis enfin sur une petite place entourée de logements sociaux. Des enfants jouaient avec un Doudouvet qui tournoyait dans le vent. Le soleil perçait les nuages, timidement. Un instant de paix. Précieux.
Je m’assis sur un banc. Le monde réel existait encore. Mais il se battait pour ne pas se faire recouvrir par cette autre réalité, souterraine, codée, effacée.
Et j’étais là, au milieu des deux.
Casper réapparut dans mon dos, presque soulagé.
Je compris alors que, lui aussi, doutait de ce que nous voyions.
Et cela rendait tout beaucoup plus réel.
Le soir, en rentrant, je découvris une enveloppe glissée sous ma porte.
Aucune adresse. Aucun nom.
Juste un mot, écrit à l’encre noire sur un papier plié en quatre :
« Minuit. Centre Émerillon. Entrée nord. Viens seul. »
Je relevai les yeux.
Casper, dans un coin de la pièce, m’observait.
Et j’eus l’étrange sensation que, cette fois, c’était lui qui avait peur.