Chapitre 1 - Brouillard sur Volucité
Le béton vibre sous mes pas.
La rue est étroite, encadrée de façades délabrées qui semblent se pencher l’une vers l’autre, comme pour étouffer le peu de ciel qu’il reste. Les murs, couverts d’affiches déchirées, sont la mémoire muette d’un quartier que la ville essaie d’oublier. Le goudron, encore humide d’une averse récente, reflète les néons fatigués d’un vieux restaurant. L’odeur est tenace : essence, fer, renfermé. Volucité n’est pas propre. Elle n’est pas belle. Elle est dense, et fatiguée.
Je marche sans me presser. Mon sac me pèse sur l’épaule, et mes bottes collent au sol à chaque pas. Ce n’est pas la peur qui me ralentit. C’est l’instinct. Une prudence que cette ville impose d’elle-même.
À ma gauche, une ombre glisse.
Casper se matérialise à quelques centimètres du sol, yeux brillants et silhouette vaporeuse. Mon Ectoplasma flotte près de moi, silencieux, comme toujours. Sa teinte légèrement différente attire parfois l’œil, mais ici, personne ne s’attarde. Dans cette ruelle, il pourrait être un mirage de lumière, ou juste un vieux souvenir mal digéré.
Je lui lance un regard bref.
« On continue. »
Il ne répond pas. Il n’a pas besoin. Il sait que je ne suis pas venu ici pour un badge ou un combat.
Je suis arrivé ce matin. Train régional. Fausse adresse. Une réservation à une pension de fortune dans le secteur industriel. Volucité est vaste, mais j’ai ciblé directement le Quartier Sud, là où les données deviennent floues. Là où certains permis disparaissent. Là où des gens cessent de répondre.
Les articles ne parlent de rien. Juste des rénovations, des réorganisations urbaines. Mais les bases de données montrent autre chose : des dossiers incomplets, des entreprises sous-traitantes disparues du jour au lendemain, des signalements classés sans suite. Et une constante : tout est toujours lié aux chantiers de démolition.
Je longe un ancien centre Pokémon, fermé depuis au moins deux ans. Transformé en fast-food, à moitié en travaux. Mon reflet tremble dans la vitre poussiéreuse. Veste foncée, sac en bandoulière, cernes sous les yeux. J’ai l’air d’un gamin sans plan, ce qui me va parfaitement.
Casper traverse le mur du bâtiment, comme pour jeter un œil. Il fait ça souvent : reconnaître les lieux avant moi, écouter ce que moi je n’entends pas. Il ne fait rien d’exceptionnel. Il observe. Et ça suffit.
Le centre historique de Volucité ne ressemble plus à rien. Il a été mangé par des couches successives de modernisation, comme si chaque décennie avait voulu écraser la précédente. Les rails d’un ancien tram suspendu croisent des couloirs d’aération métalliques trop récents pour faire partie du même plan urbain. Ici, une plaque commémorative fendue rend hommage à un fondateur. Là, une bouche d’égout crache un filet d’eau tiède au pied d’un gratte-ciel abandonné.
Les architectures se battent entre elles. Colonnes de pierre, angles en verre, béton jauni, tôle ondulée. Volucité n’a jamais été pensée comme une seule ville. Elle s’est construite par morceaux, par ajouts, par effacements. Un patchwork de bonnes intentions et de mauvais calculs.
Et pourtant, dans cette cacophonie de matières et de volumes, il y a une logique. Celle des flux. Celle des usages. Celle des quartiers qui survivent en contournant les règles. C’est ce que je cherche à comprendre.
Un vieux souvenir me revient, un professeur d’urbanisme de l’institut Myrtille. Il nous avait dit, en pointant une image de Volucité en coupe :
> « Cette ville n’a pas grandi. Elle s’est superposée à elle-même. C’est une tour de Babel horizontale. »
Je n’avais pas saisi à l’époque. Maintenant, si.
Un feu tricolore clignote en boucle sur un carrefour vide, éclairant par intermittence une cabine téléphonique hors service. Plus loin, un panneau de signalisation, tordu, affiche une rue qui n’existe plus sur les plans. Au-dessus, des drones publicitaires bourdonnent faiblement, projetant des hologrammes de logements neufs au-dessus d’immeubles condamnés.
Le bruit ne s’arrête jamais. Vrombissements sourds, alarmes lointaines, une rumeur constante comme un grondement souterrain. Même dans les ruelles désertes, Volucité parle. Et parfois, elle ment.
Un panneau tordu bloque l’entrée d’une ruelle latérale. Je l’écarte.
Narrow Street – Secteur 6B.
D’après les archives, elle est classée “en attente de démolition” depuis six mois.
Elle est toujours debout.
Je m’y engage. Les fenêtres sont murées, les murs fissurés. Des traces de brûlure longent les gouttières. Des câbles pendent, arrachés à la va-vite, certains encore reliés à de vieux boîtiers à demi fondus. Un graffiti rouge s’étale sur un conteneur éventré :
> Ici, on vivait. Ici, on disparaît.
Le sol est jonché de prospectus détrempés. Un sac plastique claque au vent.
Casper flotte quelques mètres devant moi, près d’une bouche d’aération. Il s’arrête.
Je le rejoins.
Un bruit. Faible. Humain.
Je me précipite vers l’origine. À l’arrière de la ruelle, un homme gît contre le mur, inconscient. Gilet fluorescent, casque de chantier fissuré. Il respire encore. Sa tempe est entaillée. Il ne semble pas blessé gravement, mais quelque chose l’a frappé.
Je fouille sa poche.
> Badge : L. Serrano – Section Démolition – Quartier Sud.
Je reconnais le nom. Il apparaît dans un rapport administratif concernant la réaffectation d’un immeuble… démoli sans autorisation finale. Ça date de deux semaines.
Je range le badge. Autour de moi, le silence devient épais.
Casper se tend.
Je lève les yeux.
Une silhouette est là. À l’entrée de la ruelle.
Droite. Immobile. Vêtue de sombre.
Je ne vois pas son visage.
Elle ne dit rien. Ne bouge pas.
Puis elle lève lentement un doigt… et le pose contre ses lèvres.
Chut.
Et elle recule. Doucement. Jusqu’à ce que l’ombre l’engloutisse.
Je cours. Casper me suit. Mais une fois arrivé…
Il n’y a rien.
Le mur est lisse. Sans porte. Sans fissure.
Comme si rien n’avait jamais été là.
Je reste figé. Le souffle court.
L’homme gémit derrière moi. Volucité gronde doucement au loin.
Mais ici, dans cette ruelle oubliée, il n’y a plus de ville.
Juste une tension. Une mémoire étouffée.
Et moi, je viens de franchir un seuil.