Mais quelle différence ? de Ashenere

Nora gardait les mains sur son appareil et les yeux braqués sur l’objectif. Les Tauros pouvaient surgir à n’importe quel moment et il fallait rester concentrée. De temps en temps, elle relevait les yeux pour observer l’environnement, tenter de déceler un signe de leur arrivée. La poussière soulevée par leurs sabots, l’envol de quelques Tapatoès piaillant ou le tremblement du sol, il fallait être à l’affut. Parfois, elle glissait un œil vers Lux, assis à ses côtés, les oreilles aux aguets, le regard fixé sur l’horizon. Même si elle ratait le chromatique, même si elle ne le voyait pas, Lux le sentirait. Il les sentait toujours, peu importe à quel point la différence était infime. Malheureusement, infime, elle l’était souvent…

Non, il ne fallait pas se laisser aller au découragement. Les choses allaient changer aujourd'hui, elle allait en trouver un. Ce Tauros était sa meilleure chance depuis des années. C’est Ori lui-même qui lui avait donné la carte qui allait lui permettre de l’égaler enfin. Son Tauros à la crinière verte et au poil jaune avait émerveillé la galerie. Nora avait vu cette photo étalée sur la double-page de PokéSnap, le plus réputé des magazines de photo dédiés aux Pokémon. Comme à chaque fois qu’elle voyait une photo d’Ori, elle avait d’abord éprouvé un mélange d’admiration et de frustration. Toutefois, une idée lui était venue juste après. Si les Tauros que l'on trouvait dans le monde avaient une version chromatique aussi éclatante, ce serait sûrement aussi le cas des Tauros de Paldea ! Par quelle extravagante couleur leur pelage noir et gris, si sobre et terrifiant, allait-il être remplacé ? Elle avait tellement hâte. Elle sentit Lux frémir d’impatience à ses côtés, des miettes de sandwich paldéen aux épices secrètes coincées dans sa fourrure.

Lux. Plusieurs années s'étaient écoulées depuis son évolution en Ponchien. Nora avait été ravie, après l'échec de la shasse à l'Embrylex. Enfin, quelque chose de positif arrivait. Puis la lumière de l'évolution s'était dissipée et elle avait déchanté. Son Ponchiot invisible était devenu un Ponchien invisible. Elle était la première à voir cette version chromatique, à en apporter la preuve. Mais, lorsqu’elle transmit sa photographie à l'association ShinyDex, responsables de la réalisation d'une encyclopédie des chromatiques, ils lui envoyèrent un spécialiste. “C'est la procédure”, avaient-ils affirmé. En effet, un spécialiste était venu voir Lux quelques années auparavant aussi. Cependant, lorsque Nora en avait parlé à Ori, il avait été surpris.

— Un spécialiste ? Ah non, ils ont enregistré Nix sans problème. Ils m'ont demandé quelques photos supplémentaires et ils ont vérifié qu'elles n'avaient pas été retouchées, mais c'est tout. Peut-être que c'est aléatoire ?

Ce n'était pas aléatoire. Chaque photo que Nora transmettait était un parcours du combattant. Elle devait toujours garder la version originale de ses photos, s’efforcer de capturer le shiny dans un groupe ou une meute, et même quelques fois, suivre le shiny toute une journée, pour prouver qu'il n'était pas “juste sale” ou “juste en train de muer”, ou “juste qu'il avait pris un bain ce jour-là et que donc il brillait un peu plus”. Tout ça pour montrer que cette couleur légèrement plus pâle ou légèrement plus foncée était vraiment le signe d'un chromatique et pas un effet de la lumière ou de l'environnement.

Au fil des années, ils avaient commencé à lui demander moins de preuves. Sa réputation de Shasseuse des Invisibles suffisait. Elle avait, malgré tout, réussi à publier dans quelques magazines photo et exposé dans certaines galeries. Mais, à chaque fois qu'elle se baladait dans un couloir d'exposition et qu'elle entendait "Mais il est vraiment shiny ? Je vois pas la différence moi...", Nora ne pouvait s’empêcher de serrer ses poings de frustration.

Pendant ce temps, Ori faisait la couverture de PokéSnap, remportait des concours et le public suivait avec attention sa recherche des Évolitions. Son Aquali violet, son Voltali émeraude, les anneaux bleutés de son Noctali. Toutes ses photos étaient incroyables. Il y en avait pourtant une qu'il n'avait montré qu'à Nora, refusant de la publier. Le Pyroli.

— Tu te rends compte ? Les autres Évolitions ont des couleurs si éclatantes et lui, entouré de flammes, il se contente d'être un peu plus clair !

À l'époque, Nora l'avait écouté se plaindre en souriant. La chance avait tourné pour Ori, elle pouvait tourner pour elle aussi. Ils allaient alterner les chromatiques visibles et invisibles et se livrer des duels pour la première page. Elle avait eu tort. Ori n'avait plus rencontré de shiny invisible et elle n'en avait toujours pas croisé un visible.

Lux aboya. Nora serra son fidèle Posipic et se mit en position. Le sol trembla. Le nuage de poussière, le grondement qui s'amplifiait, son corps qui lui intimait de fuir. Les Tauros arrivaient. Elle vérifia encore une fois les réglages et commença à enchaîner les photographies. Peu importe qu'un shiny s'y trouve ou non, la charge d'un troupeau aussi grand donnerait de magnifiques clichés. Du coin de l'œil, Nora vit le Charme Chroma s’illuminer. Quelque part dans cette masse beuglante, noyée dans ce noir et ce gris, il se cachait. Incapable de le discerner, Nora mitraillait l'obturateur. Lux ne cessait d'aboyer, rendu fou par les innombrables Tauros noirs. Il sentait le shiny en leur sein, mais ne pouvait l'indiquer à sa dresseuse. Le vacarme devenait assourdissant, et malgré le stabilisateur, elle savait que la plupart des clichés seraient flous. Pourtant, Nora ne quittait pas l'objectif des yeux. Les aboiements de Lux étaient de plus en plus insupportables.

— Lux, ça suffit ! J'ai compris qu'il y avait un shiny, j'essaie de le trouver, alors arrête un peu.

Le Ponchien l'ignora et redoubla même ses cris. Il attrapa le jogging de Nora et la tira en arrière, ce qui lui fit perdre l'équilibre.

— Lux, qu'est-ce que tu fiches ? J'ai failli faire tomber mon appareil, alors que je suis sur le point de le trouver, je vais enfin…

À cause de Lux, elle avait lâché son appareil des yeux.
Grâce à Lux, elle vit que le troupeau avait changé de direction. Ils fonçaient vers eux !

Nora ramassa son sac et se mit à courir derrière Lux, vers la colline au fond. Ils entendirent les branches craquer, les troncs se briser, le sol se fissurer, et ne se retournèrent pas une fois. Tandis que le Charme Chroma continuait de luire, Nora tentait de survivre à ce qu'elle shassait.

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Quelques jours plus tôt, Ori prenait son petit déjeuner dans un hôtel d'Old Chister, Nix grignotant à ses côtés, lorsqu'il avait reçu une notification de Nora.

“Je sais pas si t’as vu, mais ils ont trouvé un Mentali shiny ! Il est trop stylé, on dirait un extraterrestre !“

Son sang n'avait fait qu'un tour. Non, les Évolitions, c'était son domaine ! Il avait cliqué sur le lien ShinyDex que Nora avait envoyé et avait oublié un instant sa déception. Il était magnifique ! Quel éclat, quelle aura émanait de ce vert fluo qui drapait un Pokémon déjà très beau au naturel.

— Nix, qu'est-ce que t'en penses ? C'est franchement une des plus belles ! Dommage que ça fasse un peu répétition avec Voltali. Même si entre les deux, je pense préférer Mentali.

Tout en parlant, Ori avait abaissé son Motismart vers le petit Évoli et sa gamelle. Nix avait levé les yeux et observé avec attention un potentiel futur. Puis, il avait secoué la tête. Son petit air sérieux faisait toujours rire Ori.

— Ha ha, il te plaît pas celui-là non plus ? T'es difficile, tu sais ! Mais je te comprends, il est trop tôt pour prendre une décision, on a encore trois Évolitions à trouver. D'ailleurs, on va trouver ce Nymphali aujourd'hui même, histoire de rappeler aux gens qui sont les spécialistes des Évolitions Chromatiques !

Nix avait crié un petit "Evo" motivé et terminé son repas avec détermination. Leur prochaine étape, la forêt de Lumirinth, les attendait.

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L'aube commençait à se faufiler à travers les grandes fenêtres de l'entrepôt où logeait Nora. Maillard, ancienne ville industrielle, devenue refuge des artistes et des libres penseurs, ne dormait jamais vraiment. Il y avait toujours une exposition à voir, un débat auquel participer ou une œuvre à composer.

Nora était restée réveillée toute la nuit pour une raison différente. Sur la table et sur le sol, entre des canettes de bière Parma et son thermos de café, étaient étalés des centaines de clichés. De loin, on ne distinguait que du gris et du noir, et Nora semblait noyée dans cette masse. En s'approchant, on comprenait qu'elle était encerclée, écrasée par le troupeau de Tauros de Paldea.

Nora n'avait pas pu regarder ses photos juste après la shasse, parce qu'elle avait été assez stupide pour se casser une jambe en fuyant le danger. Elle avait été forcée de rester plusieurs semaines dans un hôpital de Mesaledo, avec ces fichus docteurs paldéens qui refusaient de lui laisser approcher son appareil photo. Elle avait, soi-disant, besoin de calme et regarder les clichés la "stressait beaucoup trop" selon eux. Imbéciles.

Tandis qu’elle était bloquée là, Ori avait trouvé un Nymphali bleu absolument incroyable. C’était la goutte de trop. Ils avaient fini par accepter de la laisser quitter l'hôpital, et évidemment, à peine libérée, elle s'était précipitée sur son fidèle Posipic. Toutefois, le petit écran intégré de l'appareil ne lui avait pas permis de trouver le shiny. Nora avait hésité à prendre un hôtel pour examiner les photos sur son ordinateur portable, mais quelque chose la retint. Après tous ses voyages, elle n'avait toujours pas dompté le mal du pays. L’odeur entêtante des sandwicheries autour d'elle ne lui évoquait que les Tauros en furie et soudain, elle avait ressenti le besoin de rentrer. Lux et Nora avaient alors pris le premier vol pour Unys, et après avoir atterri à Parsemille, un bus les avait conduits à Maillard. Épuisée par le voyage, boitant toujours un peu, Nora avait pourtant refusé de dormir. Elle avait allumé son ordinateur et fait défiler une à une les trois-cent-cinquante-deux photographies du troupeau de Tauros. Sur l'écran, on distinguait mieux les différentes races de ce Pokémon, et les taches bleues et rouges des Aquatiques, des Flamboyantes et des Combatives. Pourtant, toujours aucune trace du shiny.

Lux était resté étrangement silencieux. Après quelques heures et aucun progrès, Nora, excédée, avait déclaré :

— Fichu écran, je parie qu'il y a un problème avec les couleurs ! Je vais toutes les imprimer et l'imprimante a pas intérêt à manquer d’encre !

À présent que le jour se levait sur Maillard, Nora était sur le point d'abandonner. Lux, voyant sa dresseuse submergée par l'alcool, la caféine, les antidouleurs, traînant sa jambe entre chaque cliché, renonça le premier. Il leva la patte, saisit la photo qu'il avait cachée entre ses crocs et l'amena à Nora. Elle le regarda, sans comprendre d'abord, puis se saisit du morceau de papier comme s’il allait disparaître sous ses yeux. C'était une photo semblable à des dizaines d'autres. On y voyait deux Tauros de race Combative, courant côte à côte. À la tenir dans ses mains, on aurait dit qu'ils fonçaient sur l’objectif.

Gris et noir. Noir et gris.

Les yeux de Nora s’écarquillaient pour tenter d'apercevoir ce que Lux avait vu.

Noir et gris. Gris et noir.

Tout se fondait devant elle. Mais quelle différence y avait-il à la fin ?! Enfin, elle comprit.

— Gris et noir. Noir et gris. La couleur de la fourrure est inversée par rapport aux autres. C'est ça mon shiny, Lux ?

La voix de Nora était trop calme. Lux couina pour approuver.

— Tu voulais éviter que je sois déçue, c'est ça ? Si tu t'inquiétais pour ça, tu n'avais qu'à avoir une autre couleur. Pourquoi n'es-tu pas rose ou bleu ou vert ? N'importe quoi sauf ce fichu beige délavé ! C'est toi qui me portes la poisse depuis le début. Alors qu'Ori à un Nix si éclatant, moi je t'ai toi, un fichu invisible !

Nora, incapable de retenir cette salve de mots acérés, s'acharnait sur le pauvre Ponchien, piétinant les photos éparpillées dans l'appartement. Une bouteille se brisa contre un mur. Des larmes de rage et de désespoir inondaient son visage. Lux se recroquevillait, pliait sous les assauts de sa dresseuse. Un toc toc métallique se fit entendre. Un des voisins, sûrement Felicia, alertée par les cris à une heure si matinale, venait s'assurer que tout allait bien. Elle entrouvrit la porte, glissa un "tout va bien Nora ?" et vit un Ponchien lui filer entre les jambes.