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Firmament [O.S.] de Kibouille



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» Auteur : Kibouille - Voir le profil
» Créé le 23/02/2023 à 19:47
» Dernière mise à jour le 14/03/2023 à 13:02

» Mots-clés :   Absence d'humains   Conte   Mythologie   One-shot   Poésie

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Firmament
Lorsque Médènagan parut à son perchoir, l'aube n'était pas encore levée. La nuit sans lune berçait encore les cahutes endormies de l'arbre immense qui régnait sur la canopée et que l'on nommait « l'Arbre-Mère ». Le jeune Étourvol avait alors l'air d'un intrus au sein de son propre village, d'une bête noctambule et vaporeuse à l'œil de pierre. Il revêtait l'apparence des guerriers d'antan, perché comme il l'était sur sa guérite noire. Il regardait, silencieux, la vaste colonie qui l'avait vu naître.

Il étira son corps entier pour en chasser le sommeil, délia chaque muscle, échauffa chaque articulation. Et il écartait ses serres brillantes, laissait le vent s'engouffrer dans ses ailes tendues. Et son seul souffle habitait les hauteurs où murmurait la bise glacée.
À l'est, l'aurore naquit enfin. Elle ressemblait à une longue boursouflure rougeâtre qui couvrait l'horizon, s'appuyant difficilement sur la cime des arbres afin de soulever toute la masse du ciel nocturne. Devant ce spectacle, ce jour qui parvenait si difficilement à se lever, Médènagan eut un sourire, car il y vit un présage.

Voilà bien des lunes que , sans que quiconque ne sache pourquoi, il s'était mis à l'écart des siens et de l'étreinte qu'ils aimaient prolonger longuement avec le sommeil. Parmi les hautes branches, il s'était installé dans une hutte marginale : une vieille et noire guérite de sentinelle, qui provenait de l'ère lointaine des premiers colons de l'arbre immense nommé « l'Arbre-Mère ». C'était l'époque oubliée où les différentes tribus d'oiseaux se livraient la guerre entre elles. Où aucun chef ne les avait encore amalgamées, fondues en un seul et même peuple. Ces vigies centenaires étaient ainsi le dernier témoin de ce temps évanoui des mémoires, et qui sans plus d'occupant pourrissaient lentement.

Fébrile, le jeune Étourvol abîma son regard dans les branches innombrables de l'arbre immense que l'on nommait « l'Arbre-Mère ». Il cherchait de toute évidence quelque autre signe à travers les huttes de bois suspendues, les passerelles bondissantes de lianes torsadées, la futaie de conduits de bambou qui distribuait et évacuait l'eau de chaque foyer. Il voulait que son cœur s'emplisse de quelque sensation, se serre à cause d'un souvenir ou d'une peine, que ses yeux se mouillent. Mais sa poitrine ne se gonflait que de l'air frais du clair matin.
Médènagan aux yeux clairs ne trouvait rien.

Il recula tout à coup vers sa guérite, en voulant tempérer l'éclair d'espérance qui venait de luire en lui. Et aussitôt son intuition devint limpide. Sa conscience célébra la profonde sérénité qui l'irradiait. Et il s'approcha des parois d'écorce de sa demeure, où un souffle d'air tiède lui parvint. Ce fut un murmure, un chuchotement qu'il ne parvenait pas à comprendre et qui lui fit coller la tête tout contre la hutte, pareil aux oisillons dont les pattes sont encore trop faibles. Il reconnut la voix de ses aïeux. Ce furent ses ancêtres les sentinelles, qui avaient voué leur vie à garder l'arbre immense nommé « l'Arbre-Mère », et qui lui susurraient à l'unisson des paroles ailées.

— Il est temps Médènagan. Pars. Laisse derrière toi cet arbre et les tiens.

Et Médènagan eut un sourire plein de tendresse et de vénération. Et il regarda à nouveau la colonie opulente sans rien éprouver. Et il répondit à ses aînés gardiens des siens, et qui peuplaient à présent le royaume des ombres.

— Oui. Il est temps, je le sais. Ce matin est propice comme nul autre.

Et radieux, il s'élança à travers sa guérite. De sa serre, il saisit une antique poterie et en ôta le couvercle. Un vieux vin puissant et charpenté, y moisissait, et libéra dans la hutte décrépie une odeur étourdissante. Et Médènagan trempa le bec dans la liqueur âcre, et la versa sur le plancher vermoulu. Et il bénissait ses ancêtres en son cœur de prières improvisées, imitant les libations des cultes perdus.

Ceci fait, et après avoir longuement regardé le bois pourri s'imprégner de l'offrande pourpre, il rejoignit d'un bond son perchoir. Et ouvrant grand ses ailes, il se lança dans les airs vers les branches inférieures de l'arbre immense que l'on nommait « l'Arbre-Mère ».

— ∙ ☼ ∙ —

Le soleil était déjà haut quand le village s'éveilla enfin. Une populace nombreuse et bariolée d'oiseaux de toute espèce s'agglomérait sur les places et descendaient des branches par centaines. Médènagan aux yeux clairs avait attendu tout le matin en cherchant au milieu de cette foule des connaissances familières, et il se désolait de ne plus reconnaître personne dans cette nuée de monde. Car l'arbre immense que l'on nommait « l'Arbre-Mère » accueillait chaque jour de nouvelles nuées d'oiseaux venues de loin, et qui, goûtant aux douceurs sucrées et agréables de la colonie, s'y établissaient. Les dialectes étrangers se confondaient en un brouhaha indiscernable. Les plumages et les corpulences de toute sorte s'enchevêtraient et se croisaient, donnant à la multitude l'aspect opprimant d'un piège d'osier tressé. Ceux que Médènagan estimait comme les siens étaient ainsi noyés dans cette assemblée disparate, étrangère jusqu'à la démarche et au maintien.

Le jeune Étourvol aux yeux clairs songea à ses bienheureux ancêtres, qui avaient depuis si longtemps franchi le rivage du royaume des morts. Il les interrogeait en son âme : leur demandant s'ils auraient toléré pareil amalgame, pareille dilution des leurs dans l'arbre immense que l'on nommait « l'Arbre-Mère », en lequel ils s'installèrent pour y fonder leur cité et qu'ils défendirent des invasions étrangères au prix de leurs vies. Il demanda si les rameaux lourds de fruits, les feuilles grandes et duveteuses, le bois flexible et gorgé de sève sirupeuse n'aurait pu demeurer une conquête à préserver jalousement, à interdire ou limiter aux peuples étrangers pour des générations encore, tant que le sang des guerriers d'antan coulaient dans les veines des siens. Mais seul le tumulte de la colonie rétorqua par ses centaines de bavardages mêlés. Il vit alors que dans cet assourdissant silence, ses propres réponses lui suffisaient.

Posté près d'une fontaine claire, Médènagan scrutait de tout côté, quand il aperçut au lointain une silhouette qu'il reconnut : c'était celle d'Oïdoukédos, son camarade Roucoups. Son cœur fut irradié de joie, mais dans le même temps, il s'appesantit. C'était car l'Étourvol juvénile avait une chose importante à leur dire, une chose qui à l'instant le brisa au point qu'il n'osa tout d'abord pas rejoindre son ami de toujours. Or dans le même temps, il discerna ses autres compagnons aux côtés du Roucoups replet. Et soutenu par la mémoire fraîche de son présage favorable, il déploya ses ailes et prit son envol pour fondre vers ceux avec qui il avait éclot de l'œuf.

Médènagan aux yeux clairs atterrit aux côtés de ses camarades fidèles, mais eut en arrivant la surprise de les voir tout à fait transis d'effroi. Ils s'étaient massés dans un recoin entre deux branches épaisses et se recroquevillaient craintivement, de sorte qu'il y avait là quatre petits corps dodus et apeurés qui formaient une masse de plumes. Le jeune Étourvol ne put retenir un rire cristallin tandis que Métronariston, son ami Palarticho, lui tint ces paroles courroucées :

— Es-tu devenu fou, Médènagan ? Est-ce la liqueur des fruits mûrs de notre Arbre-Mère qui t'a égaré l'esprit, ou voulais-tu véritablement nous saisir entre tes serres acérées ?
— Tu volais comme un dément ! Tu avais l'apparence des oiseaux de proie des temps anciens ! pépia Acropodéti le Bleuseille. Tu étais tout près de nous emporter pour te repaître de nos chairs !
— Peux-tu nous dire ce qui t'a pris de te servir de tes ailes de la sorte ? cacarda l'Efflèche Gnotiséauton. As-tu oublié tout sens de la civilisation qui est la nôtre ?

Or l'Étourvol aux yeux clairs continuait de rire à gorge déployée. Il retrouva le calme au bout d'un moment et leur dit ces mots amusés :

— Ô amis, vous qui ignorez le plaisir qu'est le vol, ne tenez point ces propos ombrageux. Pensez plutôt à l'extase d'être suspendu dans les airs, au vent des hauteurs qui nous caresse et nous porte, à la pureté de l'air qui y règne…
— Ô Médènagan, ce que tu dis là est effrayant ! siffla le Roucoups Oïdoukédos. Jamais je ne volerai !

Chacun retrouva peu à peu le calme et se rassura, mais tous gardaient des expressions interloquées quant aux propos de leur ami. Ce fut Gnotiséauton, le plus sage parmi eux, qui le premier prit la parole.

— Ô Médènagan, toi qui a percé ta coquille à la même heure que moi et qui est comme mon frère, ne rejette pas loin de toi le bon sens qui t'a toujours conduit. Car si la Vie nous a donné des ailes et des serres, ce n'est point pour voler comme des barbares, mais plutôt pour nous en servir afin de travailler habilement. Jadis certes nos ombrageux ancêtres les utilisaient pour se mouvoir dans les airs et déchirer leurs proies, mais bientôt, la vie en société nous a appris l'usage juste de nos membres : nos ailes pour modeler l'argile humide et en faire des poteries, notre bec pour transporter les charges lourdes, et nos serres pour marcher et effectuer les ouvrages de précision. Pour quelle autre raison nos ailes ont-elles rétréci et nos pattes se sont-elles allongées au fil des générations, sinon celle-ci ? Ô Médènagan, je connais mieux que quiconque les contours et la profondeur de ton caractère, et je sais que la Vie t'a donné une raison affûtée et un esprit brillant, alors je t'en conjure : jette loin de toi ces croyances stupides, et rejoins le sens de la raison.

Ainsi parla Gnotiséauton, et ses mots apaisèrent ses camarades tourmentés. Mais Médènagan, fébrile et irrité, avait interprété ces paroles comme des injures envers ses valeureux ancêtres, et il voulait jeter à la face de son ami sa colère et la vérité que lui seul détenait encore. Or il se contint, et ne lança à son compagnon de toujours qu'un trait habile.

— Ô Gnotiséauton, ami, comme tu parles bien. Tu décris avec clarté les nobles travaux que nous opérons avec nos ailes et nos serres, or lequel d'entre vous est attelé à ces ouvrages délicats ? Aucun, mes amis. Chacun d'entre vous est un oisif bienheureux qui laisse à d'autres sa tâche, car en vérité, ce sont bien les centaines et les centaines d'oiseaux venus de loin qui font le travail que vous ne faites plus. Certes, la Nature nous donne des ailes toujours plus petites et des pattes de plus en plus élancées, mais mes amis, c'est à cause de notre oisiveté qui déteint sur notre descendance : toute autre raison ne serait que mauvaise foi !

Médènagan aux yeux clairs se tut, et seul le silence lui répondit. Car ses camarades hébétés ne trouvaient rien à redire à son argumentaire et tous s'étaient vexés. Oïdoukédos au ventre rond pris le premier la parole de sa voix candide et chantante.

— Amis, et si nous allions manger la Becquée au cœur de notre Arbre-Mère ?

Et tous acquiescèrent à l'unisson et se mirent en chemin. Et ils parlaient légèrement des prochains moments qu'ils passeraient avec leurs favorites, et tandis qu'ils sautillaient sur leurs maigres pattes, leurs jabots gonflés remuaient en cadence. Et leurs gargouillis couvraient les silences de leur discussion et les amusaient. Et Médènagan, emporté par le flot des passants dans lequel ils s'étaient plongés, suivit malgré lui. Mais il voulait leur faire entendre sa résolution, et décidé, il bondit, agile, au-devant de ses camarades qu'il connaissait depuis l'éclosion, qui est pour les oiseaux la seconde venue au monde. Et se fichant sur une branche plus en hauteur, il leur tint ces paroles déterminées :

— Amis, vous qui en même temps que moi émergeâtes des œufs qui vous abritaient, je dois vous dire que je ne peux être des vôtres en ce jour. En vérité, je ne pourrai plus être des vôtres pour aucun des jours futurs. Voici : j'ai en mon âme une aspiration qui me résout à vous quitter, ainsi que l'Arbre-Mère qui nous a vu naître et qui a vu défiler tant d'âges d'oiseaux. Ce soir-même, quand le soleil ayant terminé sa course retombera derrière la canopée, je partirai sans la pensée d'un retour, et sans la moindre escorte. Il me faut aller par-delà cette forêt prospère et ne point m'en retourner, car tels me l'ont commandé ma volonté et mon instinct. Et c'est avec calme et résolution que j'obéirai à cette loi de mon corps.

Ainsi parla Médènagan, et il recoiffa sa mèche tombante et qui se garnissait au fil des jours de plumage pourpre. Et ses compagnons furent estomaqués, comme si les vieilles devineresses qui vivaient dans les hautes cimes leur avaient fait un de leurs présages indéchiffrables. Ils crurent d'abord à une plaisanterie et laissèrent éclater un rire inquiet, car ils ne comprenaient et ne voulaient comprendre les mots de leur ami. Mais les paroles du jeune Étourvol, fermes et sonores comme la pierre bleue qui se fend, leur avait glacé le sang. À nouveau, Oïdoukédos, le plus jeune et le plus ingénu de ces jeunes oiseaux, formula des mots, et sa voix tressautait sous le fait de la peur.

— Ô Médènagan, tu ne parles tout de même pas de quitter le foyer qui t'a mis au monde et de partir pour l'extérieur ?
— Qu'y trouverais-tu ? l'interrogea Métronariston au visage dodu. Quelle richesse et quelles douceurs autres que celles de l'Arbre-Mère irais-tu chercher ?
— C'est insensé ! criailla faiblement le Bleuseille aux yeux fardés Acropodéti. Tu as donc oublié les terribles dangers qui nous guettent dehors ?

Seul Gnotiséauton se tut, et nulle émotion ne se dégageait de sa face inerte. Médènagan aux yeux clairs se désolait des réponses de ses camarades, et les menant dans un recoin à l'écart de la foule nombreuse, il leur parla ainsi :

— Ô amis chers, nous qui avons tous éclot le même jour car les dieux et la Vie ont décidé de nous lier par la naissance, je suis au regret de ne plus pouvoir demeurer parmi vous. Car voyez-vous, cette soif dont je vous ai maintes fois parlé et qui me dévore s'est enfin et pleinement révélée. Cette soif dont je parle, c'est bien la soif du sang, et elle me pousse malgré moi hors du nid de ma jeunesse. Je dois vous avouer avoir d'abord combattu ce désir terrible, mais tentative nulle tant il était puissant et rugissait en moi telle une bête féroce de la terre ferme. Je me suis alors rappelé des rites antiques selon lesquels les Étourvol parvenaient au terme de leur croissance à une seconde métamorphose. Et ils quittaient alors leur nid pour une vie solitaire, et étaient chassés par les leurs à coups de serres s'ils le refusaient. Et j'ai donc accepté cette soif de sang comme partie de moi. Je me suis dès lors attelé des mois durant à guetter le jour qui signifierait mon départ : le jour où je ne regretterais plus rien, le tout en exerçant et en renforçant mon corps et mon esprit. Avec l'œuvre de la patience et de la méticulosité, j'ai cultivé des facultés nouvelles, et j'ai senti mon corps et mon âme changer rapidement et douloureusement, mais d'une noble douleur. La force nouvelle que je cultivais était un être intérieur insatiable, assoiffé de puissance et de progrès. J'avais beau redoubler d'exercices vigoureux, elle ne faisait que grandir plus vite encore, et d'en demander davantage. Chaque jour, je grandissais et forcissais ; mes muscles devenaient plus rigides, mes serres plus tranchantes et dures, mes plumes plus fournies et brillantes, et mes ailes plus puissantes et étendues. Tout, jusqu'à mes sens, s'affinait.

Et voulant prouver ses dires, Médènagan aux yeux clairs pointa au lointain une baie minuscule qui pendait au bout d'une branche, et que ses amis pouvaient à peine apercevoir. Et ceci fait, il montra le Chenipan dodu qui en sortait et qui se délectait de sa chair sucrée et odorante. Et tout en désignant cet insecte qui était depuis son point de vue d'une taille infime, ses serres broyaient involontairement l'écorce tendre de sa branche sous l'effet de l'excitation.

— J'appris d'abord le vol depuis ma haute guérite, puis parvenant à me maintenir dans les airs, je quittais aux moments où le soleil était couché la colonie de notre immense Arbre-Mère, que l'on met une journée entière à parcourir dans sa totalité. Et je découvris le monde extérieur et sa véritable nature, qui est celle de la prédation, de la lutte pour la survie et de la suprématie de l'un sur l'autre. Et voyant ce spectacle terrible, j'en fus d'abord révulsé. Mais je sentais en moi-même que mon corps et mon âme appelaient cette vie de leurs vœux. Car ils ont après tout été modelés par les dieux et par la Vie pour y faire face et triompher. Nous, oiseaux nés entre les bras feuillus de l'Arbre-Mère, nous vantons d'avoir déjoué les défaveurs que nous imposaient la survie. Nous disons avoir inventé "la vie", "la société", et "le bonheur" et "la liberté". Mais ce n'est qu'une douce illusion, un délicieux refuge loin de la réalité. Ainsi le fruit mûr à point se détache de la branche pour choir et rejoindre la vie au sol, ainsi, ô amis de cœur, je dois vous quitter car je suis parvenu à maturité. Et je déclare devant vous que je vouerai ma vie non pas aux douceurs et au bonheur, mais à la souffrance, car il en va du bonheur comme des femelles : elles ne se pressent jamais autant vers nous que lorsque nous ne les poursuivons pas.

Ainsi parla Médènagan, éloquent et téméraire. Et ses camarades l'écoutaient avec horreur. Métronariston, le premier, s'avança, et lui tint ces paroles pleines de considération.

— Quel odieux mal que celui dont tu souffres, ô Médènagan, mon ami. Il t'aurait hélas fallu nous en parler bien plus tôt. Nous te promettons que nous irons consulter la matriarche, celle qui nous a tous couvé et dont le vaste nid couronne le sommet de notre Arbre-Mère, et ce dès aujourd'hui. Elle trouvera conseil auprès de ses guérisseuses et de ses devineresses pour te délivrer de ce mal atroce.

Et tous acquiescèrent en cœur. Et Gnotiséauton de reprendre la parole, calme et avisé.

— Tu fais erreur, ô Médènagan. Ce tourment qui est le tien n'est point une bénédiction, car tu te déchires tandis que tu t'y débats. Il t'est source de souffrance, or la souffrance n'apporte rien de bon. Tu n'as pas à vivre comme nos ancêtres barbares, pas plus que tu n'es incomplet. Regarde toi seulement ; tu es comme les dieux le veulent, comme la Vie t'a faite. Tu n'as point à rechercher une perfection vaine. Tout comme l'Étourvol vient après l'Étourmi, tu es parfait tel que tu es, et nous t'acceptons.

Tandis que l'Efflèche au verbe clair parlait, les camarades de Médènagan s'étaient hissés sur la branche où il se trouvait, et se serraient affectueusement à lui. Et l'Étourvol aux yeux clairs éprouva une tristesse amère, car il se souvint de la peine qu'il avait à quitter ses compagnons de toujours. À nouveau, il fut seul à entendre un murmure, et il se pencha vers une autre branche : la voix de ses ancêtres y coulait dans la sève sirupeuse, et le rappelait à sa résolution.

— Il est temps Médènagan. Laisse derrière toi cet arbre et les tiens.

Mais Médènagan avait en son esprit un autre dessein. D'un bond, il se percha sur une branche plus haute, et regardant en direction du ciel recouvert par l'épais feuillage, il prononça ces mots :

— Amis, vous vous trompez, car c'est véritablement pour mon bien que je me contrains au départ. Viendra un moment où les oiseaux de cette colonie rapetisseront tout, et emporteront celle-ci dans leur chute. Je vous le dis : un jour, les oiseaux cesseront de se mépriser eux-mêmes, et seront parvenus à un état de contentement de soi des plus méprisables ! Bientôt viendra le règne de l'oiseau qui vivra le plus longtemps, car il sera devenu pareil au parasite le plus inaltérable. Bientôt, ils se contenteront d'eux-mêmes et de la chaleur que leur prodigue leur voisin. Ils mangeront leurs baies sucrées en se délectant chaque jour de leur petit bonheur béat. Bientôt, être souffrant, tourmenté, obsédé passera pour de la folie pour eux, ils révèreront la santé et mépriseront le passé, car le passé est honteux et ridicule. Les ancêtres seront pour eux un sujet de plaisanterie, et ils riront en pensant être parvenus aux termes de la souffrance sur la Terre. Ils fuiront les responsabilités, tous seront égaux, identiques. Ils ne se querelleront point, pas plus qu'ils n'obéiront. Ils n'auront plus rien à créer, à tirer du néant, car tout sera déjà advenu. Alors ils vivront, tel la mousse et le champignon. Mais tôt ou tard, l'arbre pourrira sur ses racines, et dévoré par cette vermine, il s'effondrera ! Ainsi je dois partir : afin de m'extirper de ce déclin inévitable.

Ainsi parla Médènagan, et il espérait en son cœur convaincre ses amis de suivre son exemple. Or ceux-ci eurent un sourire, et ils vénérèrent les propos du jeune Étourvol.

— Ah ami, bravo ! clamait Métronariston au visage dodu. Tu as décrit avec tes mots le monde idéal ! Laisse donc ton rêve dément de départ pour le vivre avec nous !
— Je suis d'accord, ô Médènagan notre ami ! Reste avec nous ! ramagea le candide Oïdoukédos.
— Épargne-toi la peine de l'exil : la forêt entière nous est connue par les cartes dressées il y a bien des lunes, et aucun autre endroit n'est aussi idéal que notre Arbre-Mère ! chucheta Acropodéti aux yeux multicolores.
— Acropodéti a raison, ô Médenagan, dit Gnotiséauton au verbe gracieux. Le déclin que tu entrevois n'est qu'une conséquence de tes peurs profondes. Ta vision t'égare ; l'Arbre-Mère se dresse dans notre canopée verdoyante depuis bien des générations, et d'après les devineresses, il sera encore là dans des milliers et des milliers de lunes !

Mais Médènagan n'était point fortifié par ces paroles, qui l'accablaient d'amer chagrin. Il savait dès lors qu'il lui serait impossible de donner raison à ses frères de nichée. Et tandis qu'il les écoutait parler, la colère commençait à poindre en lui, car il ne tolérait pas les injures faites à ses ancêtres les sentinelles. Or il se contint, et il écouta plutôt, car ce qu'il entendait n'était pas la voix de ses camarades mais celle de leur médiocrité. Il sentait en effet résonner dans le fond de leurs voix des sortes de glouglous apitoyés et apeurés, des sons méconnaissables et méprisables qui lui inspirèrent un soudain dégoût. Et dardant ses yeux clairs en direction de ses amis, il leur tint ces paroles résolues :

— Ô compagnons, vous écoutez mais ne comprenez point mes paroles. C'est donc qu'il me faut partir seul, puisque vous me prouvez par vos mots que nous n'appartenons plus aux mêmes hauteurs. À toi Gnotiséauton à la science égarée, à toi Métronariston au jabot bien tendu, à toi Acropodéti timide et efféminé et à toi Oïdoukédos le plus jeune et le plus ignorant, je remets le destin de votre Arbre-Mère, car je ne m'en sens plus l'enfant. Tout cela m'est désormais étranger.

Et parlant ainsi, il ouvrit grand ses ailes pour se préparer au départ. Mais Gnotiséauton, le visage empli de courroux, lui fit maladroitement obstacle. Et il l'accabla d'un langage plein de colère :

— Misérable Médènagan, vantard prétentieux ! Voilà que désormais notre présence t'incommode, nous tes amis d'enfance et tes frères de nichée ! Tu n'as que ta prétendue vigueur et ta gouaille, et à ce titre, tu n'es qu'un barbare issu du passé révolu ! Tu veux partir dans la forêt indomptée et te mêler aux bêtes sauvages, mais je t'en empêcherai. J'irai voir notre matriarche, la grande Copidonarkégos, celle qui sous son plumage chaud nous couva tous, et je lui dirai tout le mal qui te possède. Et elle te retiendra, crois-moi sur parole !

Ainsi menaça Gnotiséauton, méconnaissable. Et le fiel lui dégoulinait du bec. Et mu par son initiative belliqueuse, Métronariston au visage dodu et Acropodéti aux yeux fardés et multicolores tinrent au jeune Étourvol le même langage outrancier. Ils vomissaient les injures gardées depuis longtemps en eux, et ils maudissaient sa résolution de tous les mots les plus odieux. Et Médènagan aux yeux clairs était dépassé par tant d'ignominies. Mais il conserva son calme, implorant les dieux et ses aïeux de l'aider à supporter tout cela en son cher cœur, et sur sa face se dessina un franc sourire. Et les divinités répondant à sa prière l'enveloppèrent d'un calme rieur. Il se gaussait dorénavant de ces piques inutiles. Et le voyant rire, le candide Oïdoukédos interrogea ses amis en ces mots :

— Ô compagnons, allez-vous vous excuser de toutes ces injures envers Médènagan ? Car pour être honnête envers vous, ô frères de nichée, ses mots m'ont convaincu, et je le rejoindrai dans son exil !

Ainsi parla le Roucoups juvénile, et l'innocence baignait son visage. Or, ses camarades irrités se jetèrent devant lui et le menacèrent à son tour.

— Oïdoukédos, imbécile ! cacarda Métronariston. N'as-tu point compris qu'entreprendre ce stupide voyage revient à aller de son plein gré à la noire mort ?
— Retire immédiatement tes paroles, ô Oïdoukédos ! criailla Gnotiséauton dont l'ire déformait les traits. Ne te laisse point convaincre par ce discours déraisonnable ! Nous sommes des oiseaux, et non point des barbares sanguinaires !
— Ah, coquin, idiot, faible d'esprit ! piaula Acropodéti à qui la colère donnait de l'ardeur. Ne t'avise pas de le rejoindre, sans quoi je devrai te châtier moi-même !

Et Oïdoukédos était éploré. Et il tint ces paroles terrorisées :

— Assez amis, assez ! Médènagan volant en piqué vers nous me fit moins peur que vous-mêmes à l'instant !

Sur ces querelles qui avaient arrêté tous les passants arriva un groupe d'oiseaux immenses et potelés. C'étaient les favorites des jeunes oiseaux qui, ne les trouvant pas au cœur de l'arbre immense que l'on nommait « l'Arbre-Mère », vinrent les trouver en cet endroit. Et les plumes gonflées par la colère, elles cancanèrent ces mots de menaces :

— Cessez de faire du bruit, bande de garçonnets ! Tout notre Arbre-Mère vous entend, et vous nous couvrez de honte en agissant de la sorte ! Ayez au moins la présence d'esprit de vous battre pour nous distraire, à moins que vous ne vouliez pas nous rejoindre plus tard dans nos couches ?

Et aussitôt, les jeunes oiseaux se calmèrent, et les paroles doucereuses à leurs dulcinées respectives pleuvaient de leurs becs. Et les ayant rejointes, dociles et matés, ils partirent sans plus causer de tapage ni un regard à leur ami. Tous à l'exception de Médènagan, qui resta immobile en haut de sa branche. La Rapasdepic Mémohaptou l'avisa.

— Et bien, Médènagan, grinça-t-elle, tu ne veux pas passer ton temps avec ta favorite Antropozéto ? Ces querelles entre garçons t'auraient-elles coupé toute vigueur ?

Et elle rit de son invective, et les autres femelles rirent également. Mais le jeune Étourvol, impassible, descendit de sa branche et toisa ces dernières, qui le dépassaient pourtant de la taille. Et il leur tint ces paroles assurées.

— Partez, ô favorites, et laissez moi seul avec Antropozéto au beau plumage, car je dois l'entretenir d'une chose cruciale. Allez, disparaissez avec vos mâles !

Ainsi parla Médènagan aux yeux clairs, et sa voix éclata comme le tonnerre. Mais les jeunes femelles ne se laissèrent pas faire, et elles piaillèrent à l'unisson contre le jeune Étourvol, irritées qu'on ne leur obéît pas. Alors Médènagan tonna plus fort encore, et parlant avec autorité, il réussit à mettre en échec les femelles qui s'en retournèrent vers leurs mâles. S'avança l'Altaria Antropozéto, la plus grande et la plus belle de toutes, et qui dominait Médènagan de la taille, et elle glapit ainsi en agitant son fin duvet blanc :

— Par la matriarche, Médènagan ! Que t'a-t-il de pris de vociférer devant mes amies de la sorte ? Veux-tu que je te prive de ma présence pour te punir de tes actes ? Parle donc !

Et Médènagan à la face inaltérable répondit :

— Ô Antropozéto, toi qui te vantes d'être la plus belle parmi les oiseaux de la colonie, je dois te faire part d'une chose importante. Voici : dès que le soleil tombera de l'autre côté de la forêt, et que la colonie se rassemblant pour les veillées nocturnes allumera les torches et servira le vin doux qui fermente dans les barriques nombreuses, je quitterai à jamais l'Arbre-Mère qui m'a vu éclore et grandir. Je ne puis demeurer à tes côtés plus longtemps, car malgré l'affection que nous nous sommes portés des soirs durant, tu n'es pas la compagne que je recherche.

Antropozéto au beau plumage parut ne pas comprendre ce que le jeune Étourvol avait à lui dire, de sorte qu'elle continua de l'invectiver comme s'il n'avait rien prononcé.

— Qu'importe ! Peux-tu m'expliquer pourquoi depuis des lunes, quand le soleil pointe au firmament et que je me lève de ma couche, je ne t'y trouve plus à mes côtés ? Et pourquoi ces absences prolongées qui durent parfois plusieurs jours ? Et pourquoi, pareil à un Étourmi ayant débuté sa métamorphose, tes ailes s'affermissent et ton corps grandit toujours plus ? J'ai remarqué toutes ces choses, ô Médènagan, et je te les reproche aujourd'hui !

Mais Médènagan ne répondit rien, et sautant de sa branche, il se dirigea silencieusement vers le sommet de l'arbre immense que l'on nommait « l'Arbre-Mère ». Et Antropozéto, voyant son mâle partir, eut la voix qui se déroba.

— Attends, ô Médènagan ? Veux-tu aller manger seul avec moi à la Becquée ?

Et une fois encore, le jeune Étourvol aux yeux clairs se détourna d'elle. Mais il finit tout de même par lui répondre.

— Je n'ai pas faim, ô Antropozéto, plus belle des jeunes femelles. J'ai déjà mangé les graines fraîches et mentholées du gui qui, pareil au serpent qui s'enroule autour de sa proie pour l'étouffer, de même enveloppe les hautes branches de l'Arbre-Mère et en dérobent le suc vital. Mais écoute plutôt ce que j'ai à te dire : la colonie décline inexorablement, elle déborde de monde et s'affaisse dans un confort béat. Ce matin, j'ai éprouvé devant elle un suprême dégoût qui me pousse au départ. J'ai attendu durant trop de lunes cette répugnance pour que quoi que ce soit m'y retienne encore. Je voudrais te présenter des excuses, mais les ancêtres les sentinelles m'en dissuadent, et me portent déjà vers le sommet de l'Arbre-Mère d'où je prendrai mon envol. Ne gâche pas cet instant par ton insistance et laisse-moi plutôt, car il me faudra être seul à partir de maintenant.

Ainsi parla Médènagan, calme et inflexible, et sa parole troubla totalement sa compagne, qui insista à la manière d'un caprice.

— Tout cela a assez duré, Médènagan ! Viens avec moi à présent !

Et elle sautilla vers lui pour le tirer par l'aile, mais le jeune Étourvol n'oscillait point, tant ses serres puissantes le maintenaient chevillé à l'épaisse branche. Résolue, elle s'employa alors à charmer son mâle, et elle dansait et virevoltait autour de lui. Or Médènagan ne lui adressait pas un regard, pas une attention, et il domptait habilement ses pulsions. Enfin, complètement désemparée, Antropozéto au beau plumage se posa prestement devant son compagnon récalcitrant et, relevant sa queue, elle s'offrit à lui à la vue de tous les passants. Et Médènagan ressentit alors un violent dégoût, et une vision s'empara de ses sens, transformant cette chair qui l'attirait tant en l'image horrifiante d'une femelle qui s'offre à tous, en un bouquet de charmes hideux et repoussant. Et répugné, il écarta de devant lui Antropozéto et vola vers une branche plus haute. Et se retournant vers elle, il parla ainsi :

— Assez, ô Antropozéto, femelle légère et entraîneuse ! Je refuse d'être abusé de la sorte, et je désire une femelle et non une sottise des sens !

Et sur ces mots, Médènagan aux yeux clairs prit son envol à travers l'Arbre-Mère, et il laissa Antropozéto qui l'appelait et l'implorait en versant des larmes. Mais bien vite, il se sentit épuisé. Ses ailes s'ankylosaient et ses muscles palpitants ne lui répondaient plus. Il se posa en catastrophe sur une des branches nombreuses, et en observant le tronc lointain de l'Arbre-Mère, son cœur s'emplit d'amertume, car il réalisait qu'il était seul à présent, et qu'il avait répudié amis et compagne. Et en proie au chagrin, épuisé par sa lutte avec ceux qu'il aimait, il se laissa porter par le tracé des branches à travers l'arbre immense que l'on nommait « l'Arbre-Mère » en sautillant comme les autres oiseaux.

Il passa alors le long des grandes branches où les oiseaux affluaient, longeait les hauts moulins à vent qui actionnaient le système de pompage de l'eau potable. Et ce faisant, il pensait en observant la volée qui s'affairait en tout sens. Il regardait leur travail : les uns assis sur des rondins de bois et travaillant l'argile de leurs serres et du bout de leurs ailes, et d'autres qui remontaient la même argile du bas de l'arbre immense nommé « l'Arbre-Mère » dans de larges paniers d'osier tenus dans le bec, et d'autres qui travaillaient l'osier flexible et l'enchevêtraient pour en faire des objets de toute sorte. Plus loin, d'autres encore pressaient les baies juteuses dans une grande barrique et laissaient s'écouler à travers un opercule le jus précieux qui vieillira et deviendra vin. Et Médènagan aux yeux clairs éprouvait une sorte de tendresse pour ce travail admirable qu'il avait appris et accompli fut un temps.

Plus loin, il arriva devant la Couveuse : une immense section creusée à même le bois de l'immense arbre que l'on nommait « l'Arbre-Mère », et dans lequel des nourrices grasses élevaient les jeunes oisillons nouvellement éclos et tous réunis ensemble une fois la couvaison de la matriarche terminée. Et çà et là, quelques jeunes parents rendaient visite à leur progéniture, et Médènagan se demanda en les voyant combien de temps encore cette société pourrait-elle vivre, et quand donc l'arbre immense que l'on appelait « l'Arbre-Mère » finira-t-il par pourrir, entraînant tous ces oiseaux dans sa chute. Il s'étonnait surtout d'être de ce troupeau bienheureux, et comment celui-ci pourrait bien survivre, ou si, rapetissant tout comme ils le faisaient, ils ne finiraient pas par tout bonnement disparaître.

Ainsi la feuille morte virevolte dans le vent sans but, ainsi Médènagan vagabondait dans l'arbre immense que l'on nommait « l'Arbre-Mère ». Il errait sans itinéraire véritable, passait et repassait par certains endroits, totalement happé par ses pensées nombreuses et multicolores, oubliant jusqu'à l'heure de son départ qui approchait pourtant.

Hors il advint qu'en chemin, il rejoignit sans s'en rendre compte celui de la Becquée, une autre section excavée dans le bois meuble de l'arbre immense que l'on appelait « l'Arbre-Mère » où les oiseaux prenaient ensemble le repas. Et parvenu devant l'entrée immense, il assista à un spectacle qui l'horrifia.

Les oiseaux, tous en ligne, tétaient une mixture de baies et de graines à d'immenses poches de caoutchouc souple extrait du tronc de l'arbre immense que l'on nommait « l'Arbre-Mère », pareils à des oisillons nourris à la becquée par leur mère. Et voyant les volatiles gras pendus à ces gigantesques mamelles comme les petits des animaux de la terre ferme, Médènagan poussa un cri d'horreur et prit prestement la fuite.

Tout en s'envolant vers le sommet de l'arbre immense que l'on appelait « l'Arbre-Mère », le jeune Étourvol méditait des songes virulents. Il pensait et repensait à ces oiseaux misérables, pathétiques et rapetissés, et se dit rageusement en son cœur qu'ils auraient bien besoin d'un nouveau chef. D'un patriarche des temps anciens, détenant la vie de ses sujets au bout de son bec, et jouant d'elle d'un simple oscillement de la voix. Apeurée par la dureté, la peau trop tendre et flasque, il suffirait que la souffrance soit appliquée à la colonie comme des coups de verge pour les y familiariser à nouveau ; comme les jeunes que l'on jetait jadis dans le vide pour leur apprendre à s'envoler. Et peut être faudrait il, en désespoir de cause, brûler l'Arbre Mère tout entier, le laisser se disséminer en cendres nombreuses pour forcer le destin à reboucler sur lui-même et forcer un nouveau départ.

Et Médènagan écumait dans sa rage et ses envies despotiques. Et il voulut punir la volée toute entière à la force de ses serres et de son bec, tant sa furie était grande et couvée depuis longtemps. Or, il advint qu'un vent septentrional le parcourut tout entier, et refroidit son corps échauffé par la colère. Et il saisit alors à nouveau, comme une leçon qui eût besoin de l'expérience pour être assimilée, que tout ceci était inutile et un égarement des affects. Que s'élever en regardant vers le bas était sottise. Et enfin détaché de tout, la peine moins lourde, il gagna les cimes abandonnées de l'arbre immense que l'on appelait « l'Arbre-Mère », où l'attendaient les ruines des casernes où jadis, des générations de sentinelles étaient placées à s'endurcir sous les rafales glacées du vent d'altitude.

Une fois posé, il inspira un air nouveau, d'une pureté et d'une fraîcheur encore supérieures à celles de sa vigie lointaine, car l'air était pur au point de lui brûler la poitrine et d'obscurcir sa vision. Et Médènagan expira et inspira à nouveau, et après un dernier regard au-dessous de lui, il se sentit alors prêt. Mais il remarqua à ce moment là une curieuse cohorte grimper, chargée d'un tel poids qu'elle ballottait les hautes branches. C'était la Matriarche et sa suite qui le rejoignaient.

— ∙ ☼ ∙ —

Le cortège arriva au sommet de l'arbre immense que l'on nommait « l'Arbre-Mère ». C'était un ensemble disparate, fardé et décoré. La matriarche Copidonarkégos, qui était une Vaututrice gigantesque et immobile, trônait au sommet d'un nid de bois et de duvet richement paré de pierres et de plumes multicolores, porté par une dizaine de Dodrio muets, serviles et attelés, aux pattes immenses et puissantes et aux ailes coupées. À sa gauche suivaient les amuseurs, pantomimes et cracheurs de feu de toute sorte, tous marqués à la tête d'un sceau à l'encre indélébile que l'on tirait de la sève brûlée. À droite se tenaient les astrologues, devineresses et guérisseuses, car toutes étaient uniquement des femelles et gardaient autour de leur corps, accrochés à des ficelles, les instruments de leur art. Derrière étaient les favoris de la matriarche, mutiques et suaves, certains efféminés quand d'autres exhalaient la puissance et la vigueur. Devant étaient postés deux Gueriaigle colossaux, aux ailes courtes et aux serres étincelantes. Et voyant cet ensemble et l'œil de la matriarche d'essence divine braqué sur lui, le jeune Étourvol eut le réflexe d'une révérence, mais il arrêta son geste à temps, et ne se prosterna pas devant la maîtresse des oiseaux.

— Médènagan, zinzinula une voix puissante et chaleureuse qui s'échappait du bec de la matriarche, tu as tellement grandi depuis l'époque reculée où j'ai couvé ton œuf. Voilà bien des lunes, tu es parti loin de tes camarades et de ton amante, et tu t'installas au sein d'une antique guérite de guerrier. Et de là, tu t'entrainais à suivre les traces de tes ancêtres, car tu descends en droite ligne des commandants des sentinelles, et il est normal que cette ascendance, un jour, veuille guider tes pas. Tu as appris l'art difficile d'user tes ailes, et celui de fondre en piqué sur tes proies. Tu es devenu presque identique aux antiques défenseurs de notre belle cité, tant dans la maîtrise des talents que dans l'aspect. Je sais tout cela, car mes messagères m'ont transmis chacune des étapes de ta vie, comme celle de chacun de mes tendres sujets. Gnotiséauton ton ami m'a prévenu du mal qui t'accablait. Tu veux donc quitter la colonie ? J'aimerais entendre les raisons qui te poussent à faire ce choix.

Et la matriarche l'observait sans cligner de l'œil, sévère et rassurante comme une mère. Et Médènagan aux yeux clairs était intimidé devant elle. Après une longue hésitation, fébrile, il s'avança un peu et tonna de sa voix afin de se faire entendre.

— Je veux découvrir le goût du sang, trouver ma vraie nature !

Ainsi dit-il en peu de mots. Et à côté de la matriarche, les vieilles devineresses s'agitaient et murmuraient, car elles voyaient dans leurs pierres translucides un mauvais présage. Mais le vent ramenait leurs paroles auprès de Médènagan, et celles-ci disaient :

— L'instinct sanguinaire. C'est lui. L'instinct sanguinaire.

Mais la matriarche leur fit un signe entendu, et elles se tinrent fébriles. Et leurs murmures étaient semblables à des ragots de vieilles. Tout comme avec les favorites, Médènagan leur somma de se taire, et les vieilles devineresses, tout en gesticulant difficilement, crachèrent leur venin et maudirent le jeune oiseau. La Grande Couveuse fit un geste net qui fit taire tout le monde, et les liseuses de présage et les favoris qui froufroutaient lascivement.

— Ô Médènagan, pépia doucement la Reine-Mère, toi que j'ai gardé contre ma chair et que j'ai toujours aimé, je sais tout de toi. Je sais que tu fus le premier à naître quand a point le jour radieux de ta naissance. Qu'en t'extirpant de ta coquille, tu as poussé un cri victorieux que les devineresses ont de suite interprété comme un signe de caractère. Et les astres la nuit avant ta naissance disaient qu'un oiseau téméraire viendrait à naître. Je sais ce qui te ronge, ô mon fils, car la couvade lie les âmes des oisillons non encore nés à la mienne. Tu es tiraillé par des voix d'outre-tombe, et qui te conduisent loin des tiens. Or voici ce que j'ai à te révéler : les voix que tu entends sont coutumières chez ceux de ton extraction. C'est ce que l'on appelle « la voix du sang ». C'est un mal dont souffrent les jeunes oiseaux, et qui les appelle au dehors, mais ce n'est en réalité qu'un songe obsédant et mauvais. Bien des mâles en sont morts, hélas, et je pleure chaque jour leur tragique disparition. Je veux ton bien, ô Médènagan, fruit de mon amour. Mes guérisseuses sauront extraire de toi ce fléau suicidaire. Viens à moi, et je t'aiderai, et nous vivrons heureux dans notre Arbre-Mère.

Ainsi parla la grande Copidonarkégos, et son affection baignait Médènagan. Ce dernier voulut bondir hors du silence, hors au-delà du discours de la Reine-Mère, l'amour maternel était trop fort. Déçu et irrité, il fulmina au fond de lui-même, car il lui sembla que les voix de ses ancêtres, qu'il n'entendait que faiblement du haut de l'arbre immense que l'on appelait « l'Arbre-Mère », ne le mèneraient qu'à sa perte.

Or, tandis qu'il s'avançait lentement vers la cohorte des guérisseuses et des devineresses qui roulaient des yeux hallucinés, un présage lui parvint. Plus loin, de la caserne en ruine battue par les vents, un Étourvol sortit. Mais ce n'était pas un Étourvol ordinaire : ce dernier était grand, bâti comme un dieu de la guerre, et portait sur la tête une houppe rouge qui ressemblait à celle naissante de Médènagan. Et cet oiseau colossal le regarda avant de s'envoler, et ce regard le traversa. La dernière réalisation du jeune oiseau venait de s'accomplir, et elle portait ce nom : « rapace ». Il y vit comme un reflet, et ce reflet lui avait dicté toute la perte et les sacrifices qui étaient nécessaires à cette vie. Le dégoût de l'Arbre-Mère n'était qu'une des étapes, et la suivante consistait à se défaire de tout amour, de toute sympathie pour pouvoir partir seul. Il ne fallait point garder en soi un souvenir ému, ni porter derrière soi le fardeau de l'adieu.
Pour voler au firmament, il fallait être le plus léger possible.

Alors Médènagan s'arrêta. Et téméraire, il tint à la Grande Couveuse ces paroles ailées :

— Reine-Mère, toi qui m'a couvé, je ne puis me conformer à ce que tu veux de moi. Car les voix qui me guident et qui ont guidé mes ancêtres et mes semblables ont raison. Ma transformation n'affecte pas seulement mon âme : elle affecte également mon corps. Je ne puis demeurer Étourvol plus longuement. Et qu'importe si cette vie me mène au trépas : je compte la vivre pleinement, et non environné de douceurs. Reine-Mère, je t'ai écouté durant tout ce temps, mais cette fois-ci, j'écouterai mes Pères.

Ainsi parla Médènagan, et Copidonarkégos lui répondit par ces mots outrés :

— Ô Médènagan, tu oses parler de tes prétendus pères ? Mais tes pères en vérité n'ont jamais œuvré que pour le déclin de cette colonie. Ce ne sont point eux qui mettent les petits au monde, ni même eux qui couvent les œufs des oisillons. Ils n'ont qu'un rôle minime et ils le font savoir par la brutalité de leurs instincts. Ils sont tyranniques, égoïstes et belliqueux, et menacent par leur soif de violence l'équilibre de la colonie. C'est à moi, Reine-Mère, ainsi qu'aux autres mères de protéger la volée de ce mal insidieux qui couve chez chaque mâle, de les éduquer à réfréner cet instinct et à vivre en harmonie. Sans cette éducation, le mâle dominateur ressurgit, et il mène la colonie à la guerre qui dépeuple les rangs des jeunes oiseaux et éplore les parents.
— Tu te trompes, Reine-Mère, lui rétorqua Médènagan, la guerre est part entière de la vie. Hors de l'Arbre-Mère, tout n'est qu'une question de domination, de prédation et d'astuce. Les conflits étaient part intégrantes de notre mode de vie, de notre identité : si les glorieuses sentinelles n'avaient pas donné leur vie pour défendre notre arbre, celui-ci nous aurait été ravi, pillé, voire détruit. Elle modèle les oiseaux et forme la vigueur et la force, qui sont affirmateurs de vie, et leur empêche également de ne pas enfler de ressentiment et de suffisance aussi bien que de gras.

Aussitôt, la suite royale bruissa et murmura, car le dernier trait de Médènagan aux yeux clairs était des plus virulents. Et la matriarche, progressivement emportée par la colère, nia fermement les affirmations du jeune Étourvol.

— Non, non, non, Médènagan ! Les mâles ont un désir latent de dominer et d'asservir, de châtier, de se repaître de la souffrance comme de la chair ! En réalité, cet instinct est celui de l'autodestruction, d'emporter tout avec eux ! Et il est de mon devoir de veiller au bien-être de mes petits !

Et la Grande Couveuse s'emportait, et son nid immense remuait sous l'effet de sa fébrilité. Et Médènagan, avec tout le déchirement mais aussi la sérénité qu'il ressentit, lui prodigua ces mots iconoclastes :

— Reine-Mère, je ne suis plus ton petit.

Écumante, la Matriarche eut le réflexe d'hurler, mais vomit abondamment son dernier festin. Elle sembla monstrueuse, bête hérissée et mouvante tandis qu'elle entraînait dans sa suite ses porteurs, devant forcer d'un côté puis de l'autre afin qu'elle ne chute pas. Ses favoris se mirent à pleurer et s'égosiller comme des oisillons apeurés, ses astrologues désemparés implorèrent les cieux de faire cesser cette colère. Tout trembla. L'arbre immense que l'on appelait « l'Arbre-Mère » paraissait se déraciner. Sentant comme un pieu lui percer la poitrine, Medènagan éprouva la noire douleur de la perte, mais aussitôt les voix de ses ancêtres les sentinelles résonnèrent dans son âme et l'incitèrent au départ. Des voix rauques, autoritaires et terribles, mais qui tendaient malgré lui ses ailes et l'emplissaient d'une extase douce-amère. Et prêt à s'élancer, sans autre pensée que ses promesses faites à ses pères lointains, il s'avança jusqu'au bord de la branche la plus haute de l'arbre titanesque.

C'est alors que les deux Gueriaigle colossaux, immobiles et flegmatiques jusqu'alors, se lancèrent à sa poursuite et l'attrapèrent, rapides comme les nuées. Aussitôt, ils le plaquèrent contre la branche, et Médènagan ne fit pas le poids contre leurs serres puissantes qui le broyaient et manquèrent de lui crever les yeux. L'un d'entre eux fit pression sur son aile gauche qui manqua de se briser. On l'attacha alors de part en part à une attelle grâce à des lianes solides. Et les favoris et les distrayeurs ricanaient et dansaient autour de lui, et les devineresses qui ricanaient comme des démones lui jetaient des malédictions. Mais alors qu'on l'emmenait, Médènagan luttait de toutes ses forces, et de son bec et de ses serres parvint à déchirer les entraves nombreuses. Immédiatement, l'un des Gueriaigle à la serre tranchante voulut le bâillonner, et le jeune Étourvol glatit de toutes ses forces.

De sa poitrine s'échappa alors un cri strident, puissant et sorti d'un autre âge : c'était l'authentique et terrifiant cri des rapaces, celui qui jadis pouvaient tétaniser de peur les proies timides comme les envahisseurs belliqueux. Et la cohorte entière fut terrassée par ce hurlement qui leur ôta presque l'ouïe. Et libéré, Médènagan se jeta du haut de l'Arbre-Mère et prit son envol. Il se débattit d'abord dans l'air froid des hauteurs, et il chuta longuement. Mais par la suite, le mouvement de ses ailes devint harmonieux, son corps humait le vent glacial et s'en fortifiait, et il le porta au-dessus du troupeau défilant et silencieux des nuages.

Haut dans les airs, il observa l'arbre immense que l'on nommait « l'Arbre Mère » devenu si petit, se dissoudre et disparaitre dans la masse cotonneuse. Et il vit le soleil au crépuscule qui rosissait, et qui de l'altitude où il se trouvait lui semblait si proche. Et la sensation enivrante de la liberté l'envahissait et irradiait son cœur. Et il bénissait ses ancêtres qui demeuraient en son âme.

La lune s'était levée dans le ciel pourpre quand Médènagan se posa sur un arbre calciné, au tronc frappé par la foudre et qui bordait une prairie aux herbes drues. De là, il regarda la canopée touffue devenue si lointaine, et l'amer chagrin s'était retiré de son cœur, de sorte qu'il n'éprouvait plus que le sentiment d'avoir accompli sa dure quête d'exil volontaire. Il ne pensait plus à présent qu'à sa vie future, aux épreuves que lui soumettrait le destin comme aux joies à venir, et aux moyens qui le mèneraient vers le suprême bonheur de la complétude.

Il se retourna soudain, et il remarqua qu'au sol, deux femelles Braisillon le dévisageaient timidement, gracieuses et belles sous le lin qui dansait. Et Médènagan aux yeux clairs songea en les voyant à la colonie que bientôt il s'attellerait à fonder.