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Jusqu'à ce que les vagues cessent de nous bercer de Ramius



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» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 06/12/2022 à 12:23
» Dernière mise à jour le 18/01/2023 à 19:38

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Aventure   Conte

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Chapitre 17 : Le seul chemin
Anomalie. Un artefact dans le lointain, tordant la perception de la réalité et du futur.

Margar alla voir ce qu’il se passait à la fenêtre. Rien dans la rue. Pas très étonnant. Le souvenir que l’exagide avait agité dans sa mémoire était indistinct, un peu confus, en tout cas pas imminent. Ce n’était pas une menace urgente ; l’épée tentait de lui parler de quelque chose de plus lointain.

Elle se retourna, regardant dormir Onis et sa carchacrok. La pauvre bête avait le bras droit couvert de cataplasmes, mais c’était l’état du Renégat qui inquiétait la scientiste. Il avait couru toute la nuit avec quatre-vingts krammes de dragonne sur le dos, et avait les traits aussi tirés que sa comparse quand il s’était finalement endormi tout à l’heure. Il avait bien tenté de réclamer le premier tour de garde, mais Margar était un peu plus en forme, et de toute façon même après près d’un mois passé ensemble il était hors de question qu’elle dorme en tas avec la carchacrok. Que la dragonne se fasse réchauffer par son maître. Elle-même, elle préférait nettement monter la garde.

L’idée de les abandonner pour aller voir ce qui se passait ne la tentait guère. Onis saurait très certainement comprendre ce qu’il se passait à l’aide de son propre exagide… D’un autre côté, Margar était curieuse. La fatigue brutale qui l’avait frappée une ou deux heures plus tôt s’était éloignée avec l’aube, laissant la place à un second souffle fragile mais bienvenu.

Et puis dans le pire des cas, l’épée du Renégat le réveillerait. La scientiste avait l’impression de ressentir sa présence à chaque fois qu’elle fermait les yeux, une brûlure distante et qui semblait tout juste à portée de main si seulement elle pouvait se concentrer un petit peu plus loin. L’épée était restée sur ses gardes depuis le combat nocturne : on ne la prendrait pas en embuscade deux fois.

Alors c’était décidé. Sans un bruit, Margar sortit de la pièce et descendit à petites foulées dans la rue. Là, le contact discret de son propre exagide sur son esprit se fit plus insistant, et sans savoir comment cette direction lui était venue, elle se dirigea vers l’Arbre à contes pâle et seul.

Elle n’était pas assez sotte pour entrer dans la zone désolée que les Guerriers avaient forée au cœur de la Cité d’Antan ; à la place, elle s’arrêta au niveau de l’un des derniers bâtiments en bon état, et grimpa quatre à quatre son escalier pour aller se poster à une fenêtre du troisième étage. Elle ne trouverait pas de meilleure vue que là, pas sans prendre plus de risques qu’elle ne le voulait bien.

Ce n’était pas comme si elle aurait eu besoin de mieux voir. Le serpent de mer était là, un peu à l’écart du campement de la poignée de Guerriers : une silhouette imposante aux segments bleus et crème. De jour, Margar réalisa mieux combien le monstre était terrible. Hier soir ce n’avait été qu’une ombre : ce matin, il écrasait de sa masse les moucherons qui voletaient autour de lui. Comment le soldat côtier avait-il pu amener cette chose si profondément dans le désert sans se faire repérer et éliminer par les patrouilles de l’Ordre ?

Puis la scientiste comprit que ce n’était pas un carchacrok couvert de sable qui s’acharnait sur la tête du titan. C’était un Guerrier, aux robes beiges volant dans le vent à chaque bond et à chaque apparition dans le vide. Et les deux autres, au sol, n’étaient pas non plus des dragons, mais bien deux humains se battant côte à côte, et elle distingua la peau couleur sable du soldat.

L’autre devait être la métisse qui était venue les saluer aimablement le soir de leur arrivée. Margar ne pouvait pas s’empêcher de n’avoir aucune confiance en cette femme — elle avait un regard bien trop précis et méticuleux.

Le combat s’arrêta un instant, soudain, l’ombre imposante du serpent se mettant en retrait. Le Guerrier resta au sol, et Margar vit le soleil se refléter sur la hache du soldat quand il s’avança et la leva.

Le côtier était assez sûr de lui pour défier un Guerrier en combat singulier. Et pas n’importe lequel — il n’y avait qu’une chance sur quatre, mais à voir ces mouvements d’épée amples et menaçants, Margar aurait parié avoir affaire à Aixed elle-même. Il y avait quelque chose de vraiment louche là-dessous, et elle ne regrettait pas d’être venue. Onis voudrait savoir ça au plus tôt.

En fait, elle aurait mieux fait de repartir tout de suite. Mais elle ne put pas s’empêcher de scruter du regard le combat acharné, incertaine de qui elle préférait voir gagner. Aixed, qui les traquerait ensuite sans relâche jusqu’au bord du désert ? Ou bien le soldat, qui pouvait tout à fait se révéler pire et commandait visiblement à un monstre de la taille d’un steelix ?

L’homme allongea un coup de poing dans la tête de la Guerrière, et elle ne se releva pas. Eh bien cela réglait la question. Il était hors de question de s’attarder plus longtemps.

***
Il considéra l’idée.

Elle les avait traqués, jusqu’au bout de sa propre route, jusqu’où elle ne pouvait pas venir sans se compromettre elle-même. Elle les aurait probablement tués, et même maintenant, si jamais elle parvenait à s’échapper, elle reprendrait certainement sa chasse et trouverait un moyen de les détruire même sans la puissance de l’Ordre derrière elle.

Il aurait dû la laisser mourir. C’était la seule chose sensée à faire, et pourtant il ne pouvait pas écarter le souvenir de l’avoir eue à sa merci, deux fois, et deux fois de l’avoir laissée vivre. Il ne l’aurait pas tuée. Pas lui-même. Il avait juste voulu abandonner la partie, lui donner une forme de victoire en s’ensablant là d’où il ne pourrait jamais ressortir. Il avait juste voulu la quitter et quitter ce monde, en paix. Jamais la tuer.

« Non, ordonna Margar d’un ton tranchant. Il est hors de question que tu lui sauves la mise.

— Tu lis dans les pensées, maintenant ? »

La scientiste roula les yeux au ciel, et adopta une posture plus agressive, inclinée sur ses appuis comme si elle s’apprêtait à lui sauter à la gorge.

« Onis, je ne plaisante pas. Elle nous tuera et tu le sais très bien. Tu aurais dû faire exactement ça, et tu n’en as pas été capable ; très bien. C’est pas moi qui vais te le reprocher. Mais par pitié, par tous les dieux, ne va pas te mettre en tête de la sortir de peu importe quel bazar où elle s’est fourrée. La première chose qu’elle fera quand elle sera libre sera d’essayer de nous descendre, et je ne suis absolument pas d’accord.

— Je n’ai plus la prétention de savoir ce qu’elle a dans la tête, s’amusa le Renégat. Je ne jurerais pas de ce qu’elle tentera de faire.

— Mais bien sûr. Toi, tu trouverais ça romantique, de te faire saigner. »

Il éclata d’un rire sincère, léger. Il était presque surpris que Margar ait passé aussi longtemps avant de faire cette blague facile.

Un rictus peiné lui restait quand il s’apaisa, à l’idée que la scientiste ne comprendrait jamais. Qu’elle ne saurait jamais ce que cela signifiait d’être siblings dans l’Ordre, liés par le sang aussi sûrement qu’une mère à ses enfants.

Non, il n’y avait rien de romantique entre Aixed et lui. Il n’y avait qu’une vieille loyauté, et il l’avait trahie.

« Je te souhaite de trouver l’amour un jour, dit-il doucement. Ce n’est pas grand-chose à côté de ce que l’Ordre nous a donné, mais c’est mieux que rien. »

La gifle le prit complètement au dépourvu. Margar le foudroyait du regard, les dents serrées, et Onis ravala l’exclamation de surprise qui lui était venue.

« Autre chose que je devrais savoir ? grinça-t-elle.

— Je ne… »

Il déglutit. Des excuses auraient été appropriées. Il ne voyait pas comment les formuler sans l’insulter encore plus.

Margar laissa planer un instant de silence, menaçante. Le Renégat eut l’impression d’être devant une ennemie capable de l’écraser, alors qu’il savait très bien qu’elle n’avait rien ou presque pour le blesser durablement. Rien que ses mots, et ils ne feraient jamais assez mal pour éteindre une vie.

Ou du moins il aurait aimé en être certain.

« Je ne compte pas mourir aujourd’hui, cingla la scientiste. Ni demain, et pas avant un bout de temps. Et au cas où tu aurais oublié, on a toujours l’Ordre aux trousses. Alors tu arrêtes de jouer au plus malin et on y réfléchit à deux. »

Onis tint sa langue.

L’Ordre, au moins, était resté le même. C’était toujours le vieil Ordre immuable et compréhensible, et il pouvait avoir peur, il pouvait souffrir, il réagirait toujours de la façon la plus pragmatique. Un mode de pensée agréable à utiliser, même pour chercher la meilleure façon de se piéger soi-même.

Combien restait-il de survivants dans la flèche d’Aixed, huit ? Ils avaient remporté le corps du neuvième, et son épée. Son épée d’où émanait des bouffées d’angoisse et d’urgence dont le goût âcre emplissait encore le souvenir d’Onis. Quiconque avait tué ce sibling l’avait fait salement, et l’Ordre entier ne saurait pas à la savoir.

Mais Yspéri n’aurait que des rapports partiels. Les Maîtres sauraient que la flèche avait éclatée, que quelqu’un les avait traqués dans les ruines. Ils sauraient quels ordres avaient été donnés par Aixed et quels meurtres avaient été commis. Ils comprendraient sans peine ce que personne ne leur dirait : que huit Guerriers doutaient désormais de la justesse de leur vie et erraient sans savoir comment se pardonner à eux-mêmes. Ils feraient le lien avec Onis, forcément, et avec le rapport bâclé qu’il avait fait à Cara. Il y avait déjà si longtemps…

Mais les Maîtres ne sauraient sans doute jamais ce qu’il était advenu d’Aixed. Les patrouilles encerclant Dregahi étaient parties depuis un moment, quand elles avaient vu sortir le cortège funèbre, elles avaient fui pour chercher des renforts ; et quant aux Guerriers qui avaient affronté ce soldat venu de la côte, ils étaient morts. Le Renégat seul savait ce qui était arrivé aux quatre Guerriers restés le chercher. Lorsque l’Ordre arriverait à la Cité d’Antan, il ne trouverait personne. Rien qu’une poignée de cadavres, toujours pas assez pour arriver à la conclusion simple et apaisante que tous les problèmes s’étaient entretués.

Que supposeraient les Maîtres, alors ? Qu’Onis était de nouveau en fuite dans le désert ? Qu’il avait dévoyé Aixed ? Ou peut-être ne prendraient-ils pas le risque de venir. Peut-être qu’un mort, huit déserteurs et un Renégat dans la nature les inciteraient à la prudence. Les actes d’Aixed cliveraient — elle avait profané le sacré, et voulait rester fidèle à l’Ordre. Qu’il n’y ait aucun débat sur la justesse de son assaut était purement et simplement impossible.

Peut-être, en voyant l’Ordre fragilisé, les Maîtres craindraient-ils un schisme. Ce ne serait pas pris à la légère, certainement pas : ils chercheraient à amoindrir les dissensions et à unifier les troupes. Des millénaires plus tôt, la philosophie de Varkatan, le premier Renégat à se voir appelé l’Anarchiste, avait provoqué un affaiblissement durable de l’Ordre, et les Guerriers n’avaient survécu que parce qu’il n’existait alors aucun royaume côtier pour venir tirer parti de leur guerre intestine.

Mais maintenant, les côtiers étaient plus menaçants que jamais. La guerre n’avait pas frappé depuis trente ans, un peu avant la naissance d’Onis, mais les Maîtres en auraient conservé des souvenirs douloureux, et ils ne permettraient pas à la moindre faiblesse de se développer dans l’Ordre.

Non, ils ne viendraient jamais à la Cité. C’était bien trop risqué. Aixed l’avait montré : la chasse au Renégat était une très mauvaise façon de souder les gens.

Et Onis sut ce qu’il devait faire, un devoir aussi clair que le jour.

« Tu n’es pas obligée de m’accompagner. »

Margar explosa. Elle avait attendu patiemment que le Renégat remette ses pensées en place et atteigne une conclusion utile, et le voilà qui en revenait à — elle projeta un poing mal fermé dans son nez, et Onis l’écarta machinalement.

« Mais concentre-toi, merde ! »

Un autre coup, le pouce coincé entre les doigts. Onis avait presque envie de la laisser le toucher, pour qu’elle voie pourquoi il fallait replier le pouce en dernier. Une tape sur le poignet, pas assez pour faire mal, et elle lança son autre bras vers ses yeux, les doigts en crochets. Il soupira et attrapa la main tendue — une rotation du coude, et le bras de Margar se tordit à un angle qui lui révulsa tout le corps.

Elle gesticulait pour s’échapper, mais il était pratiquement impossible de se libérer d’une prise sur la paume, et ses appuis étaient trop précaires pour tirer de toute façon. Onis patienta jusqu’à ce que le torrent d’invectives ralentisse un peu, puis parla calmement.

« J’ai encore un devoir envers ma sœur, et je vais le remplir, annonça-t-il. Nous deux voulions échapper à l’Ordre. Et c’est fait, Margar. Il n’y a plus personne à nos trousses ; les Maîtres ne prendront jamais le risque d’envoyer d’autres Guerriers ici. »

Elle s’était calmée, ou peut-être seulement épuisée ; les rides entre ses sourcils froncés restaient aussi profondes que celles d’une vieillarde. Elle ne luttait plus pour asséner un coup à Onis, et c’était le principal. Il lui lâcha donc la main, qu’elle ramena vivement à elle.

« Tu es libre, reprit-il en s’efforçant de ne pas sourire. Personne ne te poursuivra, alors va retrouver Zoajri, si tu le souhaites. Je dois retrouver Aixed.

— Bah, grogna la scientiste. J’en aurais pour des années. Non, je ne suis pas assez idiote pour m’éloigner de ta foutue tête de nœud tant que ta saleté de sœur sera en vie. C’est pas comme s’il y avait quelque chose de plus intelligent à faire. »

Onis acquiesça, plus reconnaissant qu’il ne l’aurait admis. La présence sarcastique de la scientiste lui rappellerait pourquoi il avait abandonné l’Ordre, et il devait lui reconnaître qu’il serait mort sans elle. Elle l’avait poussé à ne pas baisser les bras quand le combat semblait perdu, et il en serait peut-être tenté de nouveau à l’avenir. Margar n’était pas la compagne de route qu’il aurait voulue, mais il savait qu’il aurait du mal à se passer d’elle.

« Ta dragonne pourra marcher ? demanda-t-elle au bout d’un moment.

— Il a passé le pire, répondit-il. Je vais devoir l’empêcher de courir pendant un bon mois, mais il ne mourra pas… si c’est ta question. »

Elle ricana. Eh bien, elle n’avait pas l’air de lui en vouloir pour la clef de bras.

Ils se lançaient peut-être dans une autre aventure insensée. Mais ce n’était jamais qu’un pas après l’autre. Il n’y avait rien de difficile dans un pas. Ils se retourneraient un jour, verraient tout le chemin parcouru, et ne parviendraient pas à croire avoir tout accompli. Onis en était convaincu.

Cela faisait du bien, de renouer avec la saveur de l’espoir.

***
Le Flambusard arriva le jour même, dans l’après-midi. Attaché à sa patte droite par une cordelette, un petit cylindre de bois portant l’emblème d’Avandras, et fermé par un bouchon de liège. Le Pokémon était bien entraîné : non seulement il avait retrouvé Siebtze malgré l’immensité du désert dans lequel il était censé la chercher, mais en plus il ne l’avait pas rejointe directement. Il s’était posé à distance, dissimulé par une crête, et avait appelé une seule fois, un piaillement perçant qui s’était vite éteint. Omani avait regardé dans sa direction, et puis avait repris son chemin. Discrètement, la cultiste avait envoyé Lanius récupérer l’Oiseau.

Le message d’Avandras était court et concis ; il se contentait de l’informer que rien n’avait bougé sur la côte, et de demander si le plan avançait comme prévu. En queue du cortège, Siebtze sourit à sa lecture. On pouvait dire ça.

Les quatre Carchacrok batifolaient dans les dunes, sans trop oser s’éloigner. Ils vérifiaient régulièrement que Siebtze était toujours là. Elle avait été claire avec eux : ils avaient le droit de s’amuser pendant que les humains se trainaient, mais devaient en permanence rester à portée de voix. Pour l’instant, ils n’avaient pas remis en cause sa dominance. La cultiste savait que cela arriverait tôt ou tard, cependant : elle les avait défiés dès qu’ils avaient été à peu près réveillés de la catatonie dans laquelle les avait plongés le Souffle Glacé de Saïyenn, et ils considéraient sans doute leur défaite comme due à leur faiblesse.

Devant elle, le soldat et sa prisonnière avançaient à pied, monotones. À côté d’eux, l’Excavarenne volé. Il ne leur servait qu’à porter l’épée d’Aixed, en fin de compte, et ils auraient pu s’en passer. Siebtze appréciait l’ironie. Omani ne saurait peut-être jamais que même si elle avait su comment les événements tourneraient, elle se serait arrangée pour capturer ce Pokémon, ou au moins pour s’occuper du vieux Guerrier de Kiktase. L’impact que le combat inégal avait eu sur le pêcheur avait été utile au-delà de ce qu’elle avait espéré.

Son seul remord, la seule ombre au tableau, était que sa vengeance criait famine. Prisonnière ou pas, vouée à être interrogée par les experts de Mazaïkan ou pas, Aixed était en vie quand Siebtze souhaitait la voir morte ; et Onis était… quelque part. Peut-être même en train de les poursuivre. Et sinon, inatteignable. Il ne portait rien qui aurait permis à la cultiste de le retrouver. Il lui avait échappé.

Tant pis. Elle sourit une fois de plus, un plan germant dans sa tête, et Lanius afficha un sourire de fer en retour. Le bilan de l’opération dans le désert ? Une attaque catastrophique sur la Cité d’Antan, qui allait certainement provoquer un débat enflammé au sein de l’Ordre. Ils verraient une huitaine de survivants revenir, terrifiés par quelque fantôme des ruines, et ne retrouveraient jamais Aixed… mais ce qu’elle avait fait était-il juste ? Et ces Guerriers qui disparaissaient depuis quelques mois, qui était derrière leurs meurtres ?

Siebtze en avait eu huit avant de se voir rappelée par Avandras ; bien assez pour démarrer des rumeurs terrifiées. L’Ordre était sur les nerfs, prêt à se fissurer, et peut-être même sur le point de subir un second schisme dont les conséquences le laisseraient forcément exsangue. Le plan du général pourrait alors se dérouler sans anicroche : les armées mazakines, parmi les plus redoutables de la côte, écraseraient pour de bon la forteresse humaine, et la ruée vers l’or ancien pourrait commencer. Les côtiers viendraient enfin piller les ressources enfouies dans les profondeurs du désert, et tous les problèmes qui viendraient avec…

Et Avandras se faisait vieux et encombrant. Où était-il utile dans l’exécution de son plan ?

La cultiste pesa le pour, le contre. Les avantages étaient évidents ; les inconvénients, loin d’être incontrôlables. Il était temps pour le général de céder sa place. Oh, le Culte perdrait un conseiller auquel les Zalan accordaient leur confiance, mais Siebtze estimait avoir de bonnes chances d’en gagner un dont elles se sentiraient vraiment proche. Et de toute façon, les reines de Mazaïkan étaient difficiles à contrôler, encore plus par un vieux soldat.

C’était décidé, alors. Elle tira de ses poches une lamelle de papier épais et une plume taillée, et s’agenouilla un instant pour graver sa réponse. Puis elle la scella dans le tube, et leva la main pour attirer l’attention des Carchacrok. Lorsqu’elle l’eut, elle leur fit signe de progresser vers l’avant. Ils la perdraient de vue.

Elle attendit qu’Omani et Aixed passent le sommet de la dune suivante, et se figea. Alors, derrière elle, le Flambusard en embuscade prit son envol et vint se poser dans la combe que les deux gêneurs venaient d’abandonner. Tout juste devant Siebtze.

« Alika, lui dit-elle doucement. Tu connais Alika ? »

L’Oiseau hocha la tête. Puis il lui tendit sa serre droite, impatient de compléter sa mission. Siebtze tira une cordelette de ses poches — Lanius, naturellement, avait tranché l’autre — et attacha délicatement le tube de bois à la patte du messager. Ce dernier claqua du bec, la remerciant de son travail soigné.

« Va trouver Alika, ordonna-t-elle. Porte-lui mon message. »

Il était tout à fait inhabituel qu’un message envoyé ne reçoive pas de réponse directe, mais le Flambusard était trop bien entraîné pour questionner sa mission. Il prit son envol sans un cri, retournant en hâte vers la côte.

Lorsqu’il arriverait et qu’il trouverait Alika, l’alliée de Siebtze remplacerait le message par une poudre toxique avant de laisser le messager revenir finalement à Avandras. Et avec le coup qu’elle était en train de mener à bien, Siebtze espérait bien obtenir assez de crédit pour prendre la place du vieux loup.

Elle pressa le pas pour rattraper le reste du groupe.

Aixed tenait quelque chose dans sa main. Soit elle avait elle aussi profité des quelques instants où le passage d’une crête dissimulait à Omani le mouvement du bas de son habit, soit le soldat n’avait tout simplement rien vu. La cultiste soutint son allure et rejoignit la Guerrière.

Elle tendit la main, impérieuse, et l’autre la regarda par en-dessous. Siebtze ne commettrait pas l’erreur de lui saisir le poignet ; elle rendit son regard à Aixed. Il lui suffisait de lui faire un croche-pied, et un coup de genou placé au bon moment lui donnerait le temps de l’immobiliser. Là, elle pourrait au choix la menacer d’une dague ou bien bloquer son bras et lui ouvrir la main de force.

Au moins, la Guerrière n’était pas encore assez stupide pour ne pas arriver à lire ses intentions. Ou peut-être le souvenir de sa fuite ratée, quand Lanius avait intercepté une Hantise à peine commencée, pesait-il encore sur ses pensées. Elle soupira, et leva la main pour déposer l’objet dans la paume de la cultiste.

Une petite bille orangée, lisse et lourde, que Siebtze devinait aussi solide qu’une montagne. Elle sourit largement, hilare. Voilà qui était de mieux en mieux.

Aixed grimaça et eut un mouvement de recul, consciente que son erreur était encore plus grave que ce qu’elle avait pensé. Puis Siebtze s’élança à petites foulées vers le sommet de la dune suivante, et elle y déposa la perle dans le sol, juste au-delà de la crête. Si la Guerrière l’avait lâchée juste là, il aurait été fort possible qu’Omani la rate.

Alors comme ça, quelque part, Aixed espérait encore qu’Onis la poursuivrait et viendrait la libérer, et elle avait voulu lui laisser un des Yeux de la Montagne en guise de message. D’excuses, peut-être ? C’était sans importance. Maintenant, l’Œil était un piège, et le visage amer de la Guerrière régala Siebtze. Un peu plus loin, Omani hocha la tête. Lui n’avait aucun besoin de capturer le second Apprenti de Gorbak, mais il offrirait son aide à Siebtze si jamais le Renégat tombait dans le piège.

Un aboiement retentit vers l’avant, et en se retournant, la cultiste vit l’un des Carchacrok la fusiller du regard depuis la crête de la dune d’en face. Un défi.

Parfaite. Cette journée était tout simplement parfaite.

Elle éclata d’un rire enfantin, saisit les griffes accrochées à son collier et s’élança dans le sable. Il faudrait qu’elle évite de tuer le dragon, mais elle aurait tout de même l’occasion de bien s’amuser avec lui.