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Jusqu'à ce que les dunes cessent de chanter de Ramius



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» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 23/06/2021 à 09:08
» Dernière mise à jour le 29/06/2021 à 13:19

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Aventure   Conte

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Chapitre 37 : Ascension
Le Titan arracha le cœur du monde et le dévora. Alors Gorbak annonça que cette chose était mortelle.

Ils avaient couru, à une vitesse qui tenait de la marche, pendant une demi-douzaine de jours. Peut-être — les souvenirs se confondaient dans un brouillard flou. Suivre leur cible était une sinécure, physiquement au moins : la montagne avançait à une allure très modérée, presque un ennui pour les Démons, et ne leur avait pas prêté attention une seule fois. Cependant, elle ne semblait pas avoir besoin de repos et continuait de marcher pendant la nuit. Inlassablement, sans paraître fatiguée de tanguer d’une jambe sur l’autre.

Un pas s’abattait lentement au sol, écrasant les dunes sous lui et faisant trembler le monde.

Une vague avait agité le désert, un torrent ocre et clair. Il avait contourné les Guerriers, à leur grand soulagement ; si immense soit la force qui l’avait rassemblé, elle ne sembla pas capable de s’approprier le sable transformé par le passage des Démons. En un rien de temps, une silhouette s’était tout de même dressée, en face du Titan. Une montagne de sable d’où sept yeux projetèrent leurs regards rougeoyants sur ce qui avait été le Pic Rocheux. Un ennemi de sa stature, et ils ne s’étaient pas longtemps défiés du regard. Sous les yeux effarés des trois Guerriers, le Titan de Roche s’était lentement et méticuleusement jeté sur son adversaire.

Le monde tremblait sous les dunes écrasées, comme le sol subissait lentement l’effondrement d’un pas.

Le second jour de traque, ils avaient voulu compenser l’endurance de la montagne vivante, et avaient couru devant elle en estimant grossièrement où elle parviendrait le lendemain. C’était un rythme plus naturel, plus satisfaisant, et qui permettait de se reposer plus tranquillement autour d’un conte — mais il y avait les yeux. Impossible de courir assez loin pour ne plus les voir, pour perdre de vue le Titan… Alors, tout le jour, ils avaient senti ses sept yeux de braise lancer leurs faisceaux aux teintes crépusculaires par-dessus leurs têtes. Et la nuit, quand ces flambeaux incapables de cligner avaient continué de briller au sommet d’une masse d’étoiles manquantes, s’approchant pesamment, la nuit n’avait pas été mieux. Le lendemain, ils se décalèrent, et suivirent leur cible depuis le côté.

Un pas s’abattait lentement au sol, écrasant les dunes sous lui et faisant trembler le monde.

Même arrêté, il avait continué de lancer de grands tremblements dans le sol, à intervalles réguliers. Il y avait quelque chose de menaçant dans son balancement cadencé, alors les Guerriers avaient décidé de conserve de le contourner en partie, de façon à voir un peu de ce qu’il y avait devant lui. Cela avait occupé une bonne partie du sixième jour, pendant laquelle ils avaient pris leurs distances plusieurs fois. Le sable étouffait la puissance des séismes, mais pour des combattants formés sur une montagne, le moindre mouvement d’une masse de pierre aussi énorme était un danger à surveiller. Aussi, quand le Titan s’était enfin immobilisé, ils avaient mis un certain temps à l’entendre quand il avait rugi. Un défi asséné par une voix faite de milliers d’éboulement, et qui recevrait certainement une réponse.

Le monde tremblait sous les dunes écrasées, comme le sol subissait lentement l’effondrement d’un pas.

Et puis ils avaient continué de courir, à une distance prudente du Titan qu’ils suivaient. Au bout d’un moment, l’allure lente de ce voyage dans le domaine des monstres leur était devenue plus naturelle. Le monde perdait la tête et se retournait sens dessus-dessous, mais certaines choses ne changeaient jamais. Les prédateurs toisaient les intrus, et les humains les défiaient, gagnant chaque jour leur droit de passage. Ce n’était finalement que leur train de vie habituel. Les contes, les combats et la course. Et à chaque pas immense qui ébranlait le désert, ils avaient tout d’un coup l’impression qu’ils marchaient dans un rêve absurde, un brouillard confus. En vain.

Un pas s’abattait lentement au sol, écrasant les dunes sous lui et faisant trembler le monde.

Lorsque le Titan s’était arrêté, bien sûr, ils s’étaient doutés de quelque chose. Il les avait menés au beau milieu du désert profond, un endroit où ils devaient survivre sur leurs seules réserves. Pour des Guerriers, grâce à la chasse de leurs Démons, ce n’était pas impossible : il fallait surveiller les réserves de lait de Lapin-Sapeur et ne pas avoir peur de boire le sang d’un Chien des Enfers, mais ils en avaient l’habitude. Pour des nomades, cela aurait été un danger de tous les instants. Et parce qu’il n’y avait rien — pas rien de valeur, pas rien d’humain, simplement rien de notable, rien que des prédateurs et du sable — dans le désert profond, les Guerriers y allait rarement. Tous trois pouvaient bien être les premiers à s’aventurer si loin depuis des siècles.

Le monde tremblait sous les dunes écrasées, comme le sol subissait lentement l’effondrement d’un pas.

Maintenant, cela semblait logique, un îlot de raison dans un monde sens dessus-dessous. Le Conte Fondateur parlait de deux Titans survivants et la Lame Noire avait simplement choisi le plus robuste des deux, l’avait soumis à sa volonté, et venait maintenant de défaire l’autre. L’être de roche n’était qu’érodé et balafré par le sable de son ennemi, alors que ce dernier volait au vent, éparpillé en poussière. Et en se penchant dans son cadavre, le Titan avait excavé un détail, un relief, trois fois rien. Bientôt écrasé. Le cœur du désert, le cœur du monde, ne donnerait plus un seul battement.

« Cette chose peut mourir, affirma alors Gorbak. Et nous pouvons la tuer. »

Un pas s’abattait lentement au sol, écrasant les dunes sous lui et faisant trembler le monde.

Difficile de dire si les Apprentis semblaient convaincus avec leurs regards fixés sur le Titan qui inclinait lentement sa position. La nouvelle façon de contempler l’horizon, chercher ses sept yeux pour regarder dans le vague. Mais Gorbak ne le pensait pas. Ils avaient encore les pieds sur terre, bien loin de lui et de ses plans délirants.

« Votre épée ? devina Onis.

— Et un peu de logique. Avez-vous vu combien le Titan de sable était plus petit que celui de roche ?

— Il avait peut-être sommeil, suggéra une Aixed dépitée.

— Par les yeux de l’épée, il était aussi plus ramassé, plus concentré. Une étoile contemplée à l’œil nu, alors que le Titan de roche ressemblait plutôt à la Lune à travers un mince tissu… »

Les Apprentis ne relevèrent pas, ne se sentant pas d’humeur poétique. Bah. Il leur parlerait une autre fois de la fascination des épées pour les images plus belles que justes. C’était important, quelque chose à connaître quand on commençait à se familiariser avec les spectres, le fait qu’ils aient besoin de la précision de l’Humain pour compenser leur dilution. Mais il doutait qu’ils en aient jamais besoin.

« Quoi qu’il en soit, reprit-il. Il y a un cœur dans ces êtres, une source qui diffuse leur pouvoir. Dans la tête de notre Titan de Roche, à quelques centaines de mètres à peine de Port-Nuage.

— Et vous allez nous proposer de grimper là-haut, de creuser un trou et de nous débrouiller contre ça ? grinça une Aixed à peine moqueuse.

— En voilà une bonne idée ! »

Onis baissa la tête et la secoua doucement, tandis qu’Aixed retenait un rugissement de rage. Comme s’ils n’avaient pas encore fait assez de folies, comme s’ils n’avaient pas encore assez défié la mort…

Un pas s’abattait lentement au sol, écrasant les dunes sous lui et faisant trembler le monde.

Souriant, Gorbak lança son Démon à une vitesse assez basse pour inviter ses Apprentis à le suivre. Ils le firent à contrecœur, mais le firent. C’était leur vie. Elle valait toujours mieux que de rester plantés là, à ne rien faire.

***
Sept jours, avait dit Telkor en lançant un regard équivoque à l’oracile mourant. Eh bien, cela en ferait quatorze, songea Margar, un peu plus d’une semaine. Le vieux fou avait bien prévu son coup.

En attendant, elle ne pouvait pas le laisser là. Et peu important qu’il ait insisté aussi précisément sur l’endroit où il voulait qu’elle se tienne : elle était capable de le retrouver, et lui avait besoin d’un enterrement.

De ce que savait la scientiste, seuls les membres du Sèmèrès enterraient leurs morts dans le sable, quand ils le pouvaient. Les Guerriers étaient ramenés dans leur village natal et enterrés parmi les racines de leur Arbre, comme tous les villageois alentour. C’était d’ailleurs l’une des principales raisons pour lesquelles les Arbres autorisaient des humains à vivre à leur pied : ils les nourrissaient abondamment. Une authentique relation de symbiose, maugréa Margar en repensant à Yspèri. Mais Yspèri était le passé.

Quant aux oraciles… De ce qu’elle avait compris, eux étaient enterrés dans la roche du Pic. Pas dans la couche de terre qui recouvrait Port-Nuage, non : ils s’embêtaient à aller creuser un trou dans une falaise et à y emmurer leurs morts. Et après, ça allait s’étonner que leur Titan se réveille lentement mais sûrement… Et ça allait s’interdire de modifier la montagne…

Tant bien que mal, Margar mit au second plan sa fureur mal apaisée. Il y avait un mort à honorer, et vraisemblablement, elle allait devoir l’enterrer selon la coutume de son propre peuple. Grinçant, mais c’était ainsi. Avec cinq jours de marche jusqu’au village le plus proche, elle aurait tout le temps de se convaincre que Sòrkat avait gagné ce droit par son amitié. (Et qu’elle faisait toute une montagne d’un simple tas de sable.)

Aucun chef de village ne se rappellerait le nom de Sòrkat, aucun enfant ne penserait à lui en adressant une prière aux feuilles d’un arbre. Le moins que puisse faire Margar, c’était bien d’écarter son corps des charognards.

Une fois qu’elle eut fini, elle plaça les fontes de Telkor là où s’était tenu Sòrkat. Une bien maigre sépulture, mais elle n’avait rien d’autre…

Puis elle n’eut plus rien à faire des neuf jours qu’il lui restait. Elle ne comptait pas trahir cette promesse non plus : elle avait neuf jours de vivres avant de devoir partir, elle attendrait neuf jours et peu importait ce qu’elle trouverait (ou ce qui la trouverait). Ainsi se retrouva-t-elle bien vite les mains dans le sable, traçant calcul après calcul pour entretenir la mémoire du Sèmèrès. Sur un pan de dune, elle traça aussi les résultats du dernier calcul que Sòrkat lui avait demandé ; inutiles, certainement, comme le canon auquel ils faisaient référence, mais l’oracile semblait tellement y tenir…

Elle craignit aussi d’être découverte par des prédateurs quelconques. Mais elle n’en entendit aucun ; le seul signe de vie qui lui parvint, après trois jours, fut un roulement de tonnerre grave et profond, qui semblait surgi de nulle part. Mais en explorant les quelques dunes alentour, elle ne trouva rien qui aurait pu le pousser.

***
Un pas s’abattait lentement au sol, écrasant les dunes sous lui et faisant trembler le monde.

Ils étaient peut-être bien les seuls à ne pas s’en soucier, à ne plus s’en soucier depuis quatre jours. En contrepartie, s’ils cédaient à la fatigue comprimant leurs poumons et affaiblissant leurs doigts, ils avaient la certitude d’une chute fatale. Étonnamment, ils ne s’en préoccupaient plus. Tout leur environnement leur rappelait à chaque instant où ils se trouvaient et la mort implacable qui tendait ses crocs sous eux, mais ils n’étaient pas encore tombés. Chuter était devenu une idée abstraite. Ce n’était pas ce qui les préoccupait le plus.

Dans cet univers vertical, fait d’arrêtes et de facettes, toutes les préoccupations changeaient et s’adaptaient. La course leur avait appris à garder les mains solides et les pieds fermement campés sur le cuir d’un Démon, bougeant juste assez pour que la douleur se sente dans les membres avant tout ; ici, contre la roche, c’étaient les extrémités qui souffraient le plus, agressées sans protection possible par la paroi qu’ils défiaient. La douleur dans leurs doigts parvenait presque à leur faire oublier tout le reste, lancinante et dansante. Presque seulement. Ce n’était pas ce qui les préoccupait le plus.

Même le vent, ce vent joueur qu’ils avaient l’habitude de sentir s’amuser avec leurs cheveux et leurs vêtements, avait changé de visage. Il était plus proche du vent exigeant et sec qui formatait lentement la voix : chacune de ses bourrasques plantait les mêmes échardes aiguisées dans toute surface de peau qu’il pouvait trouver, et suggérait doucement de lâcher prise et de goûter à la chute. Mais à entendre en permanence chanter les dunes, ils avaient appris à ne plus écouter le vent. Ce n’était pas ce qui les préoccupait le plus.

Ils s’étaient arrêtés à quelques centaines de mètres à peine d’un plateau de roche de plusieurs kètres de large, qui descendait du ciel avec l’intention de se noyer dans le désert. Gorbak avait alors marmonné quelques mots indistincts, prenant son temps pour affûter ses estimations et riant intérieurement devant le défi qu’il associait au nom de Galile moins d’un an plus tôt.

« Ça a l’air faisable, avait-il fini par affirmer à haute voix.

— Par combien de personnes ? avait plaisanté Aixed sans la moindre trace de sourire.

— Eh bien, en comptant les Démons, nous sommes six, s’était-il amusé. Je dirais que nous avons autour de six jours avant que la Lame Noire n’atteigne la Forteresse… Si vous vous sentez capable de grimper pendant dix heures, cela vous donnera dix gondes pour franchir chaque mètre.

— Nous serons seuls contre une montagne entière, maugréa Onis.

— Vois-tu les marques qu’y a laissé la tempête de sable ? Vois-tu combien la roche est déchiquetée, là où sont passé de maigres grains de sable ? »

L’Apprenti avait craint à juste titre que revienne la question sur le nombre de grains de sable du désert. Mais il n’avait rien dit et hoché la tête.

« Comment de simples grains de sable peuvent-ils abattre une montagne, Onis ?

— Eh bien… Ils étaient nombreux, et patients, je suppose… »

Gorbak n’avait rien ajouté en voyant changer l’expression dépitée du jeune homme, sachant qu’il avait finalement discerné le piège qui composait cette énigme.

« Combien y a-t-il de grains de sable dans le désert, maître ? avait-il finalement sourit.

— Plus que ni toi ni moi ne pourrons jamais poser la question. »

La réponse était superflue. Onis avait déjà compris ; puisse cela lui apprendre la valeur de la patience, avait songé Gorbak avant de se retourner sur la paroi de roche s’enfonçant lentement dans le sable.

« Nous ne sommes que des grains de sable pour cette chose. Et parce que nous sommes si faibles et insignifiants, elle ne peut rien faire contre nous. Croyez-vous que les massues qui lui servent de mains sauront nous attraper ? Nous, au contraire, nous pouvons l’escalader, et une fois là-haut, nous pourrons creuser vers une cible à notre taille. Vous verrez, ça ira très bien.

— C’est vrai, plaisanta Aixed sans sourire. Ça fait à peine une douzaine de problèmes impossibles à régler, tout va bien.

— Bah, on verra ça en temps en en heure. Dans ce genre de cas, autant se concentrer sur un ennui après l’autre.

— D’accord. Je suppose qu’on peut ignorer le fait que les Démons vont s’ennuyer ? »

Elle n’avait pas tort : les trois dragons avaient vite décidé que leurs humains progressaient décidément à un rythme de Bossu, et s’étaient laissés aller à leurs penchants joueurs. L’escalade était plus facile pour eux, leurs griffes se plantant aisément dans la falaise. Porter leurs Guerriers aurait représenté un poids trop lourd, cependant. Des millénaires de cohabitation à la Forteresse avait permis à l’Ordre de s’en assurer. Alors les Démons ne soulevaient que leurs fontes, laissant les humains peiner contre la roche.

Mais ce n’était pas la difficulté de l’escalade qui leur posait le plus de souci. Les préoccupations humaines, la peur, la douleur, n’avaient plus cours ici. Livré à lui-même et dos au vide, l’Humain cédait la place à la bête. La seule chose qui leur occupait l’esprit était la faim : une compagne de chaque instant, en progressant à cette vitesse… Ils mangeaient encore plus qu’à la Forteresse et leurs réserves de viande séchée suffiraient de justesse à atteindre le sommet. Ce qui tenait plus de la malchance que de la chance, puisqu’elles étaient dues à une poignée de prédateurs trop têtus, la règle dans le désert profond.

Une fois au sommet, ils n’auraient plus qu’à compter sur les réserves de l’Oracilis. Et s’ils devaient faire chuter le Titan — ce qui ne serait que justice — par leur attaque, alors il faudrait espérer que cela l’empêcherait aussi d’influer sur les capacités des épées. Et dire que toute cette entreprise insensée aurait été réglée en une nute à peine, si l’épée de Gorbak ne s’était pas révélée incapable de la moindre Hantise à proximité de la montagne vivante…

Mais tous ces problèmes étaient lointains. La faim, elle, était omniprésente, et ce n’était pas un ennemi auxquels étaient accoutumés les trois Guerriers. Malgré l’entrainement à la Forteresse, ils avaient l’habitude de la course et de son immobilité presque reposante.

Un pas s’abattait lentement au sol, écrasant les dunes sous lui et faisant trembler le monde.

Ils avaient dépassé depuis deux jours la boule de roc servant de jambe au Titan ; cela ne leur laissait que deux jours pour atteindre et franchir les anciens contreforts du Pic Rocheux, devenus ses épaules. Cela passerait.

***
Bien sûr, la vue depuis la seconde falaise avait toujours été moins impressionnante que l’autre. Le pan du lever de soleil était non seulement plus irrégulier que le pan du coucher, mais en plus il y avait cette série de pics couleur ocre qui y bouchaient la vue. Pourtant, Tiokus continuait d’avoir l’impression qu’ils le dénaturaient.

La plupart des oraciles n’avaient pas l’air d’avoir un avis, se contentant de secouer la tête sous le violent mal de mer que leur infligeait le Titan et de rester assis ou allongés dans leur coin en attendant qu’on ait besoin d’eux. Parmi les autres, la plupart s’étaient rangés à l’avis du jeune Karintas, selon lequel il fallait absolument trouver de nouveaux noms pour les pans du lever et du coucher vu qu’ils s’orientaient maintenant n’importe où suivant la volonté de la Lame Noire. Des débats sans fin en avaient découlé, mais Tiokus se demandait parfois si le forgeron n’avait pas raison quand il affirmait que pinailler à ce sujet valait mieux que se morfondre.

Se morfondre était tout de même exagéré. Certes, plus de la moitié des oraciles étaient cloués au sol par le mal de mer, mais les autres avaient fini par se reprendre et s’occuper des inactifs. Ou des trop actifs, au contraire, ceux qui avaient rejoint le projet stupide du forgeron. Pas celui impliquant de pinailler, l’autre.

Sous les yeux du porte-parole du Conseil, une bande de jeunots souriants sortit au pas de course du tunnel et grimpèrent se réfugier avec lui sur la petite plate-forme qui le surplombait.

« Belle vue, pas vrai ? lança l’un d’eux.

— Quel dommage qu’il y ait de l’orage dans l’air ! »

Le vieil homme sourit. Ces jeunes, décidément, aucun respect pour rien.

À son tour, Karintas extirpa son corps trop large du boyau qu’il s’entêtait à creuser depuis huit jours. Il insistait pour manier le trépan, alors que cette tâche convenait mieux à pratiquement tout le reste de Port-Nuage.

« Tiens, bonjour Tiokus ! Tu viens admirer nos bêtises ?

— Je ne… »

La déflagration retentit avant qu’il n’ait pu répondre à la pique, récoltant quelques vivats de la part des adolescents. Les jeunes et les explosifs, décidément.

« Allez-y, clama le forgeron en agitant son trépan. Dégagez-moi ce fatras, les jeunes !

— Eh bien, se moqua Tiokus en voyant les adolescents bondir dans leur galerie de mine. Moi qui croyais que tu insistais pour porter tout ce projet sur tes seules épaules.

— On alterne, en fait. Là j’ai transporté de la caillasse pendant trois heures, je vais la leur laisser pendant une heure et ne faire que le trépan, et on recommencera ensuite.

— Au moins vous faites ça avec le sourire. »

C’était loin d’être un compliment et Karintas ne le prit pas comme tel, admettant d’un hochement de tête grave que le reproche était justifié. Après tout, il creusait vers leur mort à tous.

Ils restèrent silencieux, observant les adolescents (d’un coup moins enthousiastes) transporter des sacs de gravats à l’extérieur et les vider à la sortie du tunnel, les laissant rouler sur la pente de la montagne. Heureusement, il n’y avait personne en-dessous. La position des Guerriers était régulièrement relevée, et d’ailleurs eux aussi étaient complètement tarés selon Tiokus. La dernière fois qu’il avait vérifié, ils venaient de bondir dans le vide par-dessus la jambe du Titan, s’accrochant à la paroi de son corps et reprenant leur ascension comme si de rien n’était. Cela faisait maintenant une heure qu’ils grimpaient, en dévers, considérant apparemment que ce passage ne méritait pas de repos supplémentaire alors qu’ils avaient rencontré plusieurs corniches. Des fous, ou des désespérés.

Un pas s’abattait lentement au sol, écrasant les dunes sous lui et faisant trembler un monde devenu fou.

L’un des mineurs finit par interpeller Karintas : ils avaient à nouveau atteint des roches uniformes, et en avaient assez dégagé pour laisser agir son trépan. Le forgeron se leva avec un sourire, mais sa main était nerveusement serrée sur l’instrument.

Tout ça avec quelques pioches, un four et de la dynamite, se dit Tiokus en le suivant du regard. Margar ne leur avait pas menti : elle leur avait donné les moyens de modeler le Pic, peut-être à leur guise. Autrefois, cette idée aurait rencontré une ostracisation unanime au Conseil. Aujourd’hui, les oraciles avaient le mal de mer, et fermaient les yeux sur ceux d’entre eux qui osaient s’attaquer à leur hôte.

Tiokus devait bien admettre que Karintas l’impressionnait. Reprendre les pioches héritées de Margar, en travailler deux pour en faire un trépan alors qu’il n’avait plus son ami Pyrax pour chauffer son four, le planter inlassablement dans la peau de pierre de la montagne pour y glisser bâton après bâton de dynamite, et user les autres pioches contre la roche ainsi fragilisée… Le forgeron se démenait contre un adversaire auquel il ne pouvait infliger que des démangeaisons. Et si son plan savamment ficelé réussissait, cela ne ferait qu’attirer l’attention du Titan.

Avec un soupir, le porte-parole se releva et reprit sa promenade. Depuis qu’ils avaient été propulsés à vingt kètres d’altitude, plus personne (sauf les infatigables recrues de Karintas : ah, la jeunesse) n’avait de souffle, et lui sentait le poids des ans peser sur ses épaules. Bah. Il s’en sentait sans doute mieux que le pauvre Sòrkat. Le trouble-fête attitré d’Eriane avait déjà payé au prix fort sa fuite du Pic, et Tiokus respectait aussi cela. Sòrkat avait été le second à mourir, se dévouant complètement à la lutte contre le Titan et faisant en cela honneur à une Eriane à qui il avait accepté de donner la réplique pendant des années…

Une nouvelle fois, Tiokus ferma les yeux, et se concentra sur la proximité immense du Pic. Depuis que Niram s’y était incarnée, elle tirait lentement sur le lien du Titan avec les oraciles ; mais ces derniers n’étaient pas seulement perdants dans l’histoire. Il ne fallut qu’une poignée de nutes au porte-parole pour repérer les Guerriers, loin vers le sol… Ils n’étaient pas encore tombés. Il ne pensait pas qu’ils tomberaient. Un Guerrier était une personne trop tenace pour s’autoriser quelque chose d’aussi futile que tomber.

Un pas s’abattait lentement au sol, écrasant les dunes sous lui et donnant un nouveau rythme au monde. Un rythme de colère et de destruction.