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Jusqu'à ce que les dunes cessent de chanter de Ramius



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» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 09/06/2021 à 07:48
» Dernière mise à jour le 19/06/2022 à 12:48

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Aventure   Conte

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Chapitre 35 : Avènement
Loin devant, par-dessus les dunes, le Pic Rocheux se dressait orgueilleusement vers le ciel.

Les kètres s’étalaient pas après pas, pourtant le temps manquait. Semblable à l’aube, il fuyait tout en douceur parmi les petits instants entre le bruit de deux battements de cœur ; dune après dune, il passait lentement, tombait dans l’oubli. Bien qu’ils soient la troupe la plus rapide du désert, Gorbak sentait que les Guerriers avaient attendu trop longtemps. C’était un combat sans belle victoire, sans triomphe, désespéré peut-être. Ils avaient l’habitude… Bientôt ils atteindraient le Pic, et seraient fixés.

Mais personne ne savait quel retard ils avaient pris. La Lame Noire pouvait s’être mise en chemin n’importe quand et de n’importe où, elle pouvait ne pas être partie, elle pouvait être déjà au pied de la montagne sacrée. Malgré la distance immense que la colonne avait parcourue en pleine nuit, malgré la fatigue qui tendait les membres des Démons, malgré l’inconfort extrême de cette course folle, personne ne prendrait la moindre gonde de repos tant que le Pic Rocheux ne serait pas entouré par une barrière de crocs et d’épées.

Après près de six heures de course, la colonne touchait au but et la masse de la montagne se faisait de plus en plus écrasante à l’horizon. Y être bientôt n’était pourtant pas un tel réconfort : ils seraient tous épuisés, loin d’être en état de combattre. Et puis les oraciles pourraient râler — ils ne perdraient pas une seule occasion de contester l’autonomie de l’Ordre —, et peut-être que la Lame Noire n’avait pas le moins du monde besoin de se trouver sur le Pic pour le réveiller… Six heures de charge tendaient autant l’esprit que le corps, et Tograz n’avait pratiquement rien révélé d’exploitable.

Loin devant, par-dessus les dunes, le Pic Rocheux montait petit à petit sur le ciel.

En tête de la colonne, Aixed entendait ses bras hurler. Une semaine de repos n’avait rien fait contre les bleus catastrophiques qu’elle se traînait depuis le Bossu, et la charge n’arrangeait absolument rien. Ils n’avaient jamais réalisé une telle course avec Gorbak — il fallait des dizaines de Démons pour y arriver — et elle se sentait aussi déplacée qu’à son premier jour dans le désert. Son Démon, d’ailleurs, n’allait pas mieux. Il était jeune, il ne pouvait pas ouvrir le chemin longtemps. D’autant que c’était la troisième fois… Mais le Guerrier derrière eux le remarqua, et héla l’Apprentie. Il prenait la place. Soit ; elle pesta, mais décrocha sur le côté et laissa la colonne entière lui passer devant, en remerciant l’autre d’un hochement de tête au passage.

Onis y était déjà, suivant leur maître. Lui avait l’air aux anges : il souriait au vent malgré les crampes et son dos qui le lançait, pas encore remis de la brûlure gagnée contre le même Bossu. Il avait en fait un air proche de celui de son Démon, à la fois ravi de l’exploit que représentait cette course et fatigué par sa durée. Cela lui avait déjà valu toute une série de piques, la dernière fois qu’il avait descendu la colonne, qu’il avait superbement ignorées. Pour lui, c’était cela, l’existence d’un Guerrier, et si elle avait ses mauvais côtés, rien que ces moments de course déchaînée et pourtant parfaitement organisée valaient toutes les peines.

Loin devant, par-dessus les dunes, le Pic Rocheux étalait son ocre clair dans le ciel.

Ce tas de gravats était la seule chose présente à l’esprit de Gorbak. Se concentrer sur le but de la course, visuellement, c’était une astuce qu’il tenait de son maître et qu’il avait appris à appliquer scrupuleusement. Il en était au point où il pouvait purger toute pensée parasite, et ne plus contenir qu’une image posée droit devant lui. Les doutes se noyaient dans l’immensité du désert, comme le disait le vieux Kouruk. Et le temps aussi : il semblait à Gorbak que le Pic Rocheux grandissait sensiblement à chaque clignement de paupière, à chaque battement de cœur.

Loin devant, par-dessus les dunes, le Pic Rocheux occupait la moitié du ciel.

C’était en venant de la Forteresse que l’approche sur la montagne sacrée était la plus réputée. La falaise principale, cette atrocité lisse de cinq kètres, était parfaitement en face de la colonne, encadrée par les deux contreforts symétriques à la couleur plus sombre, à l’aspect plus rocheux. Bien des Guerriers, le long de la colonne, se rappelaient au fur et à mesure de leur approche leurs souvenirs d’avoir contemplé ce spectacle de la nature, avec leurs maîtres ou leurs Apprentis. Maintenant, bien sûr, en connaissant ce qu’il cachait et ce qui s’y tramait, c’était un paysage doux-amer. Plus ils approchaient, et plus nombreux avaient été les Guerriers à se dire que cette montagne ressemblait à une tête écrasée entourée d’immenses épaules, et cette idée suffisait à ensabler leur enthousiasme et à ruiner la beauté du siège de l’Oracilis.

Loin-devant, par-dessus les dunes, au-dessus d’un amas inconcevable de roche, plus loin de la base du Pic que ne l’étaient les Guerriers, un cercle de lumière orangée apparut.

La colonne hoqueta et se disloqua, comme le phénomène gagnait toute la falaise. La première chose était apparue au centre de la falaise ; deux autres s’allumèrent de part et d’autre. Puis encore quatre, dessinant un carré de plusieurs kètres de côté sur le mur de roche.

Les Démons ralentissaient spontanément, s’écartaient de la colonne pour s’arrêter sans risquer de se rentrer les uns dans les autres, transformaient la charge en débandade.

Les lumières tournèrent, avec une lenteur maladive, elles roulèrent dans leurs orbites et s’alignèrent sur l’armée qui venait vers elle — des yeux, c’étaient sept yeux chacun de la taille d’une dune.

Puis un ronflement de tonnerre agita le désert, et la montagne entière trembla.

***
Ils avaient vu les Guerriers approcher, à une vitesse encore plus folle que la leur ; ils les avaient vus s’écraser dans le sable et s’arrêter en catastrophe, terrifiés. Ils avaient senti la montagne vibrer — mais ce n’était pas un tremblement de terre. C’était la roche qui bougeait, d’elle-même, et sa masse immense ébranlait les racines du monde. Et ils avaient poursuivi leur descente, sept faisceaux de lumière orange s’élevant derrière eux, pour s’écraser à leur tour, dans le même sable.

Sur la fin, la pente s’adoucissait, au point de les envoyer dans le flanc d’une dune soigneusement repérée à l’avance. Ils avaient acquis une telle vitesse (pourtant dépassée par les fous sur leurs Démons, quelques kètres plus loin : Margar se demanda brièvement comment ils faisaient) qu’ils avaient remonté le flanc de la dune d’en face, décollé au sommet ; la luge avait fini sa course ensablée à près d’une centaine de mètres du Pic. Une distance appréciable mais encore insuffisante, et tous deux étaient de cet avis. Et peu importait que le séisme ait déjà cessé.

« Les Guerriers ! lança Sòrkat à Margar une fois qu’il eut réussi à desserrer les dents. Il faut les atteindre avant qu’ils ne partent !

— Oui, alors aide-moi à traîner la luge en haut de cette crête. »

Il l’avait regardé d’un air surpris, mais réussir à les garder en vie dans quelque chose d’aussi absurdement dangereux que cette descente en luge avait apparemment valu une confiance illimitée à la scientiste car l’oracile obéit rapidement. À deux, il ne leur fallut pas beaucoup de temps pour dégager leur véhicule de fortune et l’amener sur la crête : il ne pesait qu’une vingtaine de krammes.

« Parfait, souffla Margar en s’arc-boutant pour soulever la luge. On en voit plusieurs d’ici, c’est très bien.

— Qui ça, les Guerriers ? Je croyais que tu voulais te servir de la luge pour dévaler une pente sur deux…

— Je n’ai jamais dit ça. Je veux les faire venir, eux. »

L’oracile garda le silence un moment, le temps que la scientiste oriente vers les Guerriers le reflet du soleil sur la luge d’Acier. Puis sourit, un peu dépité.

« Ah, oui. Je peux t’aider à la porter ?

— Ça va, ça va. Je préfèrerais qu’on se relaie. »

Il hocha la tête et scruta le désert du regard, en direction de l’armée. On distinguait vaguement leurs silhouettes, à un kètre ou deux, mais ils étaient trop loin pour apercevoir la tache de lumière que projetait la luge. Cela n’avait pas l’air de décourager Margar, qui l’agitait plus ou moins dans toutes les directions en grognant de frustration, espérant atteindre les Guerriers par chance et être vue.

« Enfin, finit-elle par râler en lâchant la luge. Je commençais à penser qu’ils étaient aveugles. »

Sòrkat cligna des yeux, déconcerté. Mais c’était vrai, une trace de poussière s’élevait, minuscule. Il frissonna à l’idée de ne pas l’avoir remarquée. Bien sûr, il savait que cela arriverait, quand il commencerait à s’éloigner de la montagne… Cela n’apaisait pas la peur. Tant pis : il l’ignora et s’efforça de ne rien montrer à Margar. Elle aurait tout le temps de flancher ou de s’indigner plus tard.

Les Guerriers arrivèrent en moins d’une nute. Un d’âge moyen, et un jeune sans épée (visible, du moins) qui s’arrêta de biais, dans une projection de sable visiblement plus large que nécessaire.

« Vous ne devriez pas traîner là ! lança-t-il en souriant. On vous emmène ?

— Volontiers, plaisanta Sòrkat. Je ne sais pas où vous allez mais ça ne peut pas être pire qu’une montagne avec des yeux ! »

Margar, de son côté, eut la satisfaction de retrouver facilement la position idéale (ou plutôt la moins mauvaise) sur le dos du Démon de l’autre Guerrier.

« Vous êtes déjà montée en selle, remarqua-t-il.

— Il y a longtemps. Ne vous fiez pas à l’autre abruti, on rejoint le reste des Guerriers.

— Folle toi-même !

— Oh, ne vous inquiétez pas pour ça. La Maîtresse de Guerre voulait vous parler, de toute façon. »

De ce que Margar se rappelait du fonctionnement des épées, de leur capacité à sentir la présence de gens, elle voulait bien le croire. Cette Maîtresse de Guerre aurait probablement deviné que Sòrkat et elle descendaient du Pic, et à sa place, elle aussi aurait demandé des explications.

Elle fut pourtant surprise par l’ampleur de ces informations quand elle sauta à terre devant Cara.

« Le sable luit sous vos pas, les accueillit-elle. Dites-moi que ce n’est pas la Lame Noire qui est responsable de ce foutoir.

— Je veux bien, mais ce ne serait pas vrai, admit Sòrkat. Elle a passé les défenses de l’Oracilis et réveillé le Titan de Roche du Conte Fondateur.

— Oui, ça j’avais remarqué… Bon sang, sommes passés à un cheveu de l’avoir ! »

Elle scruta la falaise, pensive. La plupart des combattants alentour faisaient de même, comme s’ils cherchaient un moyen de détruire une montagne. Comme il n’y en avait pas, Margar ne se gêna pas le moins du monde pour briser le silence.

« Sans vouloir être vexante, on a intérêt à foutre le camp en vitesse. Cette chose va s’extraire du trou dans lequel elle s’est plantée, et ça va faire du dégât.

— Avertissement superflu, respectée oracile, répondit Cara sans remarquer l’air outré de la scientiste. Mais vous avez raison, bien sûr. Allez, en selle tout le monde ! Je vous offre une place ?

— Si vous nous emmenez à la Forteresse, on vous suit, répondit Sòrkat pour eux deux.

— On n’y sera pas dans six heures, les Démons sont trop fatigués et ont trop faim pour ça. Mais d’ici un jour ou deux, oui. »

Autour d’eux, l’armée s’organisait à toute vitesse, et était déjà presque prête à partir (sans surprise : ils s’étaient arrêtés seulement le temps d’une halte). Sauf un homme, encore à pied, qui gardait les yeux fixés sur la montagne avec une main passée dans son dos, collée à la poignée de son épée. Margar reconnut Gorbak, surprise ; lui ne la vit pas.

« Ce n’est pas un monstre, affirma-t-il.

— Mais encore ? persiffla Cara.

— La montagne. Son esprit est humain. »

La Maîtresse de Guerre eut l’air inquiétée par l’idée. Elle se tourna à nouveau vers la falaise, fit le même geste de poser une main sur son épée. Attendit un instant.

« Par les dieux, c’est possible…

— Et je crois qu’elle s’est habituée à son nouveau corps. »

Le Guerrier n’aurait pas pu mieux dire : la réponse de Cara fut noyée dans un fracas épouvantable. Plus tard, nombreux seraient les Guerriers à parler d’un craquement assez immense pour leur broyer les os ; sur le coup aucun n’eut l’occasion de se vanter. La vibration s’était transmise tant bien que mal à travers le sable, et avait jeté au sol tout ce qui avait l’audace de se tenir debout.

Ni les Démons ni les Guerriers ne comptaient se laisser impressionner par si peu, cependant : ils se remirent rapidement, s’adaptèrent à l’absence d’équilibre et se lancèrent dans une course à peine troublée par la tempête de son qui continuait de rouler derrière eux.

Au bout d’une petite nute, le tumulte décrut. Ils n’étaient pourtant pas au bout de leurs peines.

Pendant un instant, la course rapide des Démons sembla pouvoir les emmener au loin avant que la montagne n’ait le temps de répandre trop de dévastation. Et puis l’horizon entier fut agité d’un soubresaut impossible. De part et d’autre de l’armée qui s’échappait par le même chemin qui l’avait vue arriver, le désert se tordit et se souleva — des dunes entières s’effondrant le long d’un versant de montagne qui n’était pas là quelques gondes auparavant.

Droit devant, l’horizon restait plat : les Démons chargèrent spontanément, s’élançant vers la sécurité. Si impressionnant soit-il, le phénomène révéla bientôt sa lenteur. Plus près du Pic, des fleuves de sable s’écrasaient au sol et l’entouraient d’une barrière de poussière peinant à cacher sa masse ; mais en s’éloignant, leur flot diminuait très rapidement. Au bout de quelques kètres à peine, il n’y avait plus rien, et le glissement de terrain ne se propageait pas assez vite pour rattraper des Démons effrayés.

Margar profita du passage de Cara par-dessus une dune pour jeter un regard vers l’arrière, et tenter d’analyser de qui se passait de façon logique. Et ce n’était pas très difficile : de part et d’autre de la falaise percée d’yeux, les contreforts s’étaient décollés de la masse principale, et inclinaient lentement vers l’arrière. Dans le même temps, les glissements de terrain qui partaient de leur base s’élevaient et avançaient, laissant deviner facilement le mouvement de pivot.

La chose extrayait ses bras du sol. Des bras qui devaient atteindre les vingt kètres au bas mot, constitués de boules rocheuses elles-mêmes larges de plusieurs kètres chacune.

Pas étonnant qu’ils aillent aussi lentement. Margar n’osait pas calculer les forces démentielles qui devaient s’appliquer sur la structure (le simple fait de tendre les bras à l’horizontale comme elle comptait apparemment le faire devrait suffire à les briser vingt-quatre fois), ni estimer la force que ces choses pouvaient déployer. Tout ce qu’elle gardait en tête, c’était qu’une montagne atteignant quinze kètres de profondeur allait s’extraire du sol, en provoquant un glissement de terrain qui ferait passer le désert pour un océan fluide et malléable.

Les nutes passèrent, assistant à l’extraction complète des bras du Titan. Il les tendit bel et bien devant lui, sans qu’il n’en tombe autre chose que des hètres cube de sable et de gravats. Mais à ce moment-là, les Guerriers s’étaient déjà assez écartés pour être hors de portée. D’un accord tacite, l’armée s’arrêta une nouvelle fois, loin devant le Titan, trop loin pour subir les effets secondaires de sa simple présence.

Aucun mot ne fut prononcé pendant le temps interminable que mirent ces bras impossibles à se replier, amenant leurs extrémités grossières et balourdes vers le Pic. Alors, près d’une demi-heure après avoir ouvert les yeux, le Titan commença à se lever.

Au début, il ne fit qu’appuyer ses poings gigantesques contre le sol. Leur masse trop grande s’ensabla profondément, mais rien ne pouvait entraver définitivement de telles énormités : ils ne tardèrent pas à s’arrêter, à trouver une assise solide. Puis dans un grondement long et régulier, le Titan sortit petit à petit de sa prison de sable et de roche. Lentement — il ne semblait capable d’aucun mouvement rapide, du moins à son échelle — et péniblement, la masse qui avait été le Pic Rocheux s’éleva vers le ciel.

Un large plateau apparut à sa base, déversant à son tour une cascade de sable autour de lui. Au fur et à mesure qu’il se soulevait, il dévoila un large anneau de roches couleur sable, parsemé de plaques ocre. Puis une section plus étroite, sorte de Pic inversé et plus haut au bout de laquelle finirent par apparaître deux boulets de roc, aussi grossiers que les poings du Titan. Il n’y avait que quelques autres structures plates en-dessous. Pendant un instant, cette masse prodigieuse resta là, maintenue en l’air par ses bras disproportionnés pendant qu’un nuage de roches broyées s’élevait du trou qu’elle venait de creuser.

Un gymnaste de quatre cents milliards de tonnes, estima Margar. Dont le moindre étirement faisait craquer la croûte terrestre jusqu’à l’autre bout du globe.

Le Titan daigna poser les pieds au sol, ce qui lui prit plusieurs nutes. Quelques murmures commençaient à monter des Guerriers contemplant l’énormité qui venait de remplacer le Pic Rocheux, suggérant de ficher le camp avant de se prendre une Lame de Roc de la taille d’une montagne et d’aller évacuer la Forteresse, mais Cara ne bougea pas. Elle semblait défier le colosse du regard.

Les sept yeux restèrent encore un moment posés sur elle. Puis ils se détournèrent, et un frisson saisit le Titan. Il s’inclina lentement sur sa gauche, parvenant à lever le pied droit. Au bout d’une patiente douzaine de nute, il avait réussi à pivoter légèrement sur lui-même, et il s’inclinait de nouveau, de l’autre côté.

Il — ou elle, si c’était bien Niram — n’avait pas l’intention de les écraser ou de détruire la Forteresse. Au lieu de cela, elle se détournait vers le désert profond, l’endroit le plus vide qui soit.

« Bon. »

Le silence relatif que Cara venait de briser était peut-être long d’une heure. Elle capta pourtant l’attention de ses troupes sans avoir à plus élever la voix ; Margar avait beau avoir peu d’estime pour eux, elle ne put s’empêcher d’être impressionnée par la discipline de ces gens. Et leur sang-froid inhumain.

« Ceci, je crois, est un sacré problème. Ça ne veut pas dire que c’est une catastrophe, alors on va retourner à la Forteresse et mettre ses archives en sécurité. S’il n’y a aucun moyen de détruire une montagne dedans, tant pis, on improvisera. »

Elle marqua une pause, dignement ; tout le monde s’attendait à improviser. Puis quand elle sembla s’apprêter à reprendre la parole, une voix jaillie de la foule la coupa.

« Permission de suivre le machin ! lança Gorbak avec un sourire. Avec mes Apprentis. »

Derrière lui, deux jeunes Guerriers éclatèrent d’un rire nerveux. Leur sentiment eut l’air partagé, puisque la demande récolta son lot de huées et de ricanements ; pourtant, Margar eut l’impression que ses congénères félicitaient le vieux Guerrier pour son audace. Cara, de son côté, était plutôt scandalisée.

« Gorbak, enfin… Ce n’est pas parce que vous avez distribué une belle série de raclées, tous les trois, que vous avez une chance contre… ça.

— Tu t’apprêtais à demander quelqu’un pour la garder à l’œil, je suis volontaire.

— J’aurais dit suicidaire, tête de nœuds… Et vous autres, vous devriez avoir honte de l’encourager ! »

La réprimande, peu convaincue, n’attira qu’une volée supplémentaire d’éloges auxquelles certains mêlèrent des applaudissements.

« Très bien ! s’énerva Cara. Fais comme tu veux, mais rappelle-toi quand même qu’il n’y a pas besoin d’être à un jet de pierre pour surveiller un monstre de la taille d’une montagne ! »

Elle-même s’attira quelques rires. Puis fit volte-face, talonna son Démon. En moins d’une nute, la colonne s’était reformée et fusait vers la Forteresse à un rythme soutenu, laissant trois Guerriers derrière elle. La scientiste en éloigna bientôt son regard. Gorbak avait changé, en une poignée de mois, mais ainsi allait la vie. Elle-même devrait se trouver un nouveau chemin, maintenant que son temps parmi l’Oracilis était fini.

Deux des trois Guerriers en question, une fois à l’écart des regards, prirent le troisième entre quatre yeux.

« J’ai une question, affirma Aixed d’un ton rogue. Vous comptez le surveiller ou le tabasser ?

— Le surveiller, comme toujours…

— Ouais, on a compris.

— Ça semble assez inéquitable, commenta Onis. Vous êtes certain qu’on est obligés de s’opposer à… ça ?

— Ah, admit Gorbak. Voilà une question tordue, et ma réponse l’est aussi. »

Il y avait quelque chose de comique à le voir se lancer dans un grand discours juste après le départ de l’Ordre en face duquel il restait si laconique. Pas de quoi faire sourire les Apprentis.

« Ça, comme tu dis, ce serait une personne. Je reconnais que j’ai du mal à croire mon épée à ce sujet… Mais elle sait ce qu’elle fait, je présume. En tout cas, cette personne a des objectifs, qu’elle nous a cachés, et elle a marché dans nos propres rangs avant d’être exclue. Il y a fort à parier qu’elle se vengera, tôt ou tard.

— Et quand bien même ? supposa Aixed. Si elle remplaçait l’Ordre, serait-elle pire que nous ? »

L’Apprentie se tut, arrivant à peine à croire qu’elle avait posé une question aussi ambigüe. Mais Gorbak ne s’en indigna pas le moins du monde, et lui sourit en retour.

« C’est une question qu’il est douloureux de se poser, reconnut-il. Mais je lui vois un défaut, oui. »

Il ménagea une pause, par habitude, mais l’écourta aussitôt en remarquant l’air absolument perdu d’Onis.

« Elle n’est plus humaine. Elle a abandonné tout ce qui peut la rapprocher des gens, du reste du désert. Si elle nous accordait sa protection, quelle valeur aurait-elle ?

» Pensez à nous-mêmes, l’Ordre. Les villages que nous protégeons se plient aussi à nos vues en matière de science, qu’elles soient juste ou pas ; ce n’est pas le problème. En nous protégeant contre les prédateurs et les invasions, voire les catastrophes si elle en a le pouvoir, la Lame Noire nous imposera aussi sa philosophie. »

Une pause, à nouveau. Plus longue : cela, les Apprentis pouvaient le méditer.

« Un des Titans du Conte Fondateur, pointa ensuite le vieux Guerrier. Alléchante protection. Mais parce qu’elle a acquis cette puissance, la Lame Noire s’est éloignée du désert. Quelle valeur a une protection pour elle ? Si mal vus que nous autres Guerriers puissions être, par les scientistes, par les oraciles, peu importe par qui… Nous risquerions tous nos vies contre n’importe quel monstre du désert pour la moindre blessure sur l’habitant le plus faible d’un village. La Lame Noire peut-elle en dire autant, maintenant ? »

Si Aixed se renfrogna à l’idée de risquer sa vie, Onis fut sensible à l’argument, ce qui réglait la question qu’il avait posée.

« Je vois, conclut l’Apprenti. Alors, il n’y aurait aucun monde où nous pourrions travailler main dans la main avec elle ?

— Ce n’est pas impossible, supposa Gorbak. Mais nous deviendrions rapidement ses pantins. Vu la façon dont elle a laissé tomber Tograz, ce n’est pas une situation qui me fait très envie. »

Il fut satisfait de leur avoir arraché un sourire. Il le savait d’expérience : se morfondre ne rendait que plus difficile de contempler la mort en face. Il fallait lâcher prise, transformer en plaisanterie un combat perdu d’avance.

Restait à espérer qu’il parviendrait à maintenir cet état d’esprit chez ses Apprentis…