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Jusqu'à ce que les dunes cessent de chanter de Ramius



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» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 02/06/2021 à 11:48
» Dernière mise à jour le 09/07/2022 à 17:53

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Aventure   Conte

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Chapitre 34 : La Lame Noire
Il y avait quelques nuages dorés, sur l’horizon ; on aurait dit des dunes que le soleil levant aurait arrachées au sol et entrainées dans le ciel avec lui. Margar ne trouvait plus aucun réconfort dans ce spectacle depuis un bon moment. Maintenant, les levers et les couchers de soleils alignés plus ou moins en face du Pic lui rappelaient que cette montagne était quelque chose de vivante, d’agissante, qui pouvait très bien s’être enterrée là pour la vue.

« Elles n’étaient pas malveillantes, mais si puissantes que la dévastation que leurs simples pas suffisaient à causer était immense, et leur était insignifiante. »

Les mots du conte fondateur lui tournaient régulièrement en tête. Ce récit avait beau être le point de départ de pratiquement toutes les traditions du désert, la cause du rejet de la science et la raison au nom de laquelle l’Ordre exerçait son pouvoir, il ne disait pratiquement rien. Le Titan pensait-il ? Pouvait-il avoir causé lui-même les « troubles dans le désert » qui approchaient de l’Oracilis, ou bien n’était-il qu’une force de destruction aveugle qui se contenterait de marcher, marcher au point de rendre le monde plat ? Et puis la question bonne pour les Guerriers : comment le tuer ?

Bah… Vingt ans plus tôt, les royaumes côtiers avaient lancé une armée dans le désert, avec assez d’artillerie pour réduire en miettes la Forteresse de l’Ordre. Eux avaient la puissance industrielle démesurée que demandait ce genre d’exploit, et ils l’avaient déjà gâchée. Face à une montagne, le désert ne pouvait pas faire grand-chose.

En plus, ce n’était même pas le problème. Mais personne ne savait vraiment où était le problème, alors chacun était un peu livré à soi-même… et de son côté, Margar en revenait régulièrement à cette idée absurde, comme quoi le Pic Rocheux puisse être le Titan de Roche du conte fondateur.

Ça n’avait peut-être rien à voir avec le danger que tout le monde craignait depuis la Cérémonie. Le tas de caillasse était resté mutique pendant plus de douze mille ans, il n’allait pas se réveiller simplement parce qu’il n’y aurait bientôt plus personne pour lui tenir compagnie ! Mais voilà, la scientiste ne supportait pas de vivre juste à côté de ce qui pouvait être considéré comme le plus gros prédateur du désert. Sèmèrès ou pas, elle avait grandi dans cet univers hostile et sans pitié. Elle avait appris à rester invisible comme une proie apeurée quand une meute de démolosses hurlait à la lune, appris à hurler comme un prédateur sûr de sa victoire en face d’un drascore que sa famille était bien en peine de maîtriser… Bien sûr que toute cette histoire de Titan endormi la révulsait.

Au moins, il y avait la luge. Aucun oracile ne lui avait fait la réflexion, mais cette luge ne pouvait avoir été imaginée que par quelqu’un voulant fuir la montagne avant qu’elle ne se réveille. Parfaitement inutile contre une attaque à l’échelle humaine, et Margar en était bien consciente. Mais elle assumait. Chacun ses peurs et sa façon de se rassurer.

C’était aussi un peu pour ça qu’elle venait encore ici chaque matin, à deux pas du vide, et elle savait que d’autres oraciles faisaient de même un peu partout sur la montagne. Ils surveillaient le désert. Avec un œil assez affûté, ils avaient de bonnes chances de repérer une procession venant vers eux, qu’il s’agisse de nomades ou de Guerriers. Mais avec le temps, le mouvement de balayer l’horizon du regard devenait familier et on s’y attelait avec moins de conviction…

Puis un éclat de couleur un peu trop sombre arrêta le regard de Margar.

Ce n’était pas dans le désert ; c’était déjà sur un contrefort, horriblement près du sommet. Et elle ne pouvait quand même pas être la première à l’avoir remarqué ? La question brûlait sa raison comme elle se relevait en catastrophe. Mouvements désordonnés, patauds, même en comparaison de ceux qu’elle voyait en face d’elle, plus bas dans la pente. Un carchacrok se dandinant sur la roche, sa peau d’un bleu sombre absorbant la lumière qui frappait les rochers autour de lui.

Et cette petite silhouette voûtée qui trottinait à côté de lui, c’était forcément un Guerrier.

La scientiste se détourna et partit en courant vers le centre du village.

Il n’y avait pas une distance immense à franchir, peut-être une centaine de mètres, mais elle la courut assez vite pour être complètement essoufflée à l’arrivée, et presque incapable de parler. Tant pis pour des cris d’alarme ; elle attrapa le bras du premier oracile qu’elle trouva à la lisière de Port-Nuage.

« Guerrier… Le contrefort… Bientôt là… »

L’autre eut l’air de se demander qui était cette folle, déjà, mais elle considéra en avoir dit assez et partit chercher une autre proie. Il l’aiderait s’il le voulait, de toute façon, alors autant tout faire soi-même.

Après une poignée de minutes seulement, quelqu’un eut pitié d’elle et lui ordonna de s’asseoir et de reprendre son souffle pendant qu’il prenait le relais. Elle voulut protester en voyant qu’il avait l’intention de passer l’avertissement en marchant, mais n’avait pas vraiment le courage de lui hurler dessus. D’ailleurs, il n’avait peut-être pas tort : de là où était le Guerrier, il devait lui rester autour d’une trentaine de minutes d’ascension.

N’empêche que Margar faillit planter un coup de coude dans cet ahuri de Sòrkat quand il vint s’asseoir par terre à côté d’elle, aussi négligemment que s’ils étaient juste là pour regarder les nuages.

« Énervée, hein ?

— Mais non, se moqua-t-elle. Je suis mortellement calme et placide, comme tout le monde ici. »

Au moins, elle avait retrouvé un semblant de souffle pour dire ça. Ce serait peut-être une bonne excuse pour aller faire quelque chose, n’importe quoi.

« Pour être honnête, je comprends, gouailla l’oracile avec une pointe de colère. Tu vas me regarder comme un Lapin-Sapeur, mais on est dans la même situation et je déteste ça.

— Et l’explication ne va pas me plaire, c’est ça ?

— Mouais. Tu verras… »

La scientiste le prit comme une invitation et se leva. Sòrkat la suivit avec un temps de retard, grommelant sans réelle conviction.

Ses pas les menèrent à la tente de Karintas, d’où sortait tout juste un gamin qui partit en courant. Ils avaient du souffle, ces jeunes…

« Margar, entama le forgeron. Tu viens pour…

— Non, je viens t’emprunter une perche. Évidemment que je viens pour le fusil. »

Il haussa les épaules, adressant un air dépité à un Sòrkat qui répondit d’un ricanement relativement peu agressif. La scientiste était la seule personne sur le Pic à vouer une haine viscérale à l’arme qu’elle avait elle-même créée, mais également la seule à s’être entraînée à tirer avec et personne ne s’attendait à ce qu’elle laisse qui que ce soit d’autre s’en servir.

Tous trois rejoignirent le seul chemin par lequel pouvait arriver le Guerrier. Ils n’étaient pas les seuls : une bonne moitié de Port-Nuage semblait les avoir déjà imités, alors qu’il restait bien deux douzaines de nutes. Une foule intimidante et qui grossissait encore, mais c’était peut-être de rigueur sachant que le moindre visiteur risquait de détruire l’Oracilis.

Les oraciles s’arrêtaient un peu avant le sentier de montagne proprement dit, dans une combe qui peinait à en accueillir autant. Depuis les derniers rangs, Margar vit qu’ils laissaient un espace libre de quelques pas devant le sentier.

Du moins, vide si on excluait Eriane.

La vieillarde racornie se dressait devant l’entrée de Port-Nuage comme une statue protectrice. Elle ne bougea pas d’un cil pendant le temps interminable que dura l’attente, elle ne prêta pas une seule seconde d’attention aux murmures qui bruissaient autour d’elle. Avec une pointe de rancune pas tout à fait imméritée, Margar se dit qu’elle ressemblait elle-même beaucoup à une vieille Guerrière, froide et immobile.

Le silence tomba brusquement quand un museau pointu émergea de la roche au détour du sentier. Le carchacrok s’élança lestement sur la portion de terrain à découvert, puis en ignorant royalement la foule aux regards fixés sur lui, il se retourna et attendit patiemment. Sans les griffes tranchantes, les crocs qui dépassaient de sa mâchoire, la queue qui le maintenait en équilibre et les écailles bleues qui le recouvraient, on aurait probablement pu le prendre pour un enfant prenant joyeusement un peu d’avance sur ses parents.

Le Guerrier s’avança, à son tour. C’était en fait une Guerrière, dévastée par le fardeau de l’âge : elle devait approcher dangereusement de la soixantaine.

Autrefois, songea Margar, avant le Grand Cataclysme, les gens vivaient plus vieux. Ils vieillissaient lentement, jour après jour, mais restaient longtemps alertes. Pas de ça dans le désert : le rayonnement trop intense du soleil provoquait des cancers sur le long terme, et dès que l’organisme faiblissait, il subissait de plein fouet tous les facteurs de la vieillesse.

Ces pensées avaient pris le temps que mit la Guerrière à s’arrêter à une petite distance d’Eriane. Elle faisait peine à voir, lente et chétive. Presque pitié… Mais cela, ce serait impossible tant qu’elle arborerait ce regard prêt à tuer, et tant qu’une épée s’accrocherait à son dos sans le briser sur le coup.

La couleur de cette épée attira un instant tous les regards : rouge, noire et jaune, loin de l’Acier gris et des panaches violets qu’absolument toutes les épées arboraient. Brièvement, Margar se rappela d’en avoir parlé, avec ce Guerrier qui protégeait son ancien village (elle était presque sûre qu’il s’appelait Gorbak). Cette Guerrière n’était donc pas une, mais la célèbre Lame Noire…

Si son corps n’était pas à la hauteur de sa réputation, son attitude et son regard l’étaient.

« Tu n’es pas la bienvenue sur le Pic Rocheux. »

La voix d’Eriane ne tremblait pas, ne fléchissait pas. Le Pic entier avait l’habitude de cette voix chargée de venin, et l’oracile s’attira l’attention générale (avec encore quelques ronchonnements indistincts de Sòrkat).

« Le sable luit sous tes pas, articula la Renégate. Eriane tal Oracilis, Gardienne du Pic Rocheux… Et tu dois savoir qui je suis.

— Niram-nag Nalinal, oui. J’ai entendu parler de ton échec. »

Elle avait l’air en forme, se dit Margar pendant le ricanement long et pénible qui accueillit cette attaque. Prête à écharper quelqu’un sans sommation, et c’était la Renégate qui allait prendre…

Alors elle comprit d’un coup ce qu’il se passait. Eriane devait être cette défense du Pic qui mettait Sòrkat de si mauvaise humeur, et ayant décidé que la Renégate était une intruse, elle s’apprêtait à la détruire. La scientiste retint son souffle.

« Moi, un échec ? reprit malicieusement Niram. Ah, je ne dois certainement pas mériter un tel comité d’accueil, alors…

— Bien sûr, nous sommes là pour la chose que tu portes sur ton dos. Qui es-tu, toi, pour prétendre avoir la moindre importance ?

— Je suis… si je traduis bien vos langages vieillots… le Glas de Trois. »

Un bruissement agita la foule, fait de regards gênés et de questions silencieuses. Quelqu’un, non loin de Margar, osa ânonner un maigre chapelet de jurons (de ce que la scientiste comprit, il était question de pendre un espion). Elle en déduisit que ce drôle de terme un peu menaçant apparaissait dans un quelconque texte poussiéreux que les oraciles devaient tenir sous clef, et qui n’était pas censé être connu hors du Pic.

Des inepties sans importance, donc, et elle et Eriane furent bien les seules à les traiter ainsi.

« Tu prononces ces mots comme s’ils étaient nobles, se moqua la vieillarde. Mais je ne vois rien de noble à laisser détruire tout ce que tu as fait sur les conseils d’un serpent.

— As-tu eu besoin de toute une vie pour arriver à cette conclusion ? Brillant, vraiment.

— Prétend celle qui a passé la sienne à errer sans but en s’en remettant à la chance…

— Je suis maîtresse de ma chance. Es-tu maîtresse de ta noblesse ?

— Ah bon ? l’ignora Eriane. C’était donc sans doute volontaire, de laisser l’Ordre mettre la main sur un Joyau ? »

Pour la première fois, la Renégate afficha une certaine perplexité. Pas de quoi entamer sa gouaille, mais l’oracile ne manqua pas d’afficher un rictus carnassier.

« Alors ils l’ont trouvé ? Eh bien, je dois reconnaître qu’ils ne sont pas dénués de toute forme de compétence. Mais qu’il reste en leur possession ! Il est bien trop tard pour que leurs sbires me traquent grâce à lui, et j’irai bientôt le leur prendre moi-même.

— Quelle confiance, pour quelqu’un qui risque sa vie… Et qui la risque seule. »

Non amo harenæ.

La voix, sifflante et inhumaine, sortait de nulle part ; en diagnostiquant à la hâte le froid soudain qu’elle ressentait et le bourdonnement que ces trois mots avaient laissé à ses tempes, la scientiste supposa que ce qui avait parlé devait l’avoir fait au niveau du sang ou des os des personnes présentes. C’était forcément l’épée, mais elle n’avait jamais entendu parler d’une épée ayant une voix…

« Qu’est-ce que tu racontes, toi, encore ? demanda la Renégate à la masse d’Acier agrippée à son dos sans recevoir de réponse. Bah, sans importance. Toi, tu as du culot de m’appeler seule. »

Le carchacrok produisit un ronronnement enjoué à ces mots. Il devait suivre l’affrontement comme il pouvait, et comprendre quelques mots à la volée.

Margar eut soudain douloureusement conscience du temps qui s’écoulait sans que personne ne fasse rien. Seule Eriane tenait tête à la Lame Noire, et elle n’avait pas l’impression que qui que ce soit d’autre soit de taille.

« Je ne parle pas de tes malédictions, s’amusa l’oracile. Je parle de la chair de ta chair. Que vaut ton but, quand même la vie que tu as donnée s’en détourne froidement ? »

Seul lui répondit un silence douloureux. Niram ne baissa pas la tête, continuant de défier Eriane du regard, mais elle n’avait aucune réponse à cette accusation-là.

L’oracile poursuivit impitoyablement.

« Mais je comprends que tu aies eu du mal à leur donner foi en toi quand tu n’en avais aucune par toi-même. Tu es venue ici sur les conseils d’un homme qui est à présent fou, et tu es aussi folle que lui de l’avoir fait sans le huitième Joyau. Tu échoueras dans l’œuvre à laquelle tu as consacré ta vie, et tu ne feras que servir de pion à l’horreur que tu portes sur ton dos. Tu es un échec, Niram-nag. »

Elle avait craché le suffixe des nomades avec assez de mépris pour laisser entendre celui qui suivait. Nalinal, rejetée de l’Ordre. Rejetée du monde entier, pour ce que ça valait. Et le doute tirant les traits de la Renégate indiquait sans erreur possible qu’elle l’avait très bien entendu.

« Pars d’ici et va mourir sous le regard des dieux. »

La conclusion était sans appel et le reste de l’Oracilis commença à la reprendre, en cadence.

« Pars d’ici et va mourir sous le regard des dieux ! »

Certains criaient, d’autre chuchotaient, la plupart parlaient du même ton calme qu’Eriane ; avec les voix de près de huit cents personnes, ça ne faisait aucune différence. La Renégate recula d’un pas devant ce mur de son.

Alors l’épée pendant dans son dos délaça les panaches de cuir qui la maintenaient, et s’éleva dans l’air.

La lame gris anthracite bordée de carmin sombre se mit à luire, s’entourant d’une aura bleu pâle. Personne n’eut le temps de faire un mouvement, et personne n’aurait pu y faire grand-chose ; elle tourbillonna sur elle-même en s’élançant vers Eriane et l’oracile reçut le coup en pleine nuque.

Margar ne vit pas de sang, mais le craquement d’os qui avait couvert le murmure horrifié de l’Oracilis était assez éloquent. Elle ne se relèverait pas.

« Tu aurais pu me dire dès le départ que tu pouvais faire ça ici, grogna la Lame Noire à l’adresse de l’épée qui revenait docilement se placer dans son dos. Bon, assez perdu de temps. »

Elle s’avança, sans un regard pour le corps gisant devant ses pieds. La plupart des oraciles n’osèrent pas esquisser un geste, mais quelques-uns jouèrent des coudes et finirent par sortir du rang, juste avant que la Lame Noire ne se plante devant le mur humain pour lui ordonner de lui céder le passage.

Ils étaient cinq, tous solidement charpentés ; Margar reconnut Karintas parmi eux, avec un sursaut d’angoisse.

Puis le carchacrok bondit joyeusement par-dessus sa maîtresse, et toisa les humains assez fous pour lui tenir tête. C’était sans espoir, et après un instant de flottement, la foule commença à s’écarter de mauvaise grâce.

Alors seulement la scientiste se rappela ce qu’elle tenait en main. Et ça pouvait bien être la solution. Impossible de prédire ce que ferait l’épée, mais le dragon ne serait d’aucune aide à la Lame Noire, et Margar savait qu’elle était capable de tirer avec assez de précision pour réussir son coup.

C’était tard pour y penser, se morigéna-t-elle ; la Lame Noire disparaissait déjà au milieu des oraciles, signalée seulement par le carchacrok à côté d’elle. L’assemblée commença à se disloquer, certains suivant la Renégate avec angoisse, d’autre hésitant et ne sachant pas que faire. Margar fit de son mieux pour se mêler au maigre flot qui remontait vers le village, en s’efforçant de ne penser ni à la crosse que sa main serrait nerveusement, ni aux sens surdéveloppés des carchacroks…

Il y avait quelque chose de sinistre dans les tentes solides de Port-Nuage. La Lame Noire perdit une bonne partie des oraciles qui la suivaient en se faufilant dans les allées trop étroites ; le moment aurait été idéal pour tenter de frapper si Margar n’avait pas été entraînée sur un autre chemin.

Elle finit par reprendre contact au niveau de la place centrale. La Lame Noire s’était avancée seule dans le large cercle de tentes, au milieu des tables et des tabourets en bois sagement rangés. L’espace libre était encore plus grand que dans la combe par où elle était entrée, pourtant il y avait quelque chose dans sa démarche qui étouffait l’impression d’écrasement que renvoyait le décor. Cette place n’était pas conçue pour une seule personne, mais l’immobilité des oraciles arrêtés au niveau des tentes, sans un pied sur la place, donnait une forme de légitimité à la Renégate.

Du point de vue de Margar, elle était surtout dos à elle, et son épée gênait le tir. La scientiste voulut faire le tour, se placer à un endroit plus favorable, mais trop d’oraciles étaient arrivés derrière elle pour le lui permettre. Alors elle se contenta de laisser retomber le fusil contre sa jambe, de le cacher du mieux qu’elle put derrière son habit, et de regarder.

Comme tout le monde.

La Lame Noire s’arrêta au centre de la place, s’agenouilla. Avec des mouvements lents et respectueux, elle sortit toute une série d’objets de ses vastes poches. Un par un, précautionneusement. Derrière elle, le carchacrok reniflait des restes de repas en se demandant visiblement s’il avait faim.

Au bout d’un moment, la Lame Noire se releva et recula de quelques pas. Margar put voir ce qu’elle avait disposé ainsi au sol : une poignée de gemmes brillantes et colorées, chacune de la taille d’un bras. Elle se demanda brièvement s’il y avait une signification particulière dans le motif que traçaient leurs facettes scintillantes, puis les relégua à l’arrière de son esprit.

La Lame Noire avait saisi son épée. Elle la planta dans le sol devant les gemmes, d’un mouvement brusque qui lui arracha un grommellement.

La scientiste fit doucement passer son fusil devant elle. Attraper le canon de la main gauche, le lâcher de la main droite, attraper la crosse poussiéreuse. Ne pas penser à ce qu’elle faisait. Ne pas penser non plus au rictus choqué d’Eriane quand l’épée lui avait fracassé le cou. Ne penser qu’à ces mots du conte.

« Elles n’étaient pas malveillantes, mais si puissantes que la dévastation que leurs simples pas suffisaient à causer était immense, et leur était insignifiante. »

Peut-être que ce n’était qu’une peur inutile, peut-être ce que la Lame Noire cherchait à faire était tout autre. Mais les oraciles la regardaient dans un silence trop mortifié pour que Margar prenne le risque. Elle était ici en ennemie et elle ne devait pas terminer ce qu’elle faisait. La simple possibilité qu’elle veuille réveiller le Titan était trop dangereuse. Inacceptable.

Déjà, lever l’arme. Ensuite, s’assurer d’avoir une prise correcte. Recevoir le fusil dans le creux de l’épaule et du cou, le porter et le maintenir d’une main enroulée autour du canon sans assurer aucune force. Absorber le choc. Machinalement, s’avancer d’un pas, sur le sol de terre battue, pour ne pas avoir dans les pattes les oraciles debout derrière elle. Viser, l’œil dans le prolongement du canon. D’infimes mouvement de l’épaule, puis du coude, du poignet, jusqu’à ce que le mince trait d’Acier trace une ligne droite vers la tête couverte de cheveux abîmés par le sable, qui ne bougeait presque plus.

Ensuite, relever le chien.

Le léger claquement produit par le mécanisme résonna plus fort qu’un coup de feu et les regards abandonnèrent la Lame Noire de concert. Elle-même se retourna, vivement, et son regard contenait de l’effroi quand elle croisa celui de Margar.

Sérieusement ? Ils étaient vraiment obligés de tous la regarder en silence, là ?

Puis la Lame Noire se couvrit la bouche, les yeux s’écarquillant. Elle-même ne prêtait plus aucune attention à ce qui l’entourait : elle ne regardait que la scientiste. Et Margar n’aurait plus juré percevoir la moindre peur dans son regard. C’était autre chose, quelque chose comme de la tristesse ou de la honte. Aucune importance ; de toute façon impossible d’en être sûre à cette distance.

Le carchacrok releva une tête intriguée, s’attirant un coup d’œil rapide de Margar. Sur un sol de roche et de poussière, il ne pouvait pas courir, mais au moindre mouvement de sa part, il faudrait qu’elle tire. Elle se dit qu’elle en mourrait peut-être ; mais chassa cette pensée avec une facilité étonnante. Ce n’était qu’une abstraction… Ce n’était pas à elle de mourir. C’était à celle d’en face.

Elle attendait. Cela faisait un moment, maintenant. Plusieurs gondes. Pas une nute. Et Margar ne tirait pas.

Elle n’osait pas. En quelque sorte. Son index ne bougeait pas, ou n’appuyait pas assez fort pour vaincre la résistance du ressort. Elle soupçonna un coup tordu de l’épée, ou peut-être simplement un grain de sable dans le mécanisme, mais elle savait bien que ce n’était pas ça.

Elle n’avait pas de mots, de pensées à poser dessus. Elle savait qu’elle devait tirer, elle était persuadée qu’elle le faisait, mais le tir ne venait pas, mais son bras ne répondait pas.

Le carchacrok bondit joyeusement, sans menace, et trottina vers elle. Elle crut que cela suffirait à la faire tirer, et rien ne se passa.

« Triton, ordonna la Lame Noire. Non. »

Le dragon retourna la tête vers elle, puis regarda à nouveau Margar, et se détourna avec une sorte de ronronnement qui lui fit penser à un hochement d’épaules.

« Non, répéta Niram, la voix tremblotante. Non… »

Elle s’adressait à son carchacrok, pas à la scientiste, pourtant cette dernière baissa son arme, lentement. La lâcha, un autre bruit qui profana le silence.

Bon. Objectivité. Si elle ne pouvait pas tuer la Lame Noire, et si personne d’autre ne le faisait à sa place, alors il était temps de foutre le camp. Elle se détourna résolument et se fraya un passage à travers la foule. Vers la falaise.

Un sentiment d’urgence désagréable accélérait les battements de son cœur, mais elle ne le sentait presque pas à côté de la nausée qui lui nouait le ventre. Qu’est-ce qui lui avait pris, bon sang ? Mais elle n’avait pas de réponse et elle devait fuir, alors elle n’entendait pas la question qu’elle continuait quand même de répéter.

Elle récupéra la luge, placée à quelques dizaines de mètres de la falaise proprement dite, et trottina vers l’endroit qu’elle avait repéré. Le point de départ le moins dangereux.

N’empêche qu’elle devait être complètement folle. Mais elle avait fait le calcul dix-huit fois et cela lui donnait une confiance absolue dans son plan de fuite.

Des pas battant sur le roc la rattrapèrent. Sòrkat.

« Margar ! lança-t-il. Attends ! »

Elle devait être particulièrement hagarde, parce qu’il s’arrêta dès qu’elle tourna la tête vers lui. Mais elle n’avait pas tout-à-fait le temps d’affronter son regard.

« Ça ne peut pas attendre ?

— T’es sur le point de partir, je te signale. Et probablement de mourir, ce qui est complètement fou de ta part mais passons. Je dois te dire quelque chose avant… »

Il s’interrompit, cherchant ses mots. Lui non plus n’avait pas l’air dans son assiette. Margar aurait voulu lui accorder un répit, mais… il n’y en avait qu’un.

« Viens avec moi, suggéra-t-elle. Tu me diras ça en bas.

— Tu — quoi — je — mais — mais on va se tuer…

— Ta confiance me touche, dis donc. »

Elle était surtout amusée par sa confusion totale, mais il ne fit pas mine de le relever. En fait, il prit sa décision plutôt rapidement.

« Je — eh bien… Oh et puis merde. De toute façon c’est la fin, alors… ouais, autant faire ça rapidement ?

— Comment ça ? La Lame Noire a essayé de massacrer tout le monde ?

— T’occupe, répondit-il avec un sourire narquois. C’est toi qui veux que je te le dise en bas. »

Il avait raison et cela lui arracha un embryon de rire.

Puis elle marcha tranquillement au bord du vide, plaça la luge au sol. Pour deux, ça serait juste.

« J’ai une mauvaise nouvelle, sourit-elle. Tu montes devant.

— Argh.

— Comme tu dis.

— Bon, alors… j’imagine que n’importe qui aurait le vertige en faisant ça… »

Ce qui les fit bel et bien pouffer pendant assez longtemps pour que l’oracile s’installe. Pas encore dans le vide : seul l’avant de la luge s’engageait un peu sur la pente.

« C’est presque beau, vu d’ici, hésita-t-il encore.

— Oui, et ça ne va pas durer. »

Presque sans hésitation, elle recula de deux pas, s’élança et sauta dans la luge. Elle pesta à l’atterrissage (ses genoux se souviendraient longtemps de cette idiotie-là), puis passa les bras devant Sòrkat pour attraper les cordes de cuir montées à l’avant de la plaque d’Acier.

Ce n’est que quand elle les eut en mains qu’elle prit conscience que ça y était, qu’ils étaient dans la pente, et que le vertige et la vitesse étaient loin d’être une blague.

Ah, et puis Sòrkat hurlait. Il n’avait pas tort, en fait, elle aurait bientôt besoin de faire pareil.