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Jusqu'à ce que les dunes cessent de chanter de Ramius



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» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 24/03/2021 à 09:05
» Dernière mise à jour le 29/06/2021 à 13:14

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Aventure   Conte

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Chapitre 24 : Souffle le vent et siffle l’Acier
« Avez-vous arrêté vos pensées ?

— Oui, maître. Mais nous n’avons pas prévu grand-chose : nous n’avons jamais combattu aucun de ces deux monstres.

— Donc nous avons principalement établi qu’Onis tenterait d’abattre l’Enarmuré, pendant que je le couvrirais contre la Mèche. On a aussi prévu quelques déplacements spécifiques, pour communiquer sans perdre de temps.

— Ça fera l’affaire, je pense. Ceci dit, restez prudents. Même si un Enarmuré et une Mèche ne sont pas des monstres particulièrement dangereux, ces cristaux pourraient vous compliquer la tâche. »

Ils acquiescèrent, mais son air sérieux n’empêcha pas Aixed de répondre en plaisantant.

« Après le coup du Bossu, je pense qu’on sera prudents, oui… »

Ricanement d’Onis. Ils avaient dû ralentir un peu l’allure en recherchant le second laboratoire : malgré le baume de sève de Torterra appliqué par Gorbak, le dos brûlé de l’Apprenti ne cicatriserait pas avant plusieurs mois, et il marcherait courbé pendant une bonne semaine. Aixed, d’ailleurs, était logée à la même enseigne. Elle ne l’aurait pas avoué, mais le simple fait de grimper sur le dos de son Démon lui élançait douloureusement les bras.

Cette fois-ci, Gorbak avait fait semblant de ménager ses Apprentis. Il avait ordonné aux Démons de ne pas se montrer pendant qu’ils observaient le laboratoire depuis la crête de la dune la plus éloignée, il était sagement redescendu loin des regards pour briefer les deux jeunes adultes… Tous trois se doutaient tout de même que vu la violence du combat contre le Bossu et les marques qu’il avait laissées, le Guerrier devrait forcément intervenir. Et peut-être tôt. Peut-être, d’ailleurs, que le plus tôt serait le mieux. Gorbak et son Démon avaient une expérience qui manquait aux Apprentis.

Les Guerriers n’avaient généralement pas affaire avec les Bossus ; en revanche, les Mèches et les Enarmurés étaient plus répandus. Les seconds représentaient rarement un danger pour les villages, mais un Guerrier vadrouillant dans le désert pouvait être défié par un Enarmuré dont il traverserait le territoire. Le plus souvent, le défi était accepté. Les Enarmurés faisaient partie des rares monstres pouvant se permettre de défier un Démon des Sables, mais la plupart du temps, ils ne faisaient pas le poids en face d’une épée.

Quant aux Mèches, leur tempérament agressif et revanchard faisait qu’elles pouvaient harceler un village pendant des jours, ignorant les corrections fréquentes infligées par son Guerrier au point d’être si affaiblies qu’un Phénix ou une autre Mèche les chassait de leur territoire. Voire le Guerrier lui-même : les recettes à base de Mèche avaient la réputation d’être horriblement difficile à assaisonner, mais certains Alchimistes prenaient cela comme un défi.

Le soleil levant se faisait insistant. Les Guerriers étaient partis tôt, ne sachant pas à quelle distance ils trouveraient le laboratoire, et avaient failli foncer dedans.

« Bon, conclut Gorbak. Au boulot. »

Ils reprirent le chemin de la crête, en silence. Aucun des trois n’était vraiment rassuré — et aucun des trois ne l’aurait admis aux deux autres.

Il y avait un air de familiarité désagréable à voir le Démon de Gorbak s’élancer de lui-même vers l’autre extrémité de la vallée entre les dunes. À voir les allées désertes entre les tentes et les monstres qui se prélassaient, n’ayant aucun besoin de patrouiller sur leur maigre territoire. À se voir tous deux descendre la pente à petites foulées, à sentir la morsure impatiente de leurs épées, à entendre le chant funèbre qui s’échappait des dunes comme pour présager de l’affrontement.

Et puis on les vit.

Ce fut la Mèche qui donna l’alerte, un piaillement strident d’intimidation. Elle s’envola aussitôt, la longue plume orangée de son front dansant furieusement dans la bourrasque soulevée par ses ailes.

Une déplaisante atmosphère de désinvolture enveloppait le laboratoire. Les Marcheurs levèrent leur bosquet sans attendre de voir quelles proportions le combat prendrait, sans doute prévenus par un précédent combat ; quant aux scientistes, ils semblaient prêts à se reposer sur leurs monstres au point de ne même pas distribuer leurs traditionnelles lances empoisonnées.

C’était presque menaçant. Les Apprentis n’eurent pas besoin de se concerter pour accélérer le pas, et lancer le Démon d’Onis en charge ; Aixed, elle, garda les yeux fixés sur la Mèche qui entamait un cercle. Elle laisserait visiblement l’Enarmuré encaisser la charge, mais cela n’eut pas l’air de déranger le monstre, qui présenta sa lourde tête cornue au Démon.

Les scientistes s’étaient rassemblés derrière eux, et deux étaient même assez indifférents à l’attaque pour plaisanter joyeusement. Et chacun tenait en main un cristal plus ou moins transparent, aux couleurs des deux monstres. Celui qui tenait le gris foncé l’agita presque négligemment en direction de l’Enarmuré, qui rugissait avec enthousiasme.

La métamorphose fut brève et brutale. Un instant auparavant l’Enarmuré défiait le Démon qui était presque sur lui, et en un éclair tonitruant, il n’était plus là — il n’y avait plus qu’un mur d’Acier, aussi massif qu’un Reg et aussi méprisant qu’une falaise.

Le Démon d’Onis ne put pas dévier sa course et se prit le monolithe de plein fouet. Sonné, il faillit subir un plaquage en représailles — et si ridicule qu’il soit, écrasé par la masse de l’armure où il était désormais encastré, l’Enarmuré était étonnamment rapide.

Le Démon n’échappa à la presse que pour encaisser de plein fouet un piqué aérien de la Mèche, dont les serres aiguisées parvinrent à poinçonner le cuir du prédateur, faisant couler le sang à la base de son aileron. Et il n’eut même pas l’occasion de riposter : l’Enarmuré revenait déjà sur lui, le sable s’agglomérant sur son passage. Il préparait une Lame de Roc. Le dragon n’en demanda pas plus ; il fila vers son maître sans demander son reste, et cette première victoire arracha un cri de triomphe aux scientistes.

Plus haut dans la pente, Aixed avait saisi sa chance, et lancé son Démon contre la Mèche qui s’était exposée à basse altitude. L’oiseau, contrairement à l’Enarmuré, ne pouvait pas se permettre d’encaisser une seule attaque.

Et elle n’essaya même pas. Le Démon avait démarré de loin, le mouvement avait été trop lent et trop visible ; quand le dragon bondit par-dessus la moitié du laboratoire, la Mèche n’eut qu’un claquement d’ailes à donner pour l’esquiver négligemment.

Il retomba parmi les tentes, une Mèche et un Enarmuré se tenant entre lui et son comparse Démon. Ou à peu près : la Mèche, profitant de son avantage évident, narguait le Démon de Gorbak, le mettait au défi de s’approcher des scientistes — lesquels étaient remontés dans la pente de la dune, loin de l’affrontement. Le vieux Démon semblait hésiter ; puis le jeune, en bas, se détourna de lui. Il avait un problème plus pressant : l’Enarmuré dont l’acharnement avait fini par répandre un tapis de roches anguleuses autour de lui.

Le monstre fit claquer sa queue contre le sable avec un grognement satisfait, et les roches s’enfouirent dans le sol comme pour fuir ce bruit sourd. Désormais, la Lame de Roc pouvait frapper à peu près n’importe où.

Il ne connaissait sans doute pas Aixed. L’Apprentie avait deviné le danger depuis un moment et s’était servie de la situation précaire de son Démon comme diversion pour s’approcher du monstre bardé d’Acier.

Ce dernier sentit avec un air surpris la dernière chose à laquelle il s’attendait : le maigre poids d’un humain lui grimpant sur le dos.

La manœuvre était bien pensée. Stupide, mais bien pensée : l’Enarmuré n’avait aucun moyen d’atteindre l’Apprentie avec la Lame de Roc qui trépignait sous le sable, et aucune partie de son corps n’était assez souple pour l’atteindre. Elle, au contraire, avait largement assez d’amplitude de mouvement pour tenter d’insérer son épée entre les lourdes plaques d’armure qui protégeaient la nuque de son adversaire — et si jamais la Mèche faisait mine de piquer, trois Démons sur les nerfs étaient prêts à l’intercepter.

La manœuvre restait stupide. L’Enarmuré lui laissa le temps dont elle avait besoin pour placer son épée, puis inclina la tête pour la bloquer — et tomba sur le côté d’un mouvement de bassin implacable, et roula sur le dos.

L’Apprentie se jeta dans le sable avec une tempête d’injures, abandonnant son épée juste à temps pour un instant plus tard tomber nez à nez avec le monstre se relevant lentement, mais sans effort.

Au-dessus d’eux, la Mèche lança ce qui se rapprochait d’un ricanement. Elle tenait toujours le Démon de Gorbak en respect, et dans le dos de l’Enarmuré, Onis et son Démon restaient figés, incapables de décider par quel angle attaquer. Aixed ne les en aurait pas blâmés, leurs adversaires semblaient impossibles à prendre par surprise. Peut-être que Gorbak…

Elle sourit en ne le trouvant pas sur la dune. Elle sourit en entendant la Mèche hurler un cri d’alarme, en voyant l’Enarmuré interrompre sa lourde avancée sur elle et son Démon qui reculaient, elle sourit en voyant les regards converger vers les scientistes regroupés. Elle savait déjà qu’elle trouverait Gorbak au milieu d’eux, son épée baignée d’un halo bleu envoyant voler le maître de l’Enarmuré comme un sac de cuir.

Le monstre rugit de colère — mais garda ses esprits, ses yeux foudroyant le Guerrier avec suffisamment de ruse pour dissuader la Mèche d’intervenir.

Et cette dernière n’intervint pas en voyant le vieil homme se retourner vers son propre maître, qui avait toujours un cristal mat et inerte à la main et semblait bien seul au milieu du cercle qui s’était évidé entre les scientistes. Elle n’en eut pas besoin.

La Lame de Roc faucha Gorbak ; pas sans que son épée ne l’ait prévenu, pas sans que son bouclier ne soit venu se placer sous ses pieds et sans que les panaches noirs ne dévient les rocs restants, mais l’éboulement inversé lui fit perdre pied et le projeta dans la pente., en roulé-boulé Tout droit vers l’Enarmuré qui était aussi loin qu’on pouvait l’être de dégager un gramme de pitié.

Il n’eut pas l’occasion de finir le travail, cependant : le Guerrier sembla soudain être aspiré dans le sable, et atterrit de l’autre côté du monstre d’Acier. Là où les deux Apprentis s’étaient rejoints, profitant de la distraction de l’Enarmuré pour le contourner, et où ils furent bientôt rejoints par les trois Démons.

« Changement de plan, admit Gorbak comme il admettrait une erreur. On va faire ça ensemble. »

Au-dessus du laboratoire laissé à peu près intact, un éclair détonna, dévoilant une Mèche moitié plus grande et aux ailes liserées de bleu. Derrière les Guerriers, les Marcheurs atteignirent finalement le sommet de leur dune, et passèrent avec soulagement de l’autre côté. Dans le ciel, le soleil matinal laissa quelques traînées d’or rebondir sur l’armure d’Acier.

Cette dernière tressaillit, comme si une lance avait mordu un point sensible à travers elle. L’Enarmuré baissa la tête avec un grognement, puis la renvoya aussitôt en arrière dans un crissement d’Acier froissé. Son mouvement se bloqua trop tôt, et il eut beau tendre tout son corps dans l’effort, il ne parvint pas à gagner un seul cètre.

La cause de son trouble fut facilement visible quand il laissa retomber son lourd casque cornu : un panache bleuté voletait dans l’air, animé d’une volonté propre. L’épée d’Aixed avait survécu et elle semblait se plaire sur ce nouvel hôte.

« Tu pourras te débrouiller sans ? demanda Gorbak.

— Comme si Onis et moi servions à grand-chose…

— À faire diversion ? On est plutôt bons à ça.

— Je le prends pour un oui.

— Ils ne vont pas tenter de l’enlever ? »

Le Guerrier sourit, comme amusé par la blague. Et en effet, un des scientistes s’avançait vers le monstre immobile. Les deux camps se faisaient face avec hargne. C’était un combat à mort et il ne tarderait pas à reprendre.

« Une seule main peut la porter, déclara-t-il cérémonieusement.

— Deux, en fait. »

Cette fois-ci, il n’avala qu’à moitié la remarque. Mais ils avaient eu tout le temps de s’habituer à l’humour mordant de l’Apprentie.

« Je pars devant, reprit-il avec plus de sérieux. Ils vont tous se précipiter sur moi, et vous me couvrirez.

— Vu, acquiesça Onis. Je prends les scientistes. Et, vous deux…

— Attrapez cette Mèche.

— Prends de l’élan !

— Et quant à toi, conclut Gorbak. On ouvre sa garde et tu cases un Séisme. »

Les Démons s’égaillèrent joyeusement, chacun son rôle. Celui de Gorbak semblait particulièrement satisfait à l’idée de s’occuper de ce mur d’Acier vivant. Il ne laissa pas s’estomper son attention pour si peu, néanmoins.

Le scientiste fouillait dans le dos de l’Enarmuré avec des chiffons autour des mains ; il tomba dans le sable avec un hurlement, le panache bleuté lui glissant des bras en claquant dans l’air. Il gênerait le monstre s’il devait bouger ; Gorbak sembla disparaître en faisant un pas sur le côté.

Son Démon s’élança avec un rugissement de défi, auquel la Mèche et l’Enarmuré répondirent sans attendre. La première ne piqua pas, pourtant : elle modula son cri et en fit un chant, qui s’étendit largement sur le désert.

Le second rentra la tête, ouvrit la mâchoire, et attendit le choc. Aussi le Démon préféra-t-il s’immobiliser à une longueur de queue devant son adversaire. Une invitation à s’avancer, qu’un défi pour la Mèche de piquer. Et en même temps que l’Enarmuré observait la manœuvre avec méfiance, Gorbak se réceptionna sur son dos.

Il était plus grand qu’Aixed et il s’en fallait de peu pour que la lourde queue du monstre ne le fasse tomber. Mais lui aussi était libre de ses mouvements et en sécurité — et surtout : son épée connaissait bien plus de tours que celle de l’Apprentie.

L’Enarmuré n’avait pas le choix, qu’il visse ou non le halo bleuté qui nimbait la lame dans son dos. Il inclina le genou devant le Démon et se laissa rouler sur son maître — il ferma les yeux, les paupières revêtues d’Acier déviant au dernier instant la paire de griffes qui tentait de profiter de sa vulnérabilité.

Vulnérabilité relative. Les griffes n’avaient pas pu érafler sa carapace d’Acier quand il se releva. Un coup de queue à l’aveugle, pour faire bonne mesure ; mais le Guerrier l’évita. Il était trop roublard pour se faire avoir.

Son Démon, en revanche, ne vit pas venir le vent qui répondit à l’appel de la Mèche. Il se déroba avec un couinement surpris quand l’Enarmuré avança sur lui avec une vitesse imprévue ; il recula de près, usant de toute son expérience pour garder une distance minimale avec son adversaire et continuer de le harceler au corps-à-corps.

Il faisait confiance à ses ailiers pour le protéger contre l’Oiseau, mais ce ne fut pas nécessaire : elle choisit de s’attaquer à la cible la plus isolée. Le meilleur choix, mais pas un bon. Gorbak et son épée n’avaient rien d’une proie facile, et ils n’hésitèrent pas à faire entrer cette leçon dans le crâne de la Mèche. Ni lui, fixé au sol, ni elle, incapable de franchir le barrage d’Acier, ne parvenait à prendre l’avantage.

Elle n’en avait de toute façon pas besoin, réalisèrent les Apprentis en voyant les scientistes descendre la pente. Gorbak ne pourrait pas lutter contre le monstre et la foule en même temps : ils devaient trouver le moyen de contourner l’Enarmuré, et vite. Donc de distraire son attention — le sable grouillait de roches sous lui, et une Lame de Roc aurait tôt fait de les arrêter.

Il n’y avait pas vingt-quatre solutions. Aixed s’élança tout droit sur lui, en décidant d’arrêter de compter ce genre de mouvements stupides. Onis jura, puis prit ses distances pour filer vers Gorbak avec son Démon.

Les deux duellistes firent à peine mine de leur prêter un regard, trop concentrés l’un sur l’autre, mais c’était suffisant. Aixed parvint à se planter devant le monstre d’Acier ; mais hors de question de le défier. Elle murmura comme si lui seul devait l’entendre.

« Aide-moi. »

Il la toisa, étonné. Mais qu’il ait compris était secondaire.

Plantée dans sa nuque, l’épée fit claquer son panache et daigna répondre à la demande de sa porteuse. Elle ouvrit en grand sa froide avidité, et sa morsure intangible transperça l’Enarmuré qui la supportait. Il riposta avec un grondement haineux ; il donna un coup de tête en arrière, échouant encore à briser l’importune. Bah ! La douleur, il avait vu pire ; cette humaine, en revanche, elle paierait.

Et pendant qu’il prenait pour de bon cette résolution, Onis et son Démon avaient échappé à son regard et complètement contourné sa large masse. Il ne les remarqua pas — le Démon de Gorbak tentait à nouveau sa chance au niveau des yeux, malgré les griffes d’Acier qui labouraient le cuir tanné de son ventre, malgré les cornes qui menaçaient en permanence de le broyer dans le sable.

Derrière lui, la Mèche reprit de l’altitude avec un piaillement courroucé, et les scientistes s’arrêtèrent, peu enclins à affronter la lame mortelle d’un Apprenti. Devant lui, Aixed fit son possible pour le contourner à son tour : il était plus que temps de récupérer cette épée.

De son côté, Gorbak vit surtout qu’il avait un moment de sécurité. Il disparut en défiant la Mèche du regard.

Elle comprit tout de suite, bien sûr ; mais par où esquiver ? Obéissant à sa maîtresse, le Démon d’Aixed venait de bondir sur la tête de l’Enarmuré. Il n’avait que peu d’équilibre et tomberait dans un instant, mais c’était plus que nécessaire : de ce perchoir improvisé et qui menaçait de le jeter à bas, il pouvait bondir haut et loin.

Une seule échappatoire : prendre de l’altitude. Piquer, peut-être, en tout cas reprendre l’avantage. S’éloigner avant de frapper, porter assistance à l’Enarmuré — il avait beau être indestructible, il restait noyé d’ennemis.

Mais le Guerrier et son Apprentie avaient chacun deviné les réactions de l’autre. Le premier réapparut quelques mètres au-dessus de la Mèche, son sourire narquois solidement accroché aux lèvres.

Elle ne le vit pas arriver. Elle sentit seulement le poids qui s’abattait sur ses épaules et la masse d’Acier qui frappait sa nuque, elle sentit son équilibre lui échapper et le sol l’attirer. Pas sans lutter ; pas sans un cri furieux, sans se retourner en l’air — faire face à son adversaire malgré la chute inévitable. Mais deux serres et un bec n’étaient pas assez contre les panaches et le bouclier d’une épée : Gorbak parvint à adapter sa prise, et quand ils retombèrent ensemble sur le sable, l’épée écrasa la cage thoracique de l’Oiseau, étouffant le cri indigné qu’elle jetait à son adversaire dans n craquement sourd.

Le Guerrier lui tomba sur l’aile, trop vieux pour une acrobatie aussi spectaculairement dangereuse, mais le principal était là : la Mèche était hors-combat. Les Démons pouvaient bouger sans devoir la surveiller. Ils se firent à peine prier.

« Tous sur lui ! souffla Gorbak. Et vous avez intérêt à maîtriser le Séisme… »

Il perdait déjà sa voix, mais il n’y avait pas à en dire plus. Les Démons faisaient déjà cercle autour de l’Enarmuré. Les Apprentis se plaçaient déjà entre eux et les scientistes, Aixed sautant du dos d’Acier avec son épée en main, et se décalant le plus possible pour garder tout le monde en vue. Cela faisait un long moment que le monstre endurait le baiser de l’arme maudite : il serait assez affaibli pour que les trois Dragons l’abattent, si résistant soit-il.

Une curée de Démons des Sables était l’un des phénomènes les plus violents du désert, et cela ne changeait rien qu’ils n’aient pas l’intention pas de charger. Ils entouraient leur proie, les jeunes fixant du regard le plus vieux, lui laissant tacitement le marquage du rythme.

Claquements de griffes. D’os. Un bruit ignoble et retentissant, qui s’atténua bientôt, se plia à la volonté du Démon. L’Enarmuré choisit ce moment-là pour sa contre-attaque ; le sol bouillonna littéralement autour du Démon, et la Lame de Roc le lacéra de toutes part, ouvrant de longues entailles dans son cuir. Il l’ignora : ce n’était qu’un baroud d’honneur, et il avait tout un Séisme à gérer.

Les claquements se firent plus brefs, plus secs. Plus coordonnés, aussi. Une pulsation régulière, agitant tout le corps du dragon : lorsqu’elle fut claire et distincte, ses deux cadets le rejoignirent en se calant sur son rythme.

Il ne leur avait pas fallu plus d’une vingtaine de gondes. Ils augmentèrent la cadence. Dans le sable, d’autre bouillonnements indiquaient que l’Enarmuré invoquait une autre Lame de Roc. Elle ne servirait pas : la vibration qui agitait déjà les trois Démons, à l’unisson, les en protégerait.

Ils ne la laissèrent tout de même pas arriver à maturité. Ils atteignirent tous trois leur cadence d’attaque — une vibration sourde et folle, agitant leurs corps entiers de convulsions frénétiques — et commencèrent à se rapprocher de leur cible.

Ce fut brutal. Ils sautèrent ensemble sur l’Enarmuré, plantant griffes, crocs et crochets dans tous les interstices qu’ils puissent trouver, et eux trois ne furent pas de trop pour faire entrer en résonance le corps massif du monstre d’Acier. Un rugissement déterminé échappa à ce dernier : pas un cri de douleur, alors que sa lourde armure était retournée contre lui, mais plutôt un cri de défi, une provocation jetée à la face de sa mort possible. La force brute des Démons faisait trembler l’air.

Les plaques d’Acier claquèrent, les os des Démons grincèrent, et ils lâchèrent l’Enarmuré qui s’abattit dans le sable, sans forces. Sonné plus qu’assommé, mais très affaibli : sous les yeux étonnés des Guerriers, ses lourdes plaques d’armure se résorbèrent, jusqu’à ce qu’il retrouve son apparence habituelle.

Les défenseurs étaient tombés. Il était temps de rassembler les scientistes, temps pour Gorbak de retourner à la Forteresse et d’en ramener un Maître des Sables. Temps de nettoyer le chaos, qui n’était même pas si étendu.

Pourtant quand Gorbak se releva, posant d’abord un seul genou au sol, il pesta comme si tout ne faisait que commencer.

D’un mouvement lourd, il se remit debout et saisit la poignée de son épée. La tint fermement, posa une main sur la lame. Porta son regard sur le désert, vers le soleil levant. Plissa les yeux, comme si ce qu’il voyait existait.

« Par les Traîtres, finit-il par marmonner. En selle ! »

Il y avait de l’urgence dans sa voix, alors Démons et Apprentis accoururent en protestant le moins possible.

« Qu’y a-t-il ? osa Onis.

— Un Joyau, ou quelque chose qui y ressemble. C’est loin des quatre que mon épée a vus et elle n’est pas certaine, mais on ne peut pas le perdre. »

Ils saisirent vite les implications. Si Gorbak pouvait ramener un Joyau à la Forteresse, un vrai, alors l’Ordre entier serait bientôt en mesure de pister ces laboratoires clandestins — autant ceux qui imitaient les joyaux que le laboratoire central, qui en possédait un. Sans parler des chefs : Tograz en portait un, probablement Niram, ils seraient soudainement bien plus menacés par les traqueurs de tous bords.

Dans le désert, une épée pouvait voir bien plus loin qu’aucun œil. Mais les Renégats s’en souciaient rarement : le désert restait immense, et de loin, impossible de les identifier. Qu’ils soient sur le dos d’un Démon ou d’un Esprit du désert, qu’ils portent une épée noire ou un manteau blanc, ils étaient indiscernables.

Ce Joyau pourrait tout changer. Mais cela voulait aussi dire partir sur-le-champ et abandonner derrière eux les scientistes, pourtant une piste bien plus concrète et immédiate.

Pas de temps à perdre pour autant. Le Guerrier grimpa sur le dos de son Démon, suivi par ses Apprentis, prenant à peine le temps de se saisir dans ses fontes d’un flacon de cuir dont il appliquerait le contenu sur les plaies de son Démon pendant la course. Et puis il jeta un regard aux scientistes interloqués, alors que les trois Démons les abandonnaient déjà en remontant la pente. Compréhensible : ils s’attendaient à être exécutés, et voyaient à la place leurs attaquants s’enfuir avec précipitation. Mais une autre pensée le retint.

Ils étaient loin de lui et n’avaient peut-être pas entendu tout ce qu’il lui avait dit. Ils n’auraient pas fait le lien avec l’Ordre. Ils ne savaient pas tout ce que ce dernier savait. Mais ils pourraient le répéter à une personne haute placée et l’avertir. Ils pouvaient mettre en garde la Lame Noire, et ce risque valait tout.

Il n’y avait pas vingt-quatre solutions. Mais il n’avait pas envie que ses Apprentis voient ça — ils auraient tout le temps, il pouvait remettre cela à un autre jour pour eux.

Il laissa ralentir son Démon. Aucune question ne traversa l’air. Ils avaient peut-être déjà compris. Il attrapa tout de même son épée, peu avant de passer la crête, et la laissa tomber dans le sable avec un murmure.

« Tu sais ce que tu as à faire… »

Elle saurait le faire. Elle saurait le rejoindre, aussi. Sa vieille compagne d’Acier avait plus d’un tour dans son sac et savait se montrer aussi sournoise que lui pouvait être buté.

Puis vinrent les souvenirs de la guerre. Ils revenaient toujours, quand il faisait face à la mort. Ils lui rappelaient tous ces visages terrifiés, si jeunes, qu’il avait vu défiler sous lui. Peut-être que ses Apprentis n’auraient jamais à suivre ce chemin-là pour apporter la paix au désert… Il en doutait, mais il devait l’espérer.

L’épée réapparut un peu plus tard, alors que la vision des dunes bougeant paisiblement autour d’eux trois avait remplacé celle de la tempête de sang. Elle était légère et heureuse, elle avait pris la peine de rendre ses panaches chaleureux pour le réconforter, et cela lui arracha une maigre larme.

Il la laissa tomber dans le sable. Certaines choses devaient être faites.