IV – My Fault
Il a beau vérifier son Pokématos toutes les trente secondes, le temps semble résolu à avancer le plus lentement possible. Son talon frappe frénétiquement au sol, le bout de ses doigts tapotent en rythme sur ses genoux, et n’importe qui passant par-là pourrait dire sans trop d’hésitation que Blue a tout sauf l’air d’avoir envie d’être assis là où il est.
Les passants de la gare de Doublonville le reconnaissent parfois, mais son air contrit et la présence intimidante de Roucarnage à ses côtés dissuadent de s’approcher.
Il vient de s’exiler deux semaines à Johto, mais ses devoirs de Champion le rappellent à Kanto– Peter lui-même l’a contacté afin de lui expliquer qu’il délaisse trop l’arène depuis quelques temps. Cette honte s’est ajoutée au sentiment inextricable dans lequel il est embourbé depuis…
— Tiens, le grand Blue de Kanto ici ? On m’avait pas prévenu.
Le jeune châtain lève un regard perçant à la personne qui s’est arrêtée à quelques pas de lui. Un homme blond, aux cheveux retenus par un bandeau du même violet que son écharpe, le regarde en souriant auprès d’une petite valise. Roucarnage jette un œil au blond, puis à son maître, cherchant dans l’attitude corporelle de ce dernier quelle réaction adopter.
— Tiens, Mortimer. On a le temps de prendre des vacances, à Johto ? lâche aigrement Blue.
Le Champion de Rosalia hausse un sourcil, son sourire s’élargissant un peu.
— A priori, je te vois pas dans ton arène non plus.
Les sourcils de Blue se froncent, et Roucarnage claque du bec. Mortimer jette un coup d’œil étonné au rapace, et éclate finalement de rire.
— Reste tranquille va, je suis pas là pour te fliquer. Mais dis-moi, qu’est-ce qui t’a ramené dans notre belle région ? Il me semble pas qu’il y ait eu de tournoi ici, récemment.
Blue détourne le regard, et se met à fixer ses doigts, dont il arrache des petites peaux sans faire attention.
— Affaires perso.
— Hoho, une histoire de cœur ?
Le jeune Champion plante un regard assassin dans celui du plus âgé.
— Ou serait-ce…un cœur brisé ? ajoute le blond avec un clin d’œil.
— Je n’ai rien à te dire, marmonne l’adolescent.
— Alleez, dit Mortimer en s’asseyant près de Blue, raconte-moi quelle horrible fille t’a mis dans cet état.
— Il n’y a pas de fille ! lâche un peu trop fort Blue en se relevant, attirant malgré lui quelques regards dans sa direction.
Gêné, il se rassoit avec empressement, en s’éloignant toutefois à une distance raisonnable de Mortimer. Ce dernier s’est pris le menton entre les doigts, et semble réfléchir avec un air presque impassible, s’il n’était pas trahi par la malice dans son regard.
— Hm. Alors…un garçon ? Vu tes habitudes de playboy j’aurais pas pensé mais…
— Que- j’aime pas les hommes ! s’outre Blue, et ça n’a rien à voir avec ce genre de trucs. J’avais besoin de voyager.
Le Champion blond le fixe quelques instants, l’air hautement dubitatif. Le plus jeune fronce les sourcils et s’apprête à insister, mais son vis-à-vis finit par soupirer et détourner le regard vers le reste de la gare.
— Ok ok. Tu prends aussi le prochain train, j’imagine ?
Blue se remet à fixer ses mains.
— Ouais.
Mortimer lâche un petit rire du nez.
— T’as l’air motivé.
Le châtain le foudroie du regard, mais il ne réagit pas spécialement.
— Tu t’es fâché avec quelqu’un ?
— Tu peux pas te mêler de ton cul ?
— Avec Red ?
Blue reste la bouche entrouverte, les sourcils excessivement froncés, mais cet instant d’hésitation attire le regard en coin de Mortimer, qui se met à sourire de plus belle.
— C’est donc ça. C’est quoi, t’as perdu un match contre lui ?
— Mais va te faire foutre !!
— Eh, parle mieux gamin.
— Alors arrête ça !
— Ça quoi ? demande le blond avec un petit haussement de sourcil joueur.
— De…tes questions là, ça se fait pas. J’ai pas envie d’en parler.
— Donc tu t’es bien fâché avec lui parce que t’as perdu. Mais t’as quoi, quinze ans ? Ah, oui merde, c’est vrai…
Si le regard pouvait brûler, Blue aurait créé un superbe feu de joie. Mortimer semble sur le point d’éclater de rire, mais se contient à grand peine et prend des inspirations pour se retenir.
— Pardon, c’était pas sympa, je suis désolé. Mais, ça s’est si mal passé pour que t’en viennes à changer de pays ?
Blue plante son regard dans un coin aléatoire de la gare, si possible sans le blond dans sa vision périphérique.
— Il t’a fait un sale coup ? T’as besoin d’aide pour lui péter la gueule ?
— Non.
— Non pour le sale coup, ou pour lui péter la gueule ?
Le châtain se crispe, essayant de ne rien répondre.
— Alors c’est toi qui lui a fait un sale coup, et tu t’en veux ?
Lui a-t-il vraiment fait un sale coup ? Il a quitté le match après l’avoir presque insulté, l’a ghosté quelques jours en ignorant leurs rendez-vous habituels, et a évité soigneusement le Bourg-Palette. Quand sa sœur l’a appelé pour lui demander ce qu’il s’est passé avec Red pour que ce dernier vienne toquer chez eux, il a craqué et pris le premier train pour s’éloigner au maximum de tout ça.
Sale coup, peut-être pas à ce point. Mais surréagir comme un gosse capricieux, carrément. Et Red ne doit rien comprendre...
Mais Blue a l’impression de ne pas savoir se gérer, en sa présence. Tout ce que fait Red soit l’attire à fond, comme camper tous les deux au Mont Argenté pour observer les Pokémon sauvages par exemple, soit le plonge dans des colères excessives qu’il ne sait contrôler. Tout en Red l’agace, son mutisme, son apparence trop frêle parce qu’il ne mange rien, ses vêtements pourris, et surtout le fait qu’il soit si fort. Que ce soit lui le meilleur dresseur de Kanto. Mais en même temps, sa puissance le fascine, sa capacité à toujours savoir tourner un combat à son avantage, sa façon de toujours s’impliquer à 100% dans tout ce qui concerne les Pokémon, sa naïveté généreuse et surtout, qu’il ait accepté de traîner avec lui après que Blue l’ait persécuté des années. Red est quelqu’un de sincèrement gentil. Et tout ce qu’il trouve à faire, c’est le jalouser et chercher à le blesser pour se venger de sa propre jalousie.
— C’est pas comme si on était amis non plus.
— Hein ? Mais c’est pas ton rival ? Tu le cries partout sur tous les toits.
— Ben, si.
— Est-ce que tu le hais ?
Est-ce que Blue le hait ? Red l’agace, le gonfle, et révèle tous ses mauvais côtés, mais le haïr, pas vraiment.
— …nan.
— Alors c’est ton ami. Vous avez une relation ensemble, vous êtes pas liés par un contrat de travail, vous restez le rival l’un de l’autre parce que vous vous estimez et appréciez. Quand on vieillit ça peut devenir plus compliqué, mais à ton âge encore ça va.
Le plus jeune se tourne vers Mortimer, cherchant comment contrer son raisonnement, mais son esprit se vide de tout argument. Il a envie de lui dire qu’il n’a rien à voir avec Red, mais les moments passés ensemble s’imposent dans son esprit, et en cherchant dans sa mémoire d’autres moments passés entre amis, rien ne lui revient. Il a beaucoup combattu, participé à pas mal de soirées, mais tous ces gens sont des connaissances, des personnes avec qui il vient parler Pokémon de temps en temps. Avec Red ils font beaucoup de Pokémon, mais…pas que. Ils mangent ensemble, marchent sans but précis, jouent parfois à des jeux. Mais comment ? Comment de tous les gens qu’il a pu rencontrer jusqu’à aujourd’hui, ce soit avec Red qu’il créé une amitié ? Il ne mérite pas la sympathie de Red, pas après tout ce qu’il lui a fait. Pas après ce qu’il lui fait encore aujourd’hui.
— J’mérite pas d’être son ami, murmure Blue malgré lui.
Il ne réalise ce qu’il a dit que trop tard, et fuit le regard étonné de Mortimer. Un silence s’étend un moment, avant que le blond ne prenne la parole.
— Tu sais, je connais pas vraiment les détails de votre relation, mais je pense que tu cherches un peu trop à t’auto-flageller. T’as le droit d’être con, ça arrive même aux meilleurs, mais ce qui compte derrière c’est aller s’excuser. Il faut que ça vienne de toi, et là seul lui pourra te dire s’il te pardonne. Enfin, dire…tu vois l’idée. Il te l’exprimera d’une manière ou d’une autre.
Blue continue de fixer obstinément le mur.
— Il est possible qu’il lui faille du temps, voir qu’il ait été trop blessé et préférera ne plus te voir. Mais s’il sent que tu t’en veux vraiment, et que tu feras un effort pour améliorer ça, alors tout s’arrangera, et vous pourrez retourner batifoler ensemble dans les prés et les champs.
Le jeune châtain lui jette un petit regard en coin, et Mortimer sourit avant de se relever.
— Allez, lève-toi, le train part bientôt.
Blue serre la bandoulière de son sac d’une main, et plonge l’autre dans les plumes de Roucarnage.
— Va donc réparer tes erreurs au lieu de te considérer comme un monstre, ça te servira à rien de te dire que tu le mérites pas ou je-ne-sais-quoi, si tu ne vas pas lui parler honnêtement.
Roucarnage penche sa grande tête vers son maître, et lui pousse doucement la joue du bout du bec.
— …ouais. J’imagine.
Il finit par se lever, et se diriger vers le train avec Mortimer, plongé dans ses pensées.
— Et me remercie pas, surtout ! le taquine le blond.
— Tsk…merci.
▬ ▬ ▬
Les bonnes résolutions, c’est bien sur le papier. Les appliquer est un tout autre merdier.
Blue est resté avec Mortimer jusqu’à ce que ce dernier aille prendre une chambre d’hôtel à Safrania, et s’est retrouvé de nouveau écrasé sous le stress à l’idée de tomber par hasard sur Red. Ce dernier ne vient toujours pas trop en ville, mais des fois que…
Il secoue la tête avec désespoir et se frotte brièvement le visage, avant de sortir Roucarnage de sa pokéball où il a dû le rentrer le temps du voyage, et s’envoler grâce à lui jusqu’à Jadielle. Il sera trop tard pour ouvrir l’arène aujourd’hui, mais il pourra déjà retirer le post-it qu’il a de nouveau laissé sur la porte, et préparer les terrains pour le lendemain. Et, accessoirement, il ne veut vraiment pas poser un pied au Bourg-Palette, mais faut pas le dire trop fort.
Le châtain descend nonchalamment de son rapace une fois devant l’arène, et va la déverrouiller en savourant d’avance cette soirée où il ne verra personne. Jadielle n’est pas une ville extra fréquentée, même si ses activités de Champion ont aidé à relancer un peu d’animation elle reste une petite ville, contrairement à Safrania ou Céladopole. Ainsi, l’arène ayant été fermée un moment, personne ne devrait l’avoir vu arriver.
Il laisse ses Pokémon en liberté une fois à l’intérieur, ça fait quelques jours qu’ils n’ont pas eu l’occasion de se dégourdir proprement les pattes. Arcanin se met immédiatement à courir partout en aboyant, et Blue lève les yeux au ciel tandis que Tortank essaye de l’asperger gentiment. Évoli se jette dans les pieds de son maître, qui manque de trébucher dessus et râle bruyamment, mais se laisse avoir par les grands yeux tout mignons du petit Pokémon et s’accroupit le caresser quand même.
Arcanin se remet à aboyer, et Blue lui demande de se taire sans le regarder, trop occupé à gratouiller Évoli derrière une oreille, mais s’impatiente sous l’insistance de son type feu. Il se retourne en se relevant d’un air agacé, mais sa voix se pétrifie dans sa gorge quand il découvre la raison de l’agitation d’Arcanin : Red se tient dans l’entrée, en contre-jour de la fin de soirée extérieure, l’attitude hésitante.
Oh non. Pas tout de suite. Pas déjà.
Son premier réflexe est naturellement de paniquer. Ce que lui a dit Mortimer est encore frais dans son esprit, mais pour Blue aller s’excuser en personne est encore une grande nouveauté. Pourquoi perdre du temps à aller s’occuper des sentiments de chacun lorsque l’on est aussi génial que lui ? Si les autres ne sont pas contents, c’est qu’ils ne l’apprécient pas à sa juste valeur. Pour s’excuser il faut déjà avoir tort, et ce n’est pas dans les habitudes de Blue de se planter.
Mais quelque chose en lui se crispe à cette pensée ; le plus gros plantage de sa vie a été de croire qu’il pouvait être le meilleur dresseur. Les victoires de Red ne se sont pas produites au hasard, ils étaient chaque fois à égalité en commençant le match, et même si les résultats étaient serrés…l’issue a chaque fois été sans appel. Ce n’était pas une question de chance, ça n’a pas été le vent qui avait détourné l’attaque, ce n’est pas la faute de ses Pokémon. Il est juste, durement et simplement, un looser.
Ce seul mot réussit à raviver une étincelle de colère dans la tête du Champion. Un mélange de désespoir et de sentiment d’injustice, avec un peu de jalousie pour parfumer le cocktail : et vous obtenez le plus insupportable Blue.
— Bah tiens, t’es venu fanfaronner, minable ?
Mais, une pointe de culpabilité vient le piquer douloureusement. Il a paniqué, il a attaqué, comme d’habitude.
Red, face à lui, se fige totalement. Pikachu glisse son petit museau dans son cou, mais son maître s’est mis à fixer intensément ses baskets. Ceci dit, il prend une inspiration, et cherche à nouveau le regard de Blue, avant de secouer négativement la tête d’un air résolu.
De son côté, le dresseur aux cheveux châtain cherche comment rattraper la situation. Il se sent en train de déraper dangereusement sur le chemin de la connerie, mais c’est ça de démarrer au quart de tour. Il observe alors le brun face à lui tendre une pokéball, en le regardant droit dans les yeux.
— …un combat ? Tu te moques de moi ?
L’autre dresseur nie de la tête, et Blue fronce les sourcils.
— Gagner deux fois t’as pas suffi ? Il te faut une troisième victoire c’est ça ?
Son ton est sec, son attitude défensive. S’excuser, s’excuser…
Sur le terrain apparaît le Dracaufeu de Red. Blue réprime un grondement, mais il n’aime pas ce qui est en train de se passer. Il n’a aucune envie d’associer son arène à une autre défaite contre son rival, ça achèverait de lui pourrir chacune de ses journées. Il ne veut pas se battre ici, mais son esprit de compétition est plus fort que sa raison, et malgré lui il s’entend appeler :
— Tortank ! Viens lui montrer qu’il peut pas éternellement se foutre de notre gueule.
Son grand Pokémon eau marque un temps d’hésitation, mais un regard appuyé de la part de son dresseur le motive à se placer énergiquement devant Dracaufeu, les canons armés.
— Démarre à fond, Hydrocanon !
Tortank lance son attaque, que Dracaufeu évi…non ? Le grand reptile a fait un pas un peu mou sur le côté, mais le jet est plutôt large grâce aux deux canons et ce n’est pas suffisant pour l’éviter. Le dragon se prend l’attaque de plein fouet, mais se relève malgré la difficulté. Red lui donne un ordre et il s’envole, fonçant droit sur Tortank : ce dernier n’a même pas besoin de recevoir l’indication de Blue, il se contente de réitérer l’attaque, qui achève Dracaufeu. Red le rappelle dans sa pokéball, et Blue félicite Tortank, mais quelque chose le dérange. Tant mieux pour lui si Dracaufeu s’est levé du mauvais pied ce matin, mais…
Sur le terrain, saute cette fois Pikachu. Déjà ? Mais le souvenir encore frais dans l’esprit de Blue entrave son jugement, et il jette un œil à Roucarnage, mais appelle Rhinoféros. Il n’enverra pas deux fois son oiseau au déshonneur, et Rhinoféros est sérieusement avantagé face à Pikachu.
Pikachu est étrangement calme, et évite subtilement l’Éboulement de Rhinoféros, répliquant avec un Tonnerre inattendu. Le Champion sait que Red connaît aussi bien que lui sa table des types, et sent le malaise s’accentuer en lui. A quoi joue le brun ?
— Attaque Séisme.
Le grand monstre cornu se déchaîne avec un rugissement, et d’un coup d’une puissance terrifiante, ouvre le sol en deux sous Pikachu, qui se fait écraser par l’attaque avec un cri poignant.
C’est là que Blue tilte, et hurle :
— Rhinoféros ! Arrête tout !
Son grand Pokémon ne comprend pas tout de suite, mais s’exécute et le bâtiment cesse de trembler.
— S’il-te-plaît, va chercher Pikachu.
Le type sol obéit docilement et part déterrer la petite souris jaune, tandis que Blue traverse le terrain avec hargne, se dirigeant droit vers Red.
— Tu fous quoi Red ? Tu t’bats pas là, je te reconnais pas. Encore Dracaufeu c’est une chose, mais jamais tu laisserais Pikachu se faire avoir aussi facilement. Sois crédible au moins, quand tu joues au con. Mais tiens– tu joues à quoi d’ailleurs ? Je te fais tellement pitié que t’as décidé de venir me laisser gagner c’est ça ? J’ai tellement l’air d’une merde à tes yeux, c’est ça ?!
Face à lui, Red s’est de plus en plus décomposé au fur et à mesure que Blue a réduit la distance entre eux, et s’est mis à se serrer les bras en se ratatinant légèrement.
— Tu penses que je suis tellement minable qu’il me suffirait de gagner pour arrêter de t’éviter ? Alors tu viens foutre Pikachu dans cet état juste pour ça ?! Mais putain, le pire c’est que t’as raison !
Le brun lève un regard complètement perdu vers Blue, et ce dernier se prend la tête dans les mains, le visage crispé et les yeux fermés.
— Je suis une sombre merde qui supporte pas de perdre contre toi. Je suis ce type de déchet qu’a pas un poil d’humilité et qui juge tout le monde à tort et à travers. Je me déteste autant que je déteste tout le monde, tous ces gens, tous sauf…toi. Tu m’insupportes, tu me gonfles, tu me fais peur parce que j’ai envie que tu m’estimes. Tu es le seul dont l’avis m’importe, la dernière personne à avoir un jugement de valeur à mes yeux. Et j’ai horreur de ça. Horreur de ce que ça fait de moi. Je peux même pas dire que je te hais toi, parce que je me hais…moi.
Il tremble, frissonne en prononçant ces mots, et à la fin la tête lui tourne. Il se sent presque nauséeux, et sait qu’il vient de se condamner tout seul en hurlant ça. N’importe qui le laisserait croupir seul, après une succession de conneries pareille. Mais il n’entend pas les baskets de Red sur le sol, ni n’entend quoi que ce soit d’ailleurs, et relève son regard fiévreux vers le brun.
Il balance doucement son poids d’un pied à l’autre, tient ses deux bras comme si sa vie en dépendait, et fixe son Pikachu dans les bras de Rhinoféros qui le lui a apporté, mais ne part pas.
Les mains de Blue se décrispent peu à peu de ses mèches châtain, jusqu’à se laisser tomber doucement, tandis qu’il attend maladivement une réaction de Red.
— …réagis putain. Fais quelque chose, n’importe quoi, pars, frappe-moi, venge-toi de tout ce que je t’ai fait, mais fais quelque chose.
Son rival se crispe un peu plus, et un temps semblant interminable s’écoule, avant que Pikachu n’émerge des bras de Rhinoféros, et tende une petite patte vers son maître. Ce n’est que là que Red lâche un de ses bras, et tende son doigt vers ceux tout petits de Pikachu, qui lui lâche un petit roucoulement réjoui. Alors, il se redresse et se rapproche de Blue.
Ce dernier se crispe à son tour, et ferme les yeux en attendant le coup venir. Il serre les poings, prêt à encaisser, mais ce qui vient le pétrifie. Red est venu passer ses bras autour de son cou, et le serre doucement dans une embrassade maladroite. L’information n’arrive pas à passer dans l’esprit du garçon châtain, qui reste figé de longues secondes, complètement incapable de décider d’une réaction à adopter. Finalement ses yeux s’humidifient, et sa voix se fait faible.
— Mais…non…pas ça…t’as pas le droit de faire ça…
Mais Red le serre un peu plus fort, le visage enfoui contre la veste de Blue.
— Je suis un abruti, et de loin, je mérite pas tes câlins, faut pas que tu sois gentil comme ça avec moi…je viens de te gueuler dessus, sérieux…
L’autre dresseur reste fixe un moment, avant de le desserrer un peu, juste assez pour relever légèrement son visage. Il s’écoule encore un temps, avant qu’un chuchotement presque inaudible n’émane de Red.
— On est amis.
Ces simples mots terminent d’achever Blue, qui se met à hoqueter discrètement sur l’épaule de Red, jusqu’à ce qu’il ne lève à son tour l’un de ses bras pour le passer autour de son rival. La salle reste silencieuse un moment malgré la présence de tous les Pokémon de Blue, puis ils finissent par se lâcher, et les monstres s’approchent alors doucement d’eux. Les deux ados fixent chacun le sol, Blue regarde d’un air absent Évoli se frotter avec inquiétude contre ses jambes, et finalement dit, la voix cassée :
— …tu veux un chocolat chaud ?
▬ ▬ ▬
Ils sont montés à l’étage de l’arène sans un mot, et Red s’est docilement assis sur le petit canapé de l’appartement de fonction pendant que Blue a mis une casserole de lait à chauffer.
— Comment t’as fait pour arriver pile le jour où je reviens ? Tu venais quand même pas tous les jours ?
Il entend Red toussoter, et un sourire craque son visage fatigué.
— A peine flippant.
Il entend Red gigoter sur le canapé et lâche un petit rire, avant que son sourire ne se fane.
— A la base, ce que je devais dire, c’était "je suis désolé", mais visiblement je suis mauvais même à ça.
Blue continue de fixer le lait, l’air éteint.
— Pourquoi ?
La voix de Red lui parvient faiblement par-dessus le bruit du gaz, et il se dit que c’est probablement la journée où il l’a le plus entendue en 15 ans.
— Bah, j’ai réagi comme un gamin débile après avoir…perdu.
Il laisse son regard traîner sur les petites flammes dansant sous la casserole, avant de trouver le silence long et jeter un œil à Red, et le voir cligner des yeux d’un air perplexe.
— …quoi, t’as l’habitude que je sois comme ça, c’est ça ?
Red détourne le regard d’un air un peu gêné. Ça fait mal, mais c’est vrai.
— Ouais bah…ouais. Je peux pas tout le temps être parfait.
Froncement de sourcils.
— Non, faut que j’arrête avec ça, j’ai toujours été débile avec toi. Mais quelle image tu dois avoir de moi…
Il entend Red rire un peu, et après un bref étonnement il se met à sourire aussi. Un bruit ramène son attention sur le feu, et il sursaute en glapissant à la vue du lait débordant partout de la casserole. Le brun ricane de plus belle, et il se met à jongler avec un torchon et la casserole pour l’éloigner du feu, la poser sur le tissu et finalement éteindre la gazinière. Il prépare les deux tasses en soupirant, et vient finalement s’assoir près de Red après avoir déposé la sienne devant lui.
— Pour une fois, t’as pas ton chocolat à moitié refroidi depuis le thermos.
L’intéressé sourit, et attrape un peu maladroitement la tasse, goûte, et se brûle probablement vu sa petite grimace.
Blue le regarde faire sans rien dire, et il lui semble presque ne pas reconnaître la personne qu’il a près de lui. Red est quelqu’un d’intéressant, de gentil et beaucoup plus humain que ce qu’il semble apparaître habituellement. Quand on le voit se concentrer tout le temps sur ses Pokémon, à ne penser qu’au combat et à la stratégie, il paraît presque mécanique. Pas un mot, pas un regard, pas une expression sur le visage : parfois, un sourire à l’intention d’un de ses monstres. C’est ce Red inexpressif, un peu bizarre et décalé qui lui a inspiré tout le mépris dont il a pu faire preuve à son égard.
Mais depuis qu’il l’a retrouvé, il l’a découvert plus…ouvert. Peut-être parce qu’il a arrêté de l’agresser à chaque entrevue, aussi.
Cette nouvelle image s’oppose clairement à l’idée qu’il avait eue sur Cramois’Île il y a maintenant un moment. Voir le paysage dévasté par l’éruption volcanique lui avait malgré lui rappelé le vide que lui évoquait la disparition de Red, tandis que lui-même s’est imposé à lui comme une force de la nature, une catastrophe dans sa vie ayant ébranlé à la Ligue toute sa confiance en lui et la façon dont il se considère face au reste du monde. Il s’est monté la tête comme pas possible sur tout ça, incapable de prendre le recul nécessaire pour en tirer un apprentissage quelconque, et préférant accuser Red de tous ses problèmes, quitte à le haïr pour avoir l’air plus crédible.
Il a encore du mal à ranger de côté toutes ses appréhensions concernant l’autre garçon, mais pour une fois dans sa vie, il se sent, étrangement, proche de quelqu’un. Pour une fois, il a l’impression d’avoir un vrai ami.
Blue attrape sa tasse et la lève, invitant Red à en faire de même.
— Bon. Pour en terminer une fois pour toute…je…suis désolé. D’avoir été con aussi longtemps, et de l’être encore pas mal. Je vais sûrement l’être encore un moment, aussi, mais j’y travaille. Est-ce que…tu me pardonnes ?
Red cligne des yeux, puis hoche doucement la tête. Au fond de l’esprit de Blue, un soupir rassuré.
— Alors…on est amis ? Vrai de vrai ?
Hochement de tête plus assuré.
— On reste rivaux hein ! ricane Blue d’un air joueur, je vais continuer d’essayer d’obtenir ma revanche. Mais…on pourrait…traîner ensemble. Enfin, on le fait déjà mais…plus officiellement. Bref. Tu sais où j’habite, amène-toi quand tu veux pour un match, ou n’importe quoi d’autre d’ailleurs.
Red hoche à nouveau de la tête, l’air sincèrement satisfait.
— Oh et un jour faudra qu’on aille t’acheter des nouveaux vêtements quand même, c’est plus possible là.
Blue ne peut réprimer un rire face à la petite moue triste de l’autre adolescent, et finit par entrechoquer leurs tasses, les faisant déborder un peu partout sous le regard paniqué de Red.
— Aux imbattables Red et Blue !