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Jusqu'à ce que les dunes cessent de chanter de Ramius



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» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 12/08/2020 à 11:33
» Dernière mise à jour le 29/06/2021 à 13:06

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Aventure   Conte

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Chapitre 9 : Rappel à l’Ordre
La Forteresse était en vue depuis la veille.

Bien sûr, cela ne voulait pas dire qu’elle était proche. Gorbak le savait, en regardant sa cime s’élever vers les nuages dans le lointain : malgré la vitesse de son Démon des Sables, il n’atteindrait pas le siège de l’Ordre avant la fin des heures chaudes. Du moins s’il ne décidait pas de faire demi-tour. Il savait quelle mission l’attendait là-bas, et il aurait aimé pouvoir s’y soustraire.

La Forteresse, bien sûr, ne le voyait pas. Depuis son sommet, tout ce qu’on voyait était un interminable océan de sable parcouru de vagues aussi lentes que le soleil dans le ciel. Des milliers de kètres carrés offerts au regard : même les épées et leurs perceptions si étendues ne pouvaient pas sentir une telle surface. On ne le remarquerait que quand il arriverait au pied de la montagne.

Comme partout ailleurs dans le désert, on ne pouvait pas voir à la fois loin et bien depuis le sommet de la Forteresse. Elle était pourtant la seconde plus haute montagne du désert, après le Pic Rocheux. C’était une source constante de vexation chez les novices que la montagne de l’Oracilis soit plus de deux fois plus haute que celle de l’Ordre.

Gorbak, pour sa part, trouvait plus impressionnants les fuseaux de bois des Arbres à contes, dont le plus haut s’élevait jusqu’à un kètre, tout en élégance. Le Pic Rocheux et la Forteresse, au contraire, s’étalaient démesurément de tous côtés. Ce n’étaient pas des piliers soutenant le ciel, comme le disait la figure poétique : c’étaient de simples tas de cailloux. Et d’Acier dans le cas de la Forteresse.

Il discernait maintenant les premiers reflets du soleil sur son contrefort. D’ici peu, il lui faudrait s’attacher un bandeau autour des yeux. Nul Humain ne pouvait contempler l’éclat du contrefort depuis le désert sans devenir rapidement aveugle, car il avait la même violence que le soleil.

Il s’élevait bien moins haut que la montagne elle-même, indiquant que le voyage du Guerrier touchait à sa fin. Quelques centaines de mètres. Une hauteur respectable, car le contrefort était un Reg d’Acier en forme de large anneau, qui enserrait presque totalement la base de la Forteresse. Seul un mince chemin de sable restait dégagé, menant à la masse rocheuse.

Ce n’était pas un endroit hospitalier — aucune place-forte défensive ne pouvait l’être. La réverbération du soleil sur le contrefort rendait complexe l’approche de la Forteresse, il fallait pouvoir voir sans yeux. Les Guerriers se servaient pour cela de leurs épées, et de leurs Démons aux sens bien plus résistants.

L’autre protection apportée par le contrefort était la fournaise qu’il générait sous le soleil. Il brûlait plus vivement encore que le sable ; rares étaient les Pokémon pouvant survivre sur un Reg d’Acier. Les Démons des Sables en faisaient à peine partie, leur territoire naturel étant l’erg. Quant aux Humains, c’était à peine s’ils supportaient de traverser la Passe d’Acier qui menait à l’unique entrée de la Forteresse : à moins de bénéficier de la vitesse d’un Démon des Sables, c’était presque impossible.

Naturellement, de nuit, la fournaise s’atténuait. Comme le désert, les Regs d’Acier rendait leur chaleur au ciel très rapidement dès que la nuit tombait. Autour de la Forteresse, le phénomène avait assez d’ampleur pour générer un micro-climat. De nuit, l’étendue d’Acier était parcourue de blizzards secs et mordants.

C’était dans cet environnement hostile à l’extrême que s’était établi le premier Guerrier des Sables, Oghonek. À sa suite, ses disciples n’avaient jamais cessé de creuser la roche et d’étayer leurs tunnels pendant plus de douze millénaires, transformant la montagne en fermilière à l’intérieure de laquelle régnaient des températures bien plus stables — et confortables — que dans le reste du désert.

C’était devenu bien plus qu’un simple bastion inexpugnable : l’Ordre y entreposait ses épées, y élevait du bétail qu’il nourrissait de champignons se développant dans les cavernes obscures et humides… Il y gardait des archives racontant l’histoire du désert, que seuls les Maîtres de la Maison savaient lire, mais aussi des pans entiers de la culture. Airs de musiques célèbres que leur beauté avait fait voyager plusieurs fois autour du désert dans les pas des nomades, ou moins connus mais ayant tout de même pu quitter leur village d’origine ; recettes d’Alchimistes ; cartes du désert ; contes mis à l’écrit… Tout un savoir extirpé des traditions orales et préservé par les Maîtres de la Maison.

Plus qu’un bastion, la Forteresse se voulait le cœur battant du désert et de sa culture, au même titre — au moins — que le Pic Rocheux. Un endroit appelé à durer éternellement.

Fouillant de mémoire dans les fontes qui s’accrochaient au bassin de son Démon, juste derrière lui, Gorbak saisit le bandeau de cuir noir qui garantissait la survie de ses yeux, et le noua autour de sa tête. Désormais, il dépendait entièrement de son Démon pour atteindre la Forteresse — et il avait confiance en lui. Ce n’était pas la première fois qu’ils traversaient ensemble la Passe d’Acier, loin de là.

Le contrefort perlait tout le long de l’horizon quand il franchit la crête suivante. La Forteresse n’était plus qu’à une heure de course.

***
Les parois d’Acier du contrefort s’arrêtaient là où commençait la muraille rocheuse de la Forteresse, comme si cette dernière avait poussé dans son écrin. Cela donnait un air sinistre à l’entrée du réseau de cavernes : une large ouverture dans la roche, encastrée dans une paroi de roche entre deux talus d’Acier, vers laquelle conduisant un chemin de sable brûlant. Ce tunnel commençait par s’enfoncer en pente douce dans les entrailles de la Forteresse, avant de remonter en spirale au bout d’une centaine de mètres ; comme un chemin de croix pour un Démon des Sables, forcé de repasser en position debout et de supporter une diminution rapide de la température.

Malgré ces désagréments, la plupart des Démons se tenaient tranquilles en franchissant le tunnel. Ils sentaient qu’il avait été creusé par leurs semblables. C’était autant une tanière pour eux que pour leurs Guerriers, si inhabituelle soit-elle.

Au bout de ce couloir commençait la zone habitable de la Forteresse, avec un embranchement de tunnels qui filaient dans ses entrailles. Gorbak prit l’un de ceux qui montaient, non sans un rictus. Il se faisait vieux pour parcourir les boyaux de cette montagne.

C’était plus une cheminée qu’un escalier. On l’avait taillé brutalement dans la roche, en laissant un sol et des parois très loin d’être réguliers, et on s’était contenté d’enlever les gravats. Résultat, grimper dans les hauteurs de la Forteresse était facile pour les Démons, qui n’avaient qu’à progresser à quatre pattes et à escalader, mais une épreuve pour les Humains, qui voûtaient plus difficilement leur posture. Gorbak devait rester debout et faire attention aux endroits où il posait les pieds. S’il chutait, son seul secours résiderait dans les virages très fréquents du couloir — mais il n’avait fait aucune chute dans ces boyaux depuis des décennies. Certains réflexes de survie ne s’oubliaient jamais.

Au moins, la lumière ne l’handicapait pas outre mesure. Parmi les techniques que les épées apprenaient à la Forteresse, ou dans le désert auprès de leurs aînesses, il y en avait une qui diffusait une lumière blanche autour d’elle. Elle n’était pas si intense — pas hors de combat —, ne suffisant même pas à faire détourner le regard, mais elle accentuait nettement les contrastes de la roche beige des couloirs. Gorbak n’avait eu qu’à déplacer les jeux de sangles de son habit pour placer l’épée devant lui, et qu’à le lui demander pour voir son chemin éclairé.

Il fallait bien l’admettre : s’il s’était aussi souvent acharné à escalader l’Arbre à contes d’Yspéri, c’était au cas où il doive retourner à la Forteresse un jour. Il avait espéré que ce jour n’arriverait plus et pourtant même maintenant, même après des années, il se rappelait l’organisation tortueuse des entrailles de la montagne. Il savait où il allait.

Tout arrivant à la Forteresse devait signaler qu’on pouvait l’y trouver. Ainsi, si jamais un Maître cherchait un Guerrier en particulier, il n’avait qu’à vérifier dans un registre, et il savait si une exploration de la Forteresse lui permettrait de le trouver, s’il devait envoyer un messager vers son village, ou s’il devait chercher quelqu’un d’autre. Ce signalement s’effectuait dans une des salles les plus fréquentées de la structure : elle se tenait à un point focal du labyrinthe, séparant la plupart des bibliothèques de l’entrée.

En en approchant, Gorbak croisait de plus en plus d’habitants, pour la plupart des novices parfois accompagnés d’un jeune Démon à diverses Évolutions, qui allaient et venaient dans les boyaux obscurs. Presque tous étaient plus jeunes que lui et lui laissaient donc le passage en le saluant, par respect pour son âge. Et aucun ne lui aurait fait l’insulte de lui proposer de l’aide, se contentant de réprimander leurs compagnons quand ces derniers venaient se mettre dans les jambes du Guerrier pour quémander des gratouilles. Les plus jeunes étaient les pires à ce jeu-là, ne se rendant pas du tout compte que leur masse d’une vingtaine de krammes pouvait être un déséquilibre important pour un humain.

Il arriva finalement dans la Salle du Garde : une large cavité, où une demi-douzaine de Maîtres de la Maison surveillaient quarante-huit novices en plein entraînement à l’épée. N’ayant pas passé la Cérémonie de l’Acier, ils se servaient de simples bâtons de bois.

Cette vision arracha un sourire à Gorbak. Cela faisait bien longtemps qu’il n’avait plus pratiqué avec ce matériau fragile. S’il essayait aujourd’hui, après des années de combat à l’épée, il briserait certainement son arme et la sanction dans ce cas-là était des plus sévères. Le bois des Arbres à contes était un matériau précieux et récolté prudemment.

Il lui fallut se frayer un chemin pendant quelques minutes pour atteindre Maître de la Maison qu’il cherchait, qui observait les novices d’un air appréciateur.

« S’il vous plaît, Maître, l’engagea Gorbak selon le cérémonial.

— Bienvenue à la Forteresse, répondit le Maître d’un ton affable, avant de se lever et de se diriger vers l’un des recoins de la caverne.

— Je suis Gorbak Inal-Kouruk, Maître Nerrion.

— Ah, le p’tit Gorbak ! »

Cette partie-ci n’était pas codifiée. Nerrion attrapa un livre sur une étagère taillée à même la roche, dans une alcôve mal visible depuis la grotte. Tout en le feuilletant, il continua de manifester au Guerrier qu’il se rappelait de lui.

« C’était bien toi dont le Démon avait chipé l’assiette de Vergol ? Il a bien grandi. Mais je veux bien parier qu’il n’est toujours pas aussi sage que toi.

— Ça non ! s’esclaffa Gorbak. Quand il ne ronfle pas, il grimpe au sommet de l’arbre et saute dans le sable !

— Aouh. Tu n’habites pas à Galile, j’espère ?

— Non ; et je fais tout pour l’éviter, rassurez-vous… »

Galile était ce fameux village, connu peut-être dans le monde entier pour l’âge de son Arbre à contes. C’était sans contestation possible le plus vieux de tous, et il était peut-être plus vieux encore que le désert. Et le plus grand des villages avait pu prospérer aux pieds de ce colosse : Galile abritait plusieurs milliers d’habitants, peut-être plusieurs dizaines de milliers.

Une vraie métropole, même par rapport aux grandes villes des royaumes côtiers. Les racines de son arbre plongeaient si profondément que des sources jaillissaient du sol un peu partout dans le village, soigneusement entretenues par ses habitants. C’était l’un des rares villages à pouvoir se le permettre : l’ombre démesurée de son arbre générait des températures bien plus fraîches que celles de n’importe quel autre. Et c’était bien normal, puisque celui de Galile était le plus grand de tous.

Gorbak se demandait souvent s’il aurait été capable de grimper à son sommet sans l’aide de son épée ; en revanche, son Démon en aurait été capable. Et même cette tête brulée ne pourrait sans doute pas survivre à un saut dans le sable d’une hauteur d’un kètre. Pour cette raison, Gorbak avait toujours préféré éviter Galile.

« Je dois vous dire, Maître, reprit-il après un silence. Mon village, Yspèri, n’est plus.

— Ah, j’en suis désolé. »

C’était sans doute vrai. Nerrion connaissait personnellement la plupart des Guerriers et des Apprentis foulant ou ayant foulé les sols de la Forteresse — une prouesse, vu leur nombre. Et il arrivait à être le Maître préféré de la plupart d’entre eux.

« Te voici, dit-il finalement en s’arrêtant à une page. Bienvenue à la maison, Gorbak Inal-Kouruk.

— Je vous remercie, Maître Nerrion.

— Je t’en prie ! »

C’était aussi simple que ça. Un signe sur une mince pièce de papier, et Gorbak était dans la Forteresse ; un autre, et il serait dehors. Mais le rituel qui entourait ces signes restait l’un des plus conviviaux et agréables.

Maintenant, Gorbak avait le droit d’aller faire son rapport à un Maître de Guerre. Il fallait déjà en trouver un, le moyen le plus simple étant généralement d’aller dans un réfectoire. C’était là que se rendaient la plupart des Guerriers arrivant à la Forteresse : si le voyage n’était pas spécialement épuisant, en revanche, l’évolution dans ses couloirs tortueux était loin d’être aisée. Aussi longtemps qu’il y resterait, soit le moins longtemps possible, Gorbak devrait se réhabituer à prendre deux repas par jour. Une plaie, vu que l’ordinaire sr basait sur les champignons.

Il était arrivé à la Forteresse assez tôt, une poignée d’heures avant que le soleil ne se couche. Et le temps d’atteindre un réfectoire, le ventre creusé par l’effort, il était prêt à parier que le crépuscule avait embrasé l’extérieur de ces murs. Dans les niveaux supérieurs, on fermait les grandes portes de pierre qui menait à diverses terrasses aménagées au flanc de la montagne, et on se préparait à passer la nuit. Seule l’accès au niveau du sol restait ouvert en permanence ; il était le seul par lequel le froid glacial de la nuit ne pouvait pas passer. Sans que personne ne sache vraiment expliquer pourquoi. De toute façon, tant que ça marchait…

Les réfectoires accueillaient aussi bien les Humains que leurs Démons, ce qui en faisait des endroits assez bruyants pour être repérés à l’oreille depuis les couloirs. Les novices avaient tendance à apprécier ce détail : sans épées, ils évoluaient le plus souvent dans le noir.

Il y avait bien quelque chose que Gorbak avait oublié de la Forteresse, et avec plaisir : le goût infect des champignons qu’on y faisait pousser pour alimenter les habitants. Il s’empressa de laisser son Démon à son repas de viande et à ses intimidations envers ses congénères, et ne tarda pas à trouver une Maîtresse de Guerre. Cette dernière écoutant déjà un autre Guerrier, Gorbak patienta.

Pas longtemps.

« Guerrier, le salua-t-elle avec la courtoisie attentive, menaçante, qui seyait aux Maîtres de Guerre.

— Maîtresse Cara. »

En espérant qu’il ne l’ait pas confondue avec une autre — mais c’était peu probable. Il se souvenait assez bien ce cette traqueuse expérimentée, élevée au rang de Maîtresse après la guerre. On sentait encore une vie passée entre les dunes dans sa voix rabotée par le sable et l’air sec.

« Je devine un certain émoi chez vous. Faîtes-moi part de vos ennuis.

— Il y a environ un mois, un frère m’a demandé mon aide pour raser un laboratoire dans le désert, non loin du village d’Yspéri. Nous avons été vaincus. »

La Maîtresse de Guerre haussa un sourcil. Autour, le brouhaha baissa soudainement d’un ton ; Gorbak n’avait pas parlé bien fort, mais ces quelques mots avaient semé une tension palpable dans l’air.

La dernière fois que des Guerriers des Sables étaient morts au combat, c’était pendant la guerre. Sujet glissant.

« Vous avez toute mon attention. »

Les mots étaient tombés comme un éboulement. Durs, implacables et résolus à écraser tout ce qui se trouverait sur leur chemin

« Le laboratoire s’organisait autour d’un enclos, où vivaient des Chiens des Enfers dressés. En chargeant, nous les avons libérés. Ils étaient dressés, et je suppose que la plupart des scientifiques se sont enfuis le temps que nous soyons de retour sur le village.

» Ensuite, nous avons affronté leur dresseur. Il portait une épée, et nous a donné son nom par provocation. Tograz, certainement un faux. Au cours du combat, il s’est servi d’une sorte de cristal pour faire Évoluer un de ses Chiens. »

Seuls les grognements par lesquels les Démons des Sables se disputaient leurs parts de viande se laissaient encore entendre. Cela soulignait la nervosité qui habitait les résidents de la salle, qu’ils soient novices, Apprentis, Guerriers ou Maîtresse. Pour sa part, Gorbak n’y prêtait pas attention. Il savait ce qu’il aurait à dire ensuite, et bouillait intérieurement ; contrôler cette colère-là lui permettait au moins de ne pas se sentir oppressé par l’atmosphère devenue lugubre.

« J’en informerai mes pairs, nota la Maîtresse. Autre chose ?

— Tograz m’a laissé pour mort, je l’ai donc traqué. Sa traque a rejoint celle de deux Esprits du Désert, qui l’ont visiblement transporté.

— Et le Chien ?

— Dans la nature. »

Elle grogna quelque chose qui aurait aussi bien pu être un juron, une insulte ou un simple grognement.

« Sa trace a rejoint celle d’un Guerrier des Sables, poursuivit Gorbak. Puis ils se sont servis d’une autre piste pour masquer la leur, et je les ai perdus. »

Involontairement, il laissa un silence avant de conclure. Sans l’assurance qu’il avait montrée en face de Selig : le rôle de la Maîtresse était aussi d’interpréter.

« Le Guerrier portait une épée vaguement… anormale. Je ne saurais pas bien le décrire.

— Ils les ont faites sonner, je suppose. Elle résonnait comme le poids d’une montagne de plumes ? »

Gorbak préféra interroger les souvenirs de sa propre épée plutôt que les siens. Elle ne répondrait pas directement à la question — les épées étaient des êtres trop étranges pour s’intéresser aux affaires bassement humaines —, mais comme il l’avait imprégnée de la trace, elle pouvait la reconstituer précisément.

Les chocs entre deux épées étaient lourds : le choc d’une conscience contre une autre, plus que celui de deux lames. Ce choc-là ne tintait pas comme deux pans de roche se frappant l’un l’autre, il y avait quelque chose de plus mat, de plus vaste.

« Oui, finit-il par trancher.

— Alors, ce n’est pas un Guerrier. C’est la Lame Noire, une Nalinal. »

Nalinal, sans-maître. Par extension, sans-Ordre, sans-famille et sans-peuple. Ceux qui offensaient assez l’Ordre pour qu’il les rejette étaient rarement bien accueillis ailleurs. Autrefois, Gorbak pensait que les Renégats ne pouvaient guère plus trouver une oreille compatissante qu’au Sèmèrès ; il se doutait maintenant que même cela était peu probable. Il chassa bien vite cette pensée. Margar n’avait pas sa place dans la Forteresse.

« J’en informerai mes pairs, déclara la Maîtresse de Guerre. J’aimerai connaître votre nom, Guerrier.

— Gorbak Inal-Kouruk, Maîtresse.

— Tu t’es fourré dans un sacré pétrin, on dirait, le charria Cara pour adopter le tutoiement après cet échange des noms. Tu devines ce que l’Ordre te demandera, j’imagine ?

— Traquer la Lame Noire et ce cristal.

— Surtout le cristal. Bien sûr, si jamais tu croises cette Renégate, à toi de voir si tu tentes de lui régler son compte ; mais on te lancera sur la trace du cristal. Ce Tograz est quelqu’un de nouveau, et de probablement plus dangereux.

— Ça me va, commenta-t-il avec un rictus.

— Naturellement, tout ceci n’est pas fixé. Peut-être en déciderons-nous autrement.

— Je vous remercie, Maîtresse Cara.

— Je t’en prie. »

Ce qui signifiait qu’il était congédié, et n’avait plus qu’à aller trouver un lit pour terminer la journée. Avant qu’il n’ait complètement fait demi-tour, cependant, Cara le retint.

« Attends une minute ; tu ne sais peut-être pas quel jour on est ?

— Pas précisément, non. J’ai raté une fête ?

— Le tournoi du mois tombe demain. Cela pourrait être une bonne chose qu’un Apprenti t’accompagne.

— J’y songerai. »

Elle se détourna sans plus de cérémonie, comme une simple sœur d’armes ; un autre Guerrier patientait déjà non loin, visiblement intimidé par le froid qui s’était installé dans le réfectoire. Il y avait de quoi, avec une Renégate supposément hostile et un dresseur de monstres dans la nature. Avant le lendemain, toute la Forteresse ne parlerait que de ça.

Pour sa part, Gorbak se contenta de s’introduire dans un groupe de Démons pour aller voir le sien, qui semblait négocier un morceau de viande contre un autre sur la périphérie. Malgré l’attitude hargneuse des Démons, il n’avait rien à craindre d’eux : depuis leur naissance, ils avaient eu largement le temps d’apprendre qu’ils n’avaient pas le droit de blesser un Guerrier des Sables. Et ils étaient largement assez intelligents pour qu’il n’y ait jamais d’accident.

Un instant plus tard, le vieux Guerrier et son compagnon étaient de retour dans les couloirs, à la recherche d’une salle de repos. Gorbak était trop fatigué pour penser à la longue traque qui l’attendrait le lendemain. Un Apprenti à surveiller, des mois de quasi-solitude, des laboratoires à attaquer s’il avait la chance d’en trouver… Peut-être dix ans de traque. Ça ne changeait pas tellement de sa volonté initiale de les passer seul. Il n’y avait que l’idée de l’Apprenti qui l’ennuyait — il ne se voyait pas en professeur, pas après tout ce qu’il avait vu.

Il aurait simplement voulu pouvoir rester à Yspèri. Il ne le pouvait plus.