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Jusqu'à ce que les dunes cessent de chanter de Ramius



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Informations

» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 14/06/2020 à 09:45
» Dernière mise à jour le 08/07/2021 à 21:17

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Aventure   Conte

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Prologue
Les soupirs des soldats, quand ils posent enfin un pied sur le reg, ont formé un vent. Une petite brise fraîche, qui se maintient à cet endroit où le sable disparait sous le gravier, et qui ajoute à leur répit. Ils craignent encore de ne pas en avoir fini avec cette guerre, ils tournent vivement la tête dès qu’ils entrevoient un mouvement un peu trop rapide ; mais ils sont enfin en sécurité.

L’armée vaincue rentre chez elle. Elle est hors du désert. Elle a survécu.

La guerre est finie. On n’y croit pas trop, à voir ce long ruban d’uniformes colorés et ces cent mille fusils rutilants comme s’ils n’avaient pas servi ; on croirait plutôt voir une armée quittant son pays, engageant les hostilités. Mais en y regardant de plus près, impossible de se tromper.

Ces soldats sont éreintés. Pas par la marche, pourtant difficile dans le désert ; pas par la faim ou par le soleil, pas non plus par les paquetages qui pèsent sur leurs dos ; non. Ils ont cet air perdu des soldats vaincus, cette fatigue qui a autrefois eu d’autres noms, et qui n’est plus désormais qu’un magma de sensations sans mots sur lesquels se déposer.

On ne saura pas comment les qualifier. On dira, « qui, lui ? Oh, il a été soldat sous l’Empereur, il a fait sa dernière campagne — mais c’était terrible, il n’aime pas qu’on en parle… » Le silence est tout ce qui restera de cette campagne. Un silence gêné et bruyant de mots qu’on ne sait pas trouver, car ils n’existent que dans quelques têtes, loin de là où ils seraient utiles.

Leur seul réconfort est bien que le désert soit derrière eux, définitivement — et cette petite brise que leurs poumons ont formée, bienvenue sous le soleil de plomb.

L’armée vaincue rentre au pays. Là, elle sera vue comme une curiosité, quelque chose qu’on ne voit qu’une fois. Une armée vaincue ! Ça c’est quelque chose. Surtout que ce n’était pas rien, cette armée. Et dans ce grand « pas rien », chaque soldat n’est plus grand-chose par lui-même.

Non, en y regardant de plus près, ce n’est pas une armée qui marche vers la guerre. Ces hommes sont désormais des vétérans ; tous portent sur leur visage les cicatrices de la guerre. Même ceux qui n’ont pas été recrutés spécialement pour cette expédition, ceux qui ont accompagné partout l’Empereur victorieux, leur regard a changé. Ils ont perdu quelque chose de plus, dans ce désert. Quelque chose que les autres guerres ne sont pas parvenues à leur arracher, et qui les a finalement quittés. Sans doute que la chance fait partie de ce quelque chose.

Bien sûr, on ne voit pas ces cicatrices. Aucun de ces hommes n’affiche la moindre marque sur sa peau — bientôt, des tatouages fleuriront, pour rappeler le simulacre de combat, mais aucune cicatrice. Aucun survivant ne porte de cicatrice.

Ceci dit, il y en a un qui a l’air différent. Un homme trapu, enveloppé dans un uniforme sans rien de particulier ; à peine peut-on remarquer ses épaulettes, barrées d’une croix d’argent. Celui-là, il n’a pas l’air abattu.

Les soldats ne s’en rendent pas compte. Ils ont l’habitude de le voir sur son célèbre Galopa bleuté, le monstre deux fois rare : parcourant le champ de bataille de long en large avant de se retirer sur une hauteur pour le combat et encourageant ses soldats au point de sembler vouloir se jeter avec eux dans le feu. Maintenant que la monture n’est plus qu’un squelette disloqué dans un océan de sable et que l’homme est à pied, on ne se rend compte de son rang que quand on a marché plusieurs pas à côté de lui, au même rythme.

Cet homme-là garde la tête haute, garde un pas énergique, il marche comme une jeune recrue. Mais il n’est pas le seul ; plusieurs vétérans font de même, autour de lui. On ne s’en étonne pas. Jusqu’à voir les croix d’argent qui scintillent au soleil, jusqu’à remarquer que ce n’est pas du fil — c’est vraiment de l’argent. Souvent, alors, le soldat qui marchait aux côtés de son Empereur s’arrête, pétrifié. L’Empereur, à pied ?

Puis, quelques pas derrière lui, on remarque que les hommes qui l’entourent contiennent quelques maréchaux et aides de camp. Et que les simples soldats semblent absorber l’énergie du foudre de guerre ; ils marchent plus juste, plus droit, un peu plus fièrement. Même abattu, l’Empereur pousse ses troupes à garder la tête haute, comme lui.

On se demande comment il fait. Parce que personne n’ignore la vérité, ici, il est mort.

Il était si glorieux ! Son génie tactique a permis l’impensable : il a unifié les royaumes côtiers. D’abord contre lui, ce qui était déjà un exploit ; puis sous sa coupe, ce qui marquera l’Histoire. Mais cela ne lui a pas suffi. Pour son peuple, pour ses peuples tous conquis de haute lutte, il voulait les richesses du désert. Il a monté une grande armée, et est entré en guerre une fois de plus. Et les soldats l’ont suivi.

Par légions. Il suffisait de placarder des affiches appelant au recrutement, même dans une ville conquise depuis un an ou deux, et les conscrits affluaient. Ils avaient bon espoir. L’Empereur recrutait dans tous les royaumes, il cherchait à monter pour son expédition l’armée la plus puissante que le monde ait jamais vu. Une force qui balaierait enfin l’Ordre.

Naturellement, l’armée avait défilé dans la capitale, avant de se mettre en marche. La réputation de l’Ordre était solide : pour la briser, l’Empereur voulait montrer à ses soldats à quel point leur armée était immense. Le moral devait être au beau fixe, pour une telle expédition.

Les rues pavées avaient souffert. Elles étaient vieilles, elles avaient vu bien des défilés ; mais celui-là parvint à déchausser des pierres et à en écorner d’autres. C’était peut-être le seul témoignage possible de la vastitude de cette armée. Les mots ne suffisaient pas, seules ces pierres abimées pouvaient traduire ce nombre. Alors les soldats avaient pris confiance en leur campagne.

Maintenant, ils évitent d’y penser. Ils sont tous un peu morts. Chaque pas qu’ils font éveille encore une petite surprise, en eux ; chaque muscle douloureux qui leur rappelle qu’ils sont vivants les surprend. Parce qu’ils ont cru mourir avec leurs frères d’armes, dans la boucherie sans nom qui a ravagé le désert.

Bientôt, en laissant le sable derrière eux, ils tenteront d’oublier cette poignée de jours qu’ils y ont passé. Ils ne pourront pas mais ils essaieront ; ils enfouiront le passé derrière eux et l’ignoreront tant qu’ils pourront.

Par exemple, ils n’iront pas se mêler à la foule en liesse quand on pendra l’Empereur.

C’est un secret de polichinelle… Après une débâcle aussi colossale, l’ensemble des royaumes côtiers se liguera contre son Empereur. Des premiers vassaux aux derniers annexés, des contestataires aux militaires, ils demanderont tous un meurtre pour apaiser leur colère humiliée. Les maréchaux détourneront pudiquement le regard, et quant à la garde impériale, elle ne pourra pas faire grand-chose depuis son mausolée de sable.

L’Empereur est tombé. Maintenant, il sera écrasé, tout comme l’a été l’armée qui ne peut plus rien pour lui. Pourtant il garde la tête haute et les épaules droites. Là où tout autre homme ploierait l’échine et se laisserait déborder par son échec, lui trouve encore la force d’inspirer son armée et de la maintenir en marche.

Mais après tout, il n’est pas écrasé par le nombre des morts. Il en fait partie, plus entièrement que n’importe quel autre de ses hommes. L’armée est un cortège funéraire. Elle traîne le lourd cercueil de ses morts, en grande pompe comme le veut la gloire de l’Empereur, qu’elle enterrera.

Elle est décimée.

Ce sont un million d’hommes qui ont pris les armes contre le sable. Deux cent mille cavaliers, vingt mille canons : il n’en fallait pas moins. Et par-dessus tout, pour lutter contre l’Ordre, sont venus deux mille de ces soldats d’élite totalement cinglés qui s’accompagnent de monstres. Des Dresseurs dont la voix commande même aux grands serpents qui attaquent les navires sans jamais laisser de survivants. Et les provisions ! Les longs convois de marchandises étalés derrière l’armée emportaient de quoi la nourrir et l’abreuver pendant une saison entière de campagne. La logistique ! On n’a pu équiper qu’un million de soldats, et certains matériaux déjà rares sont devenus presque introuvables.

Pour occuper chaque parcelle de dune, un million d’hommes. Pour ne pas se laisser prendre de vitesse par l’Ordre, deux cent mille Bourrinos. Pour réduire en miettes l’orgueilleuse forteresse dressée dans les profondeurs du désert, vingt mille canons. Pour écraser l’Ordre, deux mille Dresseurs. Pour commander cette force, le plus grand stratège des royaumes.

L’Ordre n’a même pas pris la peine d’attaquer la logistique comme les siècles précédents, ou de s’enfermer dans sa place-forte et d’attendre que le siège passe. Ça n’aurait pas été assez humiliant. Il a chargé tout droit dans l’armée venue de la mer, et engagement après engagement, bataillon après bataillon, maréchal après maréchal, il l’a déchiquetée.

Lui aussi a été saigné à blanc : cinq cents morts. Un quart de ses effectifs, ce n’est pas rien et il en souffrira. Mais contre la grande armée ? C’est ridicule. Les soldats, d’ailleurs, sont persuadés qu’il n’y a eu aucun mort parmi ces démons à forme humaine.

C’est comme ça, la guerre, disent les vétérans. Quand elle est finie, que ce soit avec une saison de retard ou à peine commencée, tout semble vain et ridicule. Même les plus amers d’entre eux avaient eu espoir en voyant la grandeur de l’armée, autant que les recrues ; maintenant, ils sont tous aussi maussades. Ils n’avaient jamais vu ça. Ils n’auraient jamais cru que l’Empereur puisse essuyer une défaite aussi absolue.

Au grand étonnement de ceux qui marchent à ses côtés, cela ne lui fait ni chaud ni froid. Il est déjà mort.

Lui qui était né pour vivre sur le champ de bataille, et ne s’arrêter en ville que le temps d’un triomphe, comment aurait-il pu survivre à cette journée terrible qui a vu le seul engagement massif entre son armée et l’Ordre ? Il est mort avec ses soldats. Ce n’est plus qu’une coquille vide, qui ne marche que parce qu’elle a encore quelques affaires à mettre en ordre avant qu’on ne la pende et qu’on ne la laisse partir.

Il a gardé l’éclat, mais a perdu la flamme. Depuis qu’il a vu l’horizon balafré par le grand nuage soulevé par l’Ordre en marche, une tempête capable d’ensevelir même son armée ; depuis qu’il a suffoqué dans le sable volant, les cris des mourants et les rugissements de leurs tueurs ; depuis qu’il a vu la marée de sa cavalerie s’échouer contre une force plus rapide et incomparablement plus puissante, se laissant embourber dans le sable ; depuis qu’il a contemplé sa forêt de canons abattue sans avoir pu tirer un seul coup contre la Forteresse qu’elle était vouée à abattre, et sans avoir eu le temps de réagir au foudroyant premier assaut ; depuis qu’il a vu son unité d’élite réduite en miettes céder à la panique et tourner les talons ; depuis qu’il a affronté les gardiens du désert, il n’est plus rien.

On dit qu’il aimait son Galopa. Pourtant, il n’a pas versé une seule larme quand il l’a perdu en même temps que toute sa garde, dans la poursuite impitoyable que l’Ordre a infligée aux vaincus qui fuyaient le désert, en déroute. Son cœur était déjà asséché, réduit en cendres par le désert qui avait englouti son armée.

L’Empereur est tombé. Avec lui, une ère nouvelle aurait pu s’ouvrir pour les royaumes côtiers. Les scientifiques n’auront pas ces ressources immenses enfouies sous les sables du désert, avec lesquelles ils promettaient de faire des royaumes un paradis. C’est une opportunité qui se ferme.

Un jour, un autre conquérant lancera une armée dans le désert. Quand on aura pansé les plaies et oublié l’histoire, quand quelques générations auront prospéré et qu’il y aura de nouveau tout un peuple apte au combat, quand quelques guerres auront abandonné leur lot de vétérans sur les plages de la misère, un nouvel Empereur tentera sa chance dans le désert. Il aura tout à perdre, mais tellement plus à gagner. Il répétera le même pari que son prédécesseur.

Le futur peut attendre. Pour l’instant, l’armée vaincue rentre chez elle, et l’Ordre victorieux contemple ses propres plaies. Il ne ripostera pas. Il ne le fait jamais. L’Ordre est immuable, et restera immobile jusqu’au jour où il se brisera. Peut-être jamais. Sans les merveilles que la science promet, peut-être ne pourra-t-on jamais abattre cette montagne humaine.

Mais le futur peut attendre. Les soldats et les guerriers rentrent chez eux. L’Empereur met sa tombe en ordre, l’Ordre remercie du bout des lèvres les juges du Pic Rocheux qui l’ont averti du danger. Les paysans déposent leur uniforme immaculé dans un coin, pour ne plus jamais y penser, et retournent aux champs, tandis que les Guerriers retournent à leurs oasis, et en redeviennent les protecteurs.

La guerre est finie, pour l’Histoire. Pour ceux qui l’ont vécue, elle est enterrée, et sa puanteur reste.