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Livre d'images [Recueil de one-shots] de Misa Patata



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Informations

» Auteur : Misa Patata - Voir le profil
» Créé le 15/01/2020 à 16:59
» Dernière mise à jour le 15/01/2020 à 16:59

» Mots-clés :   One-shot

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Sang-froid
Le capitaine Norton tremblait.

L’épaisse parka doublée de laine de Moumouton la protégeait du froid. Pas de la peur ni de l’anxiété. Elle tremblait, parce que l’ombre de la solitude pesait de plus en plus sur ses épaules fourbues.

Sur cette minuscule embarcation, les yeux rivés vers la radio de bord qui ne grésillait même pas, elle s’attendait au pire.

Et le pire, manifestement, ne la ménagerait pas.

— Allez, nom d’Arceus !

Cette imprécation troua le silence comme un coup de pistolet. Une douleur inexplicable se répercuta entre les parois glacées de son crâne. Machinalement, elle enfonça davantage son bonnet sur ses oreilles et entreprit de se calmer.

Crier ne servirait à rien. On ne pouvait qu’attendre.

Elle soupira et se laissa tomber sur le plancher qui remuait faiblement, au gré des remous du lac aux eaux si froides.

Dans un coin de la petite cabine, la présence de son Riolu somnolent la rassurait. Le Pokémon ne paraissait rien craindre, et elle savait pouvoir se fier à son jugement. Après tout, il ressentait les choses avec tellement plus d’intensité...

Alors, en dépit de toutes ses peurs, elle ne fit rien. Elle attendrait encore. Une heure, deux, peut-être trois.

La radio finirait bien par grésiller.


• • •

En effet, la radio se manifesta aux alentours de quinze heures. Des crépitements désagréables se superposèrent au vide sonore qui régnait dans la cabine.

Riolu, bien éveillé à présent, tendit l’oreille. Le capitaine Norton se précipita vers le tableau de bord pour attraper l’émetteur.

— Allô ! Tom, vous me recevez ?

Ce ne furent pas des mots qui lui répondirent, mais elle entendit une respiration saccadée, comme si on venait de courir sur une longue distance. Puis, enfin, une voix dont l’accent sec lui parut étrangement chaleureux.

— Oui, capitaine. Les communications… pas très bien… Elsa… perdue.
— Quoi ? s’écria la femme, de crainte de ne pas être entendue. Vous pouvez répéter ?

Son correspondant s’exécuta. Cette fois, elle sentit bel et bien le poids écrasant de la douleur ; et celui, plus sournois, de la terreur. Le moindre problème, dans un environnement aussi hostile…

Ça n’allait pas être facile.

— Bon, dit-elle après une hésitation. Restez où vous êtes, je vais aller la chercher. Sans elle, la recherche est foutue de toute façon.
— ...attention à vous… dangereux, là-dedans.

Le capitaine Norton retrouva un peu de sa contenance. Assez pour sourire. C’était inutile de faire ce geste rassurant du bout des lèvres, car Tom ne la voyait pas. Peut-être était-ce pour elle-même, ou pour Riolu, qui l’observait sans détourner ses grands yeux depuis tout à l’heure.

— Vous me connaissez assez bien. Ça ira. Si vous arrivez à la contacter, dites-lui de vous rejoindre dans un endroit sûr, OK ?

Elle raccrocha à l’entente de la réponse affirmative. Quelque chose dans la voix de son équipier l’inquiétait, mais elle ne parvenait pas à mettre le doigt dessus. Comme si la carapace de cet homme glacial avait un peu fondu, alors même qu’il faisait si froid.

Au fond, ça ne voulait rien dire. N’importe quel scientifique digne de ce nom perdrait son calme dans une telle situation.

Tout ce qu’il restait à faire, c’était de retrouver l’égarée et ses précieux échantillons.


• • •

À présent qu’elle se trouvait dehors, le capitaine Norton regrettait amèrement le confort relatif du petit bateau. Le froid la mordait du bout de ses dents effilées, et elle les sentait s’insinuer jusque dans ses os. Ses oreilles et ses joues n’existaient plus, déjà amplement mâchouillées par la brise glacée.

Respirer avait quelque chose de pénible, d’éprouvant. Elle jeta un œil à Riolu. Malgré sa fourrure épaisse, lui aussi commençait à grelotter. Il se maintenait en mouvement pour conserver un semblant de chaleur. Elle décida de l’imiter, tout en détaillant la lugubre façade du château d’Almia.

C’était un édifice prodigieux. L’architecture de pierre s’effaçait sous les assauts séculaires d’une couche de glace luisante. L’on discernait à peine les hautes tours gothiques qui s’élançaient vers le ciel, car ainsi drapées de blancheur, elles se fondaient dedans pour disparaître.

La grande porte centrale était maintenue ouverte par des caisses placées là par toute l’équipe. Ce qui, à l’heure actuelle, ne représentait pas grand monde : Tom, Elsa et elle-même. Les autres s’occupaient des terres gelées de la vallée Sakaï, où se développaient une faune et une flore singulières.

Ici, de l’autre côté du lac, il n’y avait presque plus de traces de vie. Quelques bêtes subsistaient tant bien que mal, mais d’ici quelques générations, il n’y aurait plus une seule âme pour hanter les couloirs de cet édifice irréel.

Elle finit par se décider à entrer, suivie de près par son fidèle Pokémon.

Ce qui avait été un hall d’entrée ressemblait à présent à une gigantesque sculpture de glace. Des colonnes soutenaient un plafond bardé de stalactites menaçantes. Les fenêtres n’existaient plus : elles étaient entièrement rongées par une sorte de verglas, qui couvrait également le sol comme un tapis glissant.

Ils s’en rendirent aisément compte, c’était dangereux. Il faudrait agir avec beaucoup de prudence, à présent, car le moindre faux pas signifiait une chute douloureuse. Dans une telle situation, ni le capitaine ni son Pokémon ne pouvait se le permettre.

Plusieurs passages voûtés s’ouvraient de part et d’autre sur des couloirs et des salles. Sans une carte détaillée de l’endroit, la progression serait difficile.

— C’est un vrai dédale, commenta la femme.

Un nuage de buée s’échappa d’entre ses lèvres séchées par le froid, puis s’évanouit. Galvanisée par la douleur qui lui rongeait les membres, elle se remit en marche.


• • •

Tom expirait bruyamment. Il faisait froid, très froid, mais quelque chose brûlait en lui. Il la sentait : la flamme vacillante de la vie qui s’efforçait de le réchauffer.

Il savait pourtant qu’il allait mourir, bientôt. Cette rencontre avec un Farfuret sauvage ne l’épargnerait pas. D’abord, la créature vindicative avait lacéré son Polagriffe, et teint sa fourrure blanche d’un rouge hideux. À présent c’était son propre sang qui se cristallisait sur sa jambe, au bord d’une vilaine plaie ouverte.

Ce qui l’ennuyait, c’est que le processus prenait son temps.

L’agonie paraissait s’étirer, comme si elle souhaitait ne jamais se terminer.

Du reste, un fond de remords l’empêchait de se sentir tout à fait en paix avec sa conscience. Il aurait dû avertir le capitaine, et lui dire de ne pas venir. Mais il se sentait encore tellement sûr de lui, quand il se tenait debout, son Pokémon à ses côtés…

Si elle se trouvait en danger, ce serait sa faute.

Vraiment ?

Après tout, elle dirigeait l’expédition. Peut-être qu’elle avait une part de responsabilité. D’ailleurs, elle aurait dû s’en tenir au plan et rester à bord, au cas où Elsa reviendrait d’elle-même.

Vraiment ?

Tout cela n’avait plus aucun sens, de toute façon. Rien n’en avait plus, sauf la douleur. Cela faisait mal et, bon sang, le froid mordait sa chair à vif sans anesthésie. C’était atroce. La souffrance commençait à éclipser toute velléité de rédemption, alors que, peu à peu, l’homme se transformait en statue de glace.

Alors, lâchant prise, il laissa la flamme s’éteindre.


• • •

L’errance durait depuis un moment, déjà.

Le capitaine Norton sentait ses membres s’engourdir de plus en plus. Chaque pas mettait ses jambes à la torture ; chaque inspiration gelait ses poumons. Exténuée, elle s’arrêta pour s’appuyer à un pilastre du mur le plus proche.

Riolu leva vers elle des yeux inquiets. La progression ne semblait pas lui poser problème, mais il se forçait à calquer son pas sur celui de sa dresseuse. De fait, ils n’avançaient pas beaucoup.

Pire encore, ils ne savaient pas où ils allaient.

La structure de l’endroit ne répondait plus à aucune logique depuis l’invasion des glaces. Des portes bouchées, des couloirs obstrués, des stalagmites meurtriers sortant du sol comme tant de lames prêtes à les pourfendre. C’était insensé.

Il existait une sortie. La grande porte restait ouverte. Encore fallait-il y parvenir.

À présent, ils se trouvaient dans un long couloir. Des fenêtres s’espaçaient régulièrement, mais on ne voyait pas à travers à cause de la glace qui les recouvrait. Curieuse, la femme s’avança pourtant, et à l’aide du couteau qu’elle portrait à la ceinture, entreprit de dégager la vitre de sa prison verglacée.

L’assaut brisa des éclats gelés dans un tintement dissonant. Le résultat ne payait pas de mine, mais au moins, on avait une vue imprenable sur l’extérieur.

C’était hallucinant, comme un paysage de fin du monde. Le lac exhibait ses nombreux icebergs comme d’énormes dents tranchantes, se détachant sur les eaux sombres et froides. Quelque part dans ce fouillis apocalyptique, il y avait le bateau à la coque grise. Minuscule, tellement insignifiant au milieu de la supériorité de la nature.

Elle posa une main contre la vitre et, bouche bée, enregistra chaque détail de ce qui s’étalait sous ses yeux. Depuis cette position en hauteur, elle constatait toute la futilité de leur entreprise. Comme cette embarcation, ils n’étaient rien que des corps impuissants face aux forces du monde.

À présent, elle ne gardait plus tellement d’espoir. Pouvait-elle seulement retrouver l’un ou l’autre de ses coéquipiers ? La tâche paraissait insurmontable.

Elle ne se demanda pas pourquoi ils s’étaient séparés, ni s’ils étaient déjà morts. La question ne l’intéressait presque plus.

Elle avait peur, non pas d’une chose tangible, mais de tout ce qu’elle ne comprenait pas. Brutalement, elle prenait conscience de tout.

Cela ne servait à rien.

À cette allure, jamais elle ne retrouverait ses compagnons ou les précieux échantillons qui avaient motivé leur venue dans cet espace désolé.

Ce n’était plus important.

Il fallait sortir, ou au moins essayer. Fuir cet endroit, et prévenir tous les autres, dans la vallée Sakaï, qu’ils pouvaient remballer leur matériel et retourner dans leurs universités aux bancs vermoulus.

Ce n’était plus important.

Ce qui comptait, c’était d’échapper à la nature, et de récupérer un semblant de contrôle sur quelque chose.

Alors, le capitaine Norton fit demi-tour. Perplexe, son Riolu suivit le mouvement.


• • •

Elsa, essoufflée, se laissa choir sur la petite chaise du poste de pilotage.

Le tableau de bord éteint ressemblait à un cadavre. Peut-être parce qu’elle venait d’en voir un. Au détour d’un couloir, elle était tombée sur le corps gelé de Tom, qui venait certainement de mourir. Elle ne l’avait pas aimé de son vivant, mais les traits si paisibles du mort l’avaient touchée en plein cœur.

Elle n’avait pas vu le capitaine Norton, cependant. Elle ne tarderait pas, sans doute. Les tentatives de contact radio ne donnaient rien.

Prenant son mal en patience, la jeune femme déposa soigneusement sa sacoche, remplie d’échantillons divers, dans un coin de la cabine. Elle ne se rendit pas compte de l’emprise progressive du sommeil sur elle.

Lorsqu’elle s’éveilla, quelques heures plus tard, il n’y avait toujours qu’elle sur le bateau.

Cela l’inquiéta, et elle jeta un coup d’œil au dehors. L’immense cathédrale de glace se dressait, plus menaçante que jamais, sur l’espace désolé qu’elle gouvernait. Telles une bouche béante, les immenses portes restaient ouvertes.

Elle attendit encore, espérant voir des silhouettes en surgir.

Quand une forme frêle apparut enfin, elle crut rêver. C’était le Riolu qu’elle connaissait bien… Mais il était seul… Aucune trace de la belle femme rousse qu’il suivait toujours partout.

— Elle aussi, s’est noyée dans la mer de glace… murmura-t-elle.

Retenant des larmes qui allaient dévaler ses joues pour s’y cristalliser, elle se força à sourire pour accueillir le Pokémon qui revenait des enfers. Ses grands yeux ne brillaient plus.


• • •



Caspar David FRIEDRICH, La Mer de glace, 1823-1824, huile sur toile, 96,7 x 126,9 cm, Kunsthalle de Hambourg.