Pikachu
Pokébip Pokédex Espace Membre
Inscription

Songes de la Mer de Misa Patata



Retour à la liste des chapitres

Informations

» Auteur : Misa Patata - Voir le profil
» Créé le 24/05/2019 à 14:20
» Dernière mise à jour le 24/05/2019 à 14:20

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Fantastique   Hoenn

Si vous trouvez un contenu choquant cliquez ici :


Largeur      
Chapitre 4 : La mer en ruines
Une nuée de Goélise fendit le ciel. Sur l’immense toile bleue sans nuages, ils formaient une traînée blanche. Le groupe disparut bientôt, avalé par la distance.

Bonny finit par baisser les yeux, non sans lâcher un soupir. Elle enviait ces oiseaux. Eux, au moins, n’avaient pas besoin du vent pour avancer. Ils comptaient sur leurs seules forces. Les hommes qu’on faisait ramer, eux… L’épuisement, à terme, les accablait. Ou bien c’était autre chose, la tristesse, le désespoir, l’envie de toucher terre, de tendre le bras et de ne rien pouvoir atteindre.

Elle comprenait, elle aussi. Si la mer était son monde et le Valeureux sa maison, elle connaissait la nécessité de poser le pied un moment. On n’aime jamais mieux la mer que quand on revient vers elle. Le capitaine aussi, disait cela. Sous son masque d’homme fort intransigeant, il cachait un cœur gros comme un Wailmer. Jamais si bien alimenté qu’en présence de son équipage. Sur terre, peut-être, il tendait à s’assécher…

Abattue, elle soupira une seconde fois. La patience aimait à lui échapper facilement. Quelques jours, déjà, que le vent ne soufflait plus ; que les voiles s’enroulaient inutilement sur les mâts ; que le moral baissait, que les vivres s’amenuisaient, que tout le monde fatiguait. Quelques jours, seulement, et déjà ils faiblissaient dangereusement.

Elle serra les poings, dépitée d’être si vulnérable. S’il fallait choisir, elle serait un Pokémon. Peut-être pas un Léviator, parce qu’ils concentraient trop de force brute, ni un Wailord, ni même un Sharpedo. Elle se plaisait à se voir serpenter dans les fonds marins, avec agilité et intelligence. Oh, elle hésitait encore, mais elle voudrait être un Serpang ou un Rosabyss. Des crocs meurtriers, ou un charme silencieux…

La jeune femme se retint de rire et de se moquer d’elle-même. C’était idiot, et impossible. Elle se pardonnerait d’être bête. Pas de se faire des illusions. Garder la tête froide, en toutes circonstances. La réalité la rattrapa et elle se laissa faire.

Elle jeta un regard à son compagnon d’équipage, qui fixait la mer avec insistance. Qu’est-ce qu’il pouvait avoir en tête ? Nul ne saurait dire. Nul ne savait jamais. Malgré tout, elle l’aimait bien. Parce qu’il tenait tête à son père. Elle-même, souvent, ne l’osait pas. C’était difficile à admettre, mais le courage lui manquait.

Là se trouvait le problème : l’absence de vent, ce village, ces ruines, cela lui faisait peur. Et la peur, pour un marin, ça menait droit à la mort. Tous le savaient. Tous l’acceptaient.

— Tu es soucieuse, commenta Alvah, sans même baisser les yeux dans sa direction.
— Oui.

Sa voix tremblait quelque peu. Elle ne s’en étonna pas, mais s’efforça d’y remédier. Quand même, cela l’embêtait d’être si transparente, elle qui cultivait une façade d’assurance et de force.

— Ta nervosité est tellement forte que Natu la ressent. Moi, je n’aurais rien remarqué.

Il y eut un silence, très bref mais perceptible. L’oisillon paraissait remuer très légèrement entre les bras de l’homme aux cheveux blonds. Elle pesta en silence, maudissant l’animal et ses facultés. Il lui fallait bien ça, être démasquée par une chose si petite et frêle.

— Si ça peut te rassurer, ajouta le navigateur, toujours sur ce ton égal et doux qu’il ne quittait jamais.
— Ah, pas tellement, en fait… Mais merci.
— Pour être honnête, je me pose des questions aussi.
— Des questions ?
— Oui, quelques unes… Sur ce village, ses habitants. Ils n’ont pas de Pokémon, et d’ailleurs la plupart ne sont même pas là. Ils nous regardent comme des étrangers, mais il y a quelque chose d’autre, et ça me fait peur. Je ne sais pas trop quoi penser.

Bonny hocha la tête, quand bien même elle n’y comprenait pas grand-chose. Il parlait de façon évasive, presque par énigmes. Il pensait peut-être à toutes ces histoires étranges qu’il connaissait. Quelque chose dans son discours, cependant, retint son attention, lui donna envie de frissonner malgré la douce chaleur estivale.

« Ça me fait peur ». Ainsi, il l’admettait. Ainsi, il laissait dans son cœur et son esprit une place à la plus mortelle ennemie de l’Homme en mer. Ainsi, il s’admettait plus faible qu’une menace invisible, peut-être inexistante.

Et à elle aussi, cela lui fit peur. Non. Pas seulement. Cela, et cette histoire de mauvais présage dont il avait parlé… Peut-être que la situation la dépassait, les dépassait tous les deux.

— On devrait peut-être retourner sur le navire, suggéra-t-elle à mi-voix.
— Ce serait le plus prudent.
— Mais… Il y a un « mais », non ?

Pour la première fois depuis le début de l’échange, Alvah cessa de contempler l’eau dans laquelle se reflétait le soleil. Il la regarda. Et elle lut dans ses yeux une crainte qui désormais ne se cachait plus. Et pourtant…

— Le chef du village a dit au capitaine qu’il ne voulait pas d’argent.
— Peut-être qu’ils n’en ont pas besoin, là, sur l’eau, au milieu de nulle part.
— Oui. Eh bien, il a aussi dit au capitaine qu’il nous offrait l’hospitalité. C’est-à-dire qu’il ne nous laisse pas le choix. Je doute qu’on puisse repartir si facilement avec les provisions promises.
— On est tombés sur un os, grommela-t-elle. Attends, sérieusement, on va passer la nuit ici pour du poisson ? Merci mais non merci. Y a quelque chose qui cloche.
— C’est ce que je pense, admit le navigateur.
— Et quoi, c’est tout ? On peut très bien retourner au bateau et dégager d’ici.
— Mais le capitaine tient à ce qu’on récupère des vivres…

Bonny ouvrit la bouche pour répliquer, mais se ravisa. À la place, elle soupira bruyamment, les mains sur les hanches et les sourcils froncés. Elle avait l’impression de faire face à une noyade imminente, les bras tendus vers une surface inaccessible. Dans sa tête, la tempête faisait rage.

Elle avait envie de pleurer, de s’écrouler au sol, de se recroqueviller sur elle-même et de se fermer tout à fait au monde. Le devoir le lui interdisait. Ce qu’elle devait faire, en revanche, lui apparut clairement. Elle s’acquitterait de sa tâche ; ou, du moins, elle le jura sur son honneur, elle ferait de son mieux.


• • •

L’autochtone avait un regard déstabilisant. Ses yeux, pâles et cernés, paraissaient plus alertes que la moyenne. L’absence de sourcils, au-dessus, leur donnait peut-être un caractère intimidant. Son acolyte, à côté, ne déméritait pas : sa moue, ouvertement hostile, n’inspirait aucune confiance.

Alvah passa plusieurs fois de l’un à l’autre, le malaise soigneusement dissimulé derrière une façade de sérénité. C’était l’avantage, d’être si calme en toute circonstance. Les autres ne voyaient pas au-delà du masque. La plupart du temps. Face à ces villageois à l’air hargneux, cela dit, il préférait ne pas s’armer de certitudes.

Il afficha un sourire poli, et tendit une main pâle en direction des locaux. Ni l’un ni l’autre ne la saisit, mais à leur décharge, ils portaient de gros filets dans lesquels s’empêtraient des poissons pas encore morts. La nageoire caudale d’un Magicarpe continuait à s’agiter inutilement entre les mailles, en projetant des gouttes salées dans toutes les directions. Les pêcheurs s’en moquaient. Sans aucun doute, ils devaient s’en rendre compte. Ces yeux voyaient beaucoup de choses.

Pas défaitiste, il retira sa main et la ramena vers lui, pour mieux soutenir le Natu qui somnolait entre ses bras. L’oisillon ne broncha pas.

Il y eut encore un instant de flottement, bref et long à la fois. Puis les travailleurs commencèrent à s’éloigner, leurs lourdes charges traînées dans leur sillage. L’homme aux cheveux blonds les regarda partir quelques secondes, avant de les suivre. En quelques grandes enjambées, il les rejoignit. Ils n’étaient ni très grands ni rapides.

— Qu’est-ce que vous voulez ? marmonna l’un d’eux, celui à la moue grincheuse.

La voix, rocailleuse et pleine d’aspérités menaçantes, l’étonna un instant. Comme si elle ne collait pas à son possesseur, qu’elle traçait un contraste trop différent avec cette face glabre et renfrognée. Le marin, bon joueur, passa outre et sourit de plus belle.

— Excusez-moi de vous déranger, mais voilà, vous voyez, notre bateau n’avance pas beaucoup depuis que le vent ne souffle plus.
— Allons bon, siffla l’autre villageois. Qu’est-ce ça nous fait, à nous ?
— Votre chef… c’est-à-dire, monsieur Morris, accepte de traiter avec nous pour nous permettre de récupérer des provisions. Vous savez ce que c’est. Les longues traversées, le manque de nourriture, au bout d’un moment, on s’y fait, mais c’est toujours mieux de l’éviter, parce que…

On ne lui permit pas de finir sa phrase. Le plus intimidant des deux, avec sa carrure de lutteur, ses cheveux trempés et ses yeux perçants, laissa tomber son fardeau sur la grande plaque de bois. Les poissons heurtèrent le sol dans un bruit désagréable. Cela dut achever les rares qui vivaient encore.

L’autochtone fit craquer ses poings aux longs doigts noueux, mais son comparse l’arrêta en l’attrapant par l’épaule. Par réflexe, Alvah recula d’un pas. Mieux valait ne pas risquer de tomber dans la mer en prenant un coup.

Soucieux d’entamer un dialogue sans provoquer de conflit, il leva une main à hauteur de son visage. Cela parut les apaiser quelque peu, mais pas endormir leur méfiance. Ils le scrutaient toujours avec une insistance explicite.

— Bon, très bien. Si vous êtes là, c’est que Morris le veut bien.
— Puisque je vous le dis, approuva poliment le marin.
— Et alors ? Qu’est-ce qu’on peut faire pour vous, l’ami ?

En dépit de leur attitude un peu plus ouverte, ils ne semblaient pas pour autant ravis de faire la conversation à un étranger. L’homme aux cheveux blonds se promit d’en tenir compte et de se montrer le plus agréable possible.

Malgré tout, un mauvais pressentiment l’étreignait tout entier. Et le petit oiseau enfoui au creux de ses bras, de toute évidence, le partageait.

— J’aimerais juste en savoir un peu plus, au sujet de ces ruines, là-bas…

Pour illustrer son propos, il se tourna vers lesdites ruines, non loin du village. Des chaînes épaisses et rouillées semblaient relier plusieurs planches à ce banc de sable étiré en longueur. Les morceaux de pierre saillaient dans toutes les directions. Les plus imposants, grands et à la surface relativement plane, faisaient penser à des murs. Des algues mortes reposaient dessus, donnant l’impression de prendre le soleil.

La plupart des blocs étaient en partie défoncés, lézardés de cicatrices épaisses et profondes comme des gueules béantes. Il n’y avait rien d’autre. Sinon quelques morceaux de bois, peut-être des Pokémon tapis dans les recoins : cela pouvait tout à fait leur servir d’abri.

Une aura de mystère, inexplicable mais bien présente, englobait les lieux. Natu devait la sentir, car il ouvrit ses grands yeux noirs et les pointa dans cette direction. Cela ne fit que renforcer le malaise du marin.

— Ce ne sont que des ruines, vous l’avez dit vous même.

L’autre villageois, celui qui ne semblait pas aimer parler, acquiesça aux propos de son acolyte. Tous deux, à défaut de l’exprimer ouvertement, ne voyaient pas d’un bon œil ces questions. Alvah en fut rapidement persuadé.

Toutefois, il ne souhaitait pas s’arrêter en si bon chemin. Sa curiosité prenait le dessus. Au diable la politesse. Eux ne s’embarrassaient pas de bonnes manières, alors…

— Au milieu de nulle part, comme ça, c’est curieux. Vous ne trouvez pas ?
— Si, admit l’un d’eux. Si, pour sûr, mais allez vous plaindre à ceux qui ont construit ça. Moi, je m’en fiche.
— Pareil, renchérit le second.
— Allons ! Vous vivez juste à côté de ces ruines étranges, et vous osez me dire en face que ça ne vous rend pas curieux ? Pas de ça, messieurs. Vous avez sûrement été explorer.

Les deux villageois ne répondirent pas immédiatement. D’abord, ils parurent se consulter du regard, comme pour décider de ce qu’il fallait faire ou dire. L’homme aux cheveux blonds eut du mal à réprimer un sourire satisfait devant cet aveu implicite. Il resta calme, aux aguets.

Allaient-ils attaquer ? S’ils le voulaient, ils pourraient se débarrasser de lui aisément. D’abord, il faudrait l’immobiliser. Rien de plus facile. Et ensuite, ils auraient tout loisir de lui casser les jambes, les bras ou, pire, de lui enfoncer la tête sous l’eau pour laisser la vie le quitter doucement. Malgré lui, il frissonna. Par chance, les locaux, pris dans leur dialogue muet, ne remarquèrent rien.

Le silence, lourd comme une chape de plomb, se prolongea encore un peu. Il n’y avait que le bruissement des vagues et les planches qui, de temps à autre, gémissaient sous le poids des hommes. Le marin entendait presque sa propre respiration, pourtant tout à fait calme. Les battements de son pauvre cœur, en revanche…

Le pêcheur aux yeux globuleux finit par se détourner de son camarade. D’un pas mesuré, il s’approcha de l’étranger. Un soupçon de crainte parut ombrer, l’espace d’une seconde, ses traits sans grâce.

— Si nous parlons, vous ne direz rien à Morris. Il n’aime pas ça.

Ce n’était pas une question, mais une condition qui ne souffrait aucune réplique. S’il s’avisait de discuter, ces messieurs patibulaires tourneraient les talons et se mureraient dans un silence de pierre. Après l’avoir poussé dans la mer, peut-être.

En toute honnêteté, il préférait ne pas le découvrir. Aussi hocha-t-il doucement la tête, sans se départir de son petit sourire poli. Il eut, tout de même, une pensée pour la fille du capitaine. Lui non plus ne souhaitait pas passer la nuit dans une de ces cabanes pour satisfaire ce « Morris ». Il espérait qu’elle parviendrait à raisonner son père. L’équipage pouvait aussi bien se passer de poisson.

— Eh bien, messieurs, je serai muet comme un Magicarpe.

Le villageois le moins farouche ne se priva pas de lui jeter un nouveau regard suspicieux, mais il consentit à lui révéler ce qu’il savait.

— On y est allés, une fois, mais il n’y a vraiment rien à voir. C’était une île, avant, je crois, parce qu’il y a d’autres ruines sous l’eau. Et il y a une grotte sous-marine. On peut y accéder par un tunnel, là, depuis le grand banc de sable.
— Une grotte sous-marine ? s’enquit Alvah.
— Oui.
— Mais il n’y a rien non plus, renchérit l’autre.
— Je vous déconseille d’y aller. Il n’y a que des bêtes sauvages dangereuses, et les Sharpedo aiment rôder dans le coin.

Cela ne surprit pas le navigateur. Dans un environnement aussi hostile que les mers hoennaises, toutes sortes de créatures dangereuses se tenaient prêtes à attaquer les intrus. Bon nombre de marins en faisaient les frais chaque année.

— Et ces ruines, vous croyez que c’est quoi ?
— Qu’est-ce qu’on en sait ! Ce n’est pas écrit dessus.
— Vous avez peut-être une idée… Ça pourrait être un temple, par exemple, pour honorer l’un des hydréens. Je ne sais pas, Kyogre, ou…
— Peut-être, coupa l’individu à la moue dédaigneuse. Ou peut-être pas.

Il fit un pas en direction de l’homme aux cheveux blonds, pointant vers lui un doigt menaçant.

— Vous posez trop de questions, et ça finira par vous retomber dessus. Vous feriez mieux de faire honneur à notre hospitalité puis de partir au plus vite.

Plus de menaces voilées, à présent. Alvah grimaça. Les choses prenaient un tour défavorable. Il n’espérait plus obtenir la moindre réponse de leur part, ni de celle de leur chef. Il n’avait pas même eu le temps d’évoquer ces bouts de bois échoués sur le banc de sable, peut-être les restes d’une épave…

Avec un dernier sourire compréhensif, il salua les locaux et fila sans demander son reste. Il ne lui fallut pas longtemps pour retrouver la seconde du Valeureux, non loin de la passerelle permettant de rejoindre le navire. Elle ruminait apparemment de sombres pensées. Même son petit singe, d’ordinaire si énergique, n’avait pas le cœur en fête.

— Laisse-moi deviner. On va passer la soirée avec ces gens ?
— Tu connais mon père. Un Tauros. Il m’a à peine écoutée. Il y tient, à ses vivres. Pas moi, mais après tout, c’est lui le capitaine.

Elle soupira lourdement, fit quelques pas, se stoppa et regarda la coque de leur bon vieux trois-mâts. Ils ne pensaient plus tellement au vent, à présent. Pris entre la curiosité et un pressentiment tenace, ils ne pouvaient qu’attendre...


• • •

Nile s’éveilla en sursaut.

Une douleur vive et brève, à l’arrière du crâne, manqua de lui arracher un cri. Il avait dû se cogner la tête. La panique le gagna pendant une seconde ou deux.

Il ne reconnut pas la petite cabine qu’il occupait à bord du Valeureux. Nulle trace du petit bureau, de la bougie à moitié fondue, de la poutre traîtresse à laquelle il se heurtait un jour sur deux. Nulle trace de sa couchette inconfortable. De fait, il se trouvait allongé à même le sol, sur une couverture mince.

Ouvrir les yeux s’avéra inutile : la pénombre était totale. Non sans un grognement, il entreprit de se redresser. La lumière se fit naturellement dans son esprit, et il retint à grand peine un soupir soulagé. Il se rappelait, finalement. Le village, les provisions, l’effrayant chef et la jeune fille…

Ah, tout allait bien.

Au matin, il retournerait sur le navire, et peut-être que le vent se mettrait à souffler de nouveau. Boréas lui-même devait se lasser de son petit jeu.

Néanmoins, il demeurait une incertitude. Une impression de malaise, diffuse, discrète mais constante, là, tapie au fond de son cœur éprouvé.

Depuis qu’il avait aperçu les habitations sur l’eau, en pleine nuit… Avant peut-être… Non, sans doute pas. Les mauvais rêves et le désir de retrouver la terre pesaient lourd sur l’esprit embrumé du non-marin. C’était ce village, étrange, impossible, baigné dans une brume invisible. Un mystère palpable.

Il commençait à discerner les formes autour de lui. La minuscule fenêtre de la cabane laissait passer la lumière de la lune. Il y avait la seconde Bonny et le navigateur Alvah, eux aussi étendus sur de vieilles couvertures. Leurs Pokémon somnolaient à côté. Aucun autochtone ne partageait avec eux l’espace de la bicoque flottante. Ils se méfiaient peut-être.

Exténué, le terrien voulut de nouveau s’abandonner au sommeil. Ses yeux, malgré lui, restaient bien ouverts. Mais ils ne voyaient pas ; ils ne voyaient pas ce qui clochait, alors que déjà, à toute allure, les rouages de son cerveau tournaient pour trouver.

Qu’est-ce que c’était ? Pourquoi son cœur se serrait-il, pourquoi cette boule dans sa gorge refusait de disparaître ?

Et puis, qu’est-ce que c’était que cette teinte un peu verte, là… Même en mer, la lune ne dégageait pas un tel éclat. Non, la lune bienveillante, tout en haut dans le ciel, brillait sans discontinuer d’une blancheur pure.

Alors pourquoi la lumière était-elle…

Il se leva, parce qu’il fallait tirer les choses au clair. Son pas chancela un moment mais, bien vite, il put tenir sur ses deux pieds. Les planches de bois étaient froides, et un peu humides. À cause de l’eau qui dormait en dessous, sans doute.

Nile se traîna jusqu’à la petite fenêtre et jeta un œil au dehors. Stupéfaction, d’un coup. Les paupières se soulevèrent presque instinctivement, la bouche s’entrouvrit.

Ce n’était pas normal.

Des lueurs verdâtres faisaient concurrence à la lune, éclairaient le ciel, se reflétaient dans l’eau à peine mouvante. Il se figea. L’envie de contempler cette mer aux couleurs anormales le prit à la gorge. Quelque chose n’allait pas. Une vague sensation d’étouffement, quelques secondes à chercher de l’air. Des images fugaces, mais bizarrement insistantes.

Le cauchemar, enfin… Le corps tremblant, gelé, en mouvement sous la surface. Le bras tendu vers la lumière. Les yeux brûlants, l’assaut d’un feu salé. La pression écrasante d’une entité invincible et infinie.

Quelque chose n’allait pas. Il ne se noyait pas, mais c’était tout comme. Son esprit suffoquait. On lui retirait son oxygène, sa rationalité, et alors il ne restait plus rien pour l’alimenter. Que se passait-il ?

Soudain étouffé par les murs de cette petite maison, il sentit le besoin urgent d’en sortir. Avec précaution, lentement, il passa entre les silhouettes recroquevillées des marins endormis. Il les envia pour leur sommeil et leur ignorance.

La porte ne résista pas à une poussée franche. Les gonds restèrent silencieux alors qu’il s’attendait à les entendre grincer bruyamment. Dehors, il faisait un peu froid, mais ça n’avait pas d’importance. Les rues de planches étaient désertes. Un calme désarmant enveloppait le petit village au milieu de nulle part.

Seulement, le mal-être demeurait.

Il sut pourquoi lorsqu’il se tourna vers le banc de sable et les ruines qui le jonchaient. Les lueurs venaient de là-bas. Éclatantes, elles s’échappaient d’entre ces vieux murs défoncés, lézardés, recouverts d’algues sans doute pourries. Ce pouvaient être des Loupio, après tout… Non, pas possible, ils ne produisaient pas cette horrible lumière verte.

Nile déglutit douloureusement. Il ne comprenait pas.

Ses pas le portèrent un peu plus loin, le long des planches flottantes. Elles tenaient bon, mais pas sa sérénité. Le calme qu’il affichait s’étiolait à chaque seconde. Et chaque fois qu’il posait un pied devant l’autre, il se voyait basculer dans la folie, de plus en plus, et peut-être, à terme, y plonger tout à fait…

Il atteignit l’une des grandes plaques où venaient s’accrocher les énormes chaînes rouillées. Une couleur orangée, répugnante, dévorait le fer. Un goût de bile acide envahit sa bouche, se posa sur sa langue. Il eut envie de vomir, là, dans la mer, mais le ventre vide il n’y arriverait pas.

Alors il resta debout. Un moment, peut-être longtemps.

Il entendait quelque chose. Il ne comprenait pas. Ce n’étaient pas des paroles, et ce n’était pas un langage qu’il connaissait. Cela ressemblait à des chants, ou à des incantations, mais les syllabes s’évaporaient sitôt qu’elles parvenaient à ses oreilles.

Tout de même, d’une certaine façon, il trouva ça joli. Mais la peur, une crainte qui prenait aux tripes, gardait le dessus. Il songea à se recoucher, à oublier tout cela et à sombrer dans les eaux profondes du sommeil.

Non.

Il fallait réveiller tous les autres, qu’ils viennent voir ça. Alors ils pourraient le rassurer, lui dire que ce n’était qu’un rêve, qu’il pouvait se rendormir et que le lendemain ils s’en iraient à bord du Valeureux, et qu’ils atteindraient bientôt Poivressel parce que le vent revenait…

Oui, cela sonnait bien. Il fit demi-tour, arpenta les chemins de planches sans même sentir l’eau bouger en dessous, et regagna la cabane où dormaient les marins.

Sur le seuil, il s’arrêta. Une hésitation. Brève. Ce fut sans discrétion qu’il passa la porte, cette fois, et le bruit en réveilla quelques uns. Les autres ne tardèrent pas. Il vit ces visages fatigués, ces yeux entrouverts, s’en voulut un instant de les troubler, mais… Mais il le devait, parce qu’il voulait savoir, comprendre.

Il vit Bonny, qui le regardait avec circonspection, et aussi une pointe de colère ; ah, elle voulait dormir, mais ce n’était pas le moment.

Tout haut, d’une voix rendue pâteuse par des heures sans parler, elle prononça ce que chacun avait sur le cœur.

— Qu’est-ce qui se passe ? On dirait que vous avez vu un fantôme.

Nile secoua la tête. Cela dit, dans un sens… C’était peut-être ça, oui… Dans tous ces visages tournés vers lui, il reconnut sa propre crainte, sa propre anxiété, et en ressentit un certain soulagement.

Il hésita encore un peu, de crainte d’être pris pour un fou. Et si ce n’était qu’un rêve ? La peur l’incita à parler, pourtant.

— On a un problème.
— Quel genre de problème ? s’enquit quelqu’un sur qui il peinait à mettre un nom.

Le non-marin passa des doigts nerveux dans ses cheveux sombres.

— Un gros problème, je crois… souffla-t-il d’une voix éteinte.