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Livre d'images [Recueil de one-shots] de Misa Patata



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Informations

» Auteur : Misa Patata - Voir le profil
» Créé le 26/01/2019 à 22:12
» Dernière mise à jour le 27/08/2019 à 18:08

» Mots-clés :   One-shot

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De la mort de l'amour
C'était un étrange été.

Le soleil restait obstinément caché derrière les murailles nuageuses qui tapissaient le ciel. On n'avait pas encore vu beaucoup de pluie, mais la scène avait tout de même quelque chose de triste. Le sable blanc s'étendait avec paresse, sa courbe comme un croissant de lune mordu et aussitôt recraché par les vagues. Il n'y avait pas la rumeur des baigneurs matinaux. Rien que le ressac.

À neuf heures, on pouvait encore espérer que la couche grisâtre serait percée par de beaux rayons lumineux qui égaieraient la journée. Les enfants sortiraient, se mettraient à courir en braillant le long de la côte ouest, surveillés par des adultes moins énergiques. On entendrait les cris des Goélise, et on les verrait voler avec une grâce étonnante pour des oiseaux pêcheurs. Avec le mauvais temps, même les Pokémon se sentaient le vague à l'âme.

Le couple de citadins, qui marchait lentement sur le petit chemin longeant la plage, espérait peut-être aussi. Il y en avait souvent, des jeunes gens modernes comme ceux-là, venus de grandes cités pour prendre un peu de vacances. Nénucrique avait aussi une plage, mais les relents de poisson mort et la fumée des usines la rendaient terne. Sans parler du sable gris, crasseux, qui faisait penser à des cendres.

La demoiselle, bien belle avec ses cheveux noirs qui lui tombaient d'un côté et de l'autre du visage, gardait la mine un tant soit peu avenante. Ses lèvres minces, d'un rouge sombre, s'étiraient à peine en un sourire qui n'arrivait pas jusqu'à ses yeux. Les doigts fins de sa main gantée s'enroulaient autour du bras de son compagnon, sans force ni étreinte, comme des serpents inoffensifs. Elle se détourna du spectacle calme de la mer pour le regarder.

Il lui rappelait la ville d'où ils venaient. Elle avait vu des éphèbes de marbre, figés à jamais dans les collections du musée de Nénucrique. Ce visage pâle, d'une beauté froide et immobile, lui laissait la même impression. Les cheveux blonds qui tombaient sur son front, balayés par la brise fraîche, juraient avec le noir du costume d'automne, signe qu'on n'attendait déjà plus l'été, qu'on se faisait une raison. Elle eut envie de soupirer, car elle aimait Algatia pour le soleil et les baigneurs, pas pour les nuages et l'atmosphère pesante d'un octobre encore lointain.

Dans leur dos flottait une présence intangible, spectrale. Ce qui passait pour une pierre baignée de brume mauve se mouvait en suivant le sens du vent, dans le sillage d'un dresseur indifférent. Pas de traces de pas à suivre sur le sable, comme un jeu d'enfant.

La promenade sans but continua un moment encore, accompagnée par le murmure de la mer et les frissons d'une baisse de température. Le couple vit passer, comme un éclair, le Spiritomb qui se dirigeait vers la plage. La créature spectrale s'arrêta auprès d'une forme imprécise. La jeune femme s'éloigna de son compagnon et mit une main en visière au-dessus de ses yeux, comme pour mieux voir ; en l'absence de soleil, ça ne servit à rien. Décidée, elle abandonna le petit chemin de terre et courut sur le sable. L'homme aux cheveux blonds, après un instant de flottement, l'imita.

Il ne fallut que peu de temps pour identifier la chose volumineuse, affalée sur la plage. C'était une masse bleue et mouillée qui sentait l'iode. Des nageoires inutiles pendaient d'un côté et de l'autre. Les petits yeux, comme deux billes noires au milieu d'un océan, luttaient pour rester ouverts. On devinait, en dessous, un ventre pâle, qui remuait péniblement au rythme d'une respiration trop faible.

La demoiselle se tenait juste à côté, les bras ballants le long de sa robe estivale. Ses cheveux noirs s'agitaient sous les coups de vent, et les embruns martelaient ses bas qui collaient à ses jambes. Ses yeux, fixés sur la créature, paraissaient ne rien voir. Ses lèvres s'entrouvraient inutilement, sans rien dire. Elle sentit le contact familier d'une main qui effleura son épaule, et s'en dégagea pour approcher encore davantage.

Comme instinctivement, elle s'agenouilla dans le sable, mais pas pour une prière. Elle posa ses mains sur la surface lisse qui bougeait à peine. Le tremblement se répercuta dans son propre corps, entra en résonance. Ses paupières s'agitèrent, et elle sut. Il fallait bien faire quelque chose. Ce fut en titubant qu'elle se remit debout, à côté de la pauvre bête, et qu'elle poussa de toutes ses forces, dans une vaine tentative de la remettre à l'eau. La masse ne réagit même pas. Cette fois, elle n'évita pas le contact des doigts sur son épaule.

— Tu vois bien que ça ne sert à rien, commenta le jeune homme, détaché.
— Oh non, ne dis pas ça.

Il y avait, dans sa voix, comme une détresse venue du fond d'un puits. Une détresse qui déjà se trouvait là, ancrée en elle, mais qui ne prenait forme qu'à cet instant, sur cette plage, face à la mort imminente d'un animal.

— Je t'en prie, aide-moi, il faut faire quelque chose.

Il hocha la tête, d'un mouvement presque automatique. La phrase répétée mourut sur ses lèvres sèches sans atteindre les oreilles de la demoiselle, toutes ouvertes aux gémissements de la pauvre chose échouée là, sans repères. Ce fut sans conviction qu'il offrit son aide inutile. Un Spiritomb curieux les observait.


o o o

Le café du bord de mer exhibait piteusement sa terrasse presque vide, en se rappelant avec nostalgie les étés précédents, les clients qui affluaient et la rumeur persistante des conversations. Un serveur solitaire, à peine adulte, suffisait à répondre aux désirs de l'improbable duo attablé devant une tasse bien chaude. Un jeune homme aux cheveux blonds, de peut-être vingt-sept ou vingt-huit ans, se faisait aborder par une femme d'âge moyen que toute la ville connaissait au moins de réputation : une cliente régulière qui passait ses étés là.

Ils avaient tous deux les yeux rivés sur la plage, où une silhouette un peu lointaine faisait des gestes indéchiffrables.

— Alors vous êtes écrivain, c'est ça ? Mon mari me l'a dit l'autre jour, que votre nom lui rappelait quelque chose.
— On peut dire ça.
— Et vous êtes en vacances ?

Il ne répondit pas tout de suite, préférant installer un bref silence le temps de vider sa tasse de café. Le garçon accourut aussitôt pour récupérer la vaisselle et disparaître à l'intérieur de la boutique.

— On peut dire ça, répéta-t-il.

Ses yeux ne se détournaient pas du rivage. Il ne voyait pas tout à fait sa compagne, mais devinait ses cheveux en désordre au gré de ses mouvements près de la mer. Il n'avait pas mieux à faire que de la regarder s'escrimer ainsi, les pieds dans le sable mouillé, pour sauver quelque chose qui était fichu de toute façon.

— Le coin est charmant d'habitude, continuait la bourgeoise. Quand il y a du soleil, vous savez, et puis des baigneurs, c'est magnifique. Dommage que vous ratiez ça.

Elle se redressa sur sa chaise, brusquement intriguée par ce qui se tramait sous son regard à une distance qui rendait la scène incompréhensible. Ses yeux se plissèrent.

— Savez-vous ce qui se passe, là-bas ?

Une seconde de silence, lourde comme une chape de plomb, fit son nid avant de se faire balayer.

— Un Pokémon est en train de mourir. Un Wailmer. Une jeune femme sensible est tombée dessus... Vous savez ce que c'est.
— Je comprends. (Elle avait presque la larme à l'œil à cause d'un bâillement qu'elle s'échinait à retenir.) Votre femme, je suppose.

S'il était aussi bien élevé qu'il en avait l'air, il aurait simplement dit oui. Le mot sonnait faux sur la langue de l'étrangère, et aussi dans sa tête.

— Dans un monde meilleur, peut-être. Que ça ne vous choque pas ; mais l'esprit n'aime pas être enchaîné à la lassitude.
— C'est pessimiste, commenta la touriste. À un si jeune âge...

Un frémissement d'épaules fut ce qui tint lieu de réponse. Le sujet n'avait nul intérêt, ni pour lui-même ni pour personne. Le sens des convenances échappait de plus en plus à son entendement, surtout dans une atmosphère si terne, si vide, sans autre échappatoire qu'une inconnue venue d'une région lointaine pour faire la conversation.

Un grondement perturba la quiétude, et tous deux levèrent machinalement le nez vers le ciel couvert. La croûte nuageuse s'épaississait, prenait une teinte plus sombre.

— L'orage arrive. Vous devriez dire à votre « amie » de rentrer.

La dame prit congé, peut-être effrayée à l'idée de ruiner sa belle coiffure, sa robe ou de subir le froid qui accompagnerait la pluie. L'écrivain se leva et lâcha quelques pièces sur la petite table, avant de s'éloigner.


o o o

La jeune femme s'agitait, peut-être pour rien. Certainement. Mais c'était plus fort qu'elle, plus fort que toute la volonté du monde : il s'agissait de maintenir la flamme, de ne pas la laisser s'éteindre avec un coup de vent. La pauvre bête se mourait, bien sûr. Elle donnait l'impression de peser de plus en plus lourd sur le sable. Une centaine de kilos qui se changeait en tonne alors que le poids de la vie pesait de plus en plus.

Elle ne sentait plus ses pieds nus et engourdis qu'en regardant ses chaussures, l'une échouée à quelques mètres, l'autre dans sa main. La présence du fantôme mauve au regard dément ne la gênait pas. Il ne faisait que regarder, de son œil absurde, cette drôle de fille qui allait et venait de la mer à la plage, remplissant sa bottine d'eau pour en asperger la baleine agonisante. C'était ajouter quelques gouttes de vie, des minutes précieuses. Jusqu'au moment où la marée haute arriverait, et emporterait à nouveau le Pokémon entre ses vagues rassurantes.

Ainsi attelée à sa tâche, elle pensait à des choses et d'autres. Au soleil qui ne venait pas, à l'orage qui arrivait, aux vacances qui n'en étaient pas et à l'amant qui la fuyait...


o o o

L'hôtel, à deux pas du café, restait obstinément plein. Les touristes déçus s'abritaient pour éviter de finir trempés, mais en tant que créatures sociales, s'entassaient dans le salon pour discuter et partager un apéritif avant l'heure.

Quelques étages plus haut, le natif de Nénucrique s'isolait dans une chambre vide, calme et éclairée par une lampe électrique chaleureuse. Un papier peint écru se mariait avec des rideaux d'un beau vert sombre, autour d'une grande fenêtre qui éclairait efficacement la pièce en temps normal. L'orage donnait l'impression que la nuit tomberait trop tôt.

Debout sur le balcon, l'écrivain morose gardait les yeux rivés sur la plage blanche. Tout pour ne pas penser aux feuilles vierges qui s'entassaient sur le bureau, rappelant les conditions de travail déplorables et l'inspiration qui s'éloignait. Du reste, il n'y avait pas grand chose à voir en contrebas. La terrasse déserte, les toitures brunes, la mer, le sable. Et puis encore, la demoiselle qui s'échinait à faire survivre le Pokémon jusqu'à ce que la marée haute se montre. L'espoir brûlait dans son cœur comme un feu de cheminée. Plus réaliste, il aurait aimé lui faire comprendre l'inutilité de son geste : elle n'écoutait pas.

De là-haut, le détachement lui paraissait plus naturel, moins condamnable. Il n'aimait pas penser qu'il n'y accordait aucune importance, ni le laisser paraître, mais le fait était là. Après deux années, on pouvait commencer à se dire que la routine ennuyait, que la passion disparaissait, s'effritait comme de la craie. On en arrivait à un point où la vue d'une pauvre chose mourante sur la plage ne représentait plus rien, même en étant l'objet de la pitié de l'être aimé. Ou de ce qu'il en restait.

La vue était décourageante et les premières gouttes de pluie tombaient. Il repensa à l'écriture, au papier blanc et aux histoires qui s'enroulaient et se déroulaient dans sa tête. Elle voulait des poèmes et des histoires d'amour. Il lui avait répondu, peut-être avec une pointe d'agacement :

— L'amour, j'ai bien essayé de l'écrire, mais à chaque fois les mots m'échappent. Je ferais aussi bien d'écrire la mort. Ou la peur.

Et elle avait ri, comme si la situation s'y prêtait. Elle ne le croyait pas, ou bien au contraire, elle se voilait la face. Il avait promis de lui dédier la prochaine nouvelle fantastique. Elle avait trouvé ça charmant et le sujet était clos.


o o o

La nuit était tombée quand la demoiselle regagna sa chambre, pieds nus et les chaussures dans les mains. Une lumière passait encore sous la porte, alors elle abandonna toute idée de s'infiltrer en silence et s'engouffra dans la pièce. La lampe électrique éclairait le bureau et les alentours, sans aller jusqu'au lit ou à la salle de bains. L'écrivain, assis, travaillait à ce qui devait être une critique à paraître dans un journal. Il tapait frénétiquement les touches de la machine à écrire. La tâche l'aidait à fuir le monde et les bruissements entêtants de la mer.

Il lui fallut avancer encore un peu pour qu'il se rende compte de sa présence. Un « bonsoir » assoupi franchit ses lèvres, mais le regard resta collé à la feuille qui se noircissait au rythme des cliquètements de l'appareil. Elle trouva cela aussi bien : ses cheveux s'emmêlaient, sa robe était fichue et elle sentait l'iode. Elle allait se diriger vers la petite pièce attenante quand il l'apostropha :

— Alors, cette pauvre bête ?

Immobile, elle sentit sa gorge se nouer. Ses entrailles dansaient la gigue, et elle craignait que son maigre sandwich ait l'idée de se faire la malle.

— Elle est morte, s'entendit-elle répondre avec un détachement qu'elle ne soupçonnait pas. La marée haute est arrivée, j'ai cru que ça allait bien se passer. Les vagues ont attiré la pauvre créature... Elle flottait, j'ai pensé qu'elle reprenait des forces avant de plonger, mais elle ne bougeait pas. Je crois qu'elle avait perdu la volonté de vivre et que l'instinct l'a laissée tomber.

Les mots étaient sortis les uns à la suite des autres, dans un flot rapide, intarissable. Peut-être qu'il n'écoutait déjà plus : la machine à écrire continuait à imprimer les caractères sur le papier. Elle disparut dans la salle de bains pour s'asperger d'eau, avisa la baignoire mais, vidée de ses forces, renonça à s'y plonger avant le matin. Le matelas et les couvertures présentaient plus d'attrait.

En attendant le sommeil, elle revivait sa journée dans sa tête. De temps à autre elle pensait à Nénucrique, au théâtre, à la pièce qu'elle jouerait à son retour, puis à l'écrivain. Elle savait qu'il pensait à elle aussi, quand elle n'entendait plus les cliquetis de l'appareil pendant une seconde ou deux. Mais tout de même, ça ne voulait plus dire grand chose puisqu'ils ne se regardaient pas ; ils ne se voyaient pas.

Elle ferma les yeux, s'efforça d'ignorer le ressac et sombra.


o o o




René MAGRITTE, Les Amants, 1928, huile sur toile, 54 x 73,4 cm, New York, Museum of Modern Art.