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Livre d'images [Recueil de one-shots] de Misa Patata



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Informations

» Auteur : Misa Patata - Voir le profil
» Créé le 13/01/2019 à 16:32
» Dernière mise à jour le 27/08/2019 à 18:08

» Mots-clés :   One-shot

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Contemplations
« Assis à l'ombre d'un arbre, je t'ai dit que je t'aimais. Tu m'as ri au nez. J'ai ri aussi, parce que c'était tout ce que je pouvais faire. Aujourd'hui, je peux me dire que je n'étais pas sérieux. Du reste »

— Hé, qu'est-ce que tu lis ?

La jeune femme, d'un geste sec, abaisse son bras qui tient le feuillet noirci d'une jolie écriture. Le froissement du papier crisse un court instant dans son oreille. Elle soupire, car elle a reconnu la voix et qu'elle ne souhaite pas subir un interrogatoire. Le cousin Jack, d'une blondeur candide, la regarde en souriant. Son visage est un peu rouge et baigné de sueur, parce qu'il n'a pas cessé de s'agiter dans tous les sens depuis midi. Il n'a pas l'air tellement fatigué pour autant. Sans couvre-chef par une chaleur pareille, il risque l'insolation.

— Allô la Terre !

Il agite la main devant elle, comme pour s'assurer qu'elle le voit et que ses yeux ne sont pas simplement dans le vague. Agacée, elle attrape son poignet ; elle se retient d'y planter ses ongles, guère menaçants de toute façon. Cela déclenche un petit rire chez le brave garçon, qui ne prend pas grand chose au sérieux.

Sa cousine lève les yeux au ciel et lui rend volontiers son bras, qu'il fait mine de masser d'un air contrarié. Elle soupire, à nouveau.

— Tu as quel âge, déjà ?

Il hausse les épaules, avec l'éternelle nonchalance qu'il porte comme une seconde peau.

— Vingt-trois, pourquoi ?

La jeune femme secoue la tête, un petit sourire au coin des lèvres. Elle ne déteste pas le cousin Jack. Elle ne l'aime pas tellement non plus, parce qu'on dirait un enfant qui a oublié de grandir, et ça l'énerve un peu. Mais ce n'est pas un mauvais bougre. Il est travailleur, elle peut au moins lui accorder ça : voilà des heures qu'ils sont dehors sous un soleil de plomb, et il n'a pas pris de vraie pause.

Elle ne comprend pas trop son agitation, d'ailleurs. Qu'y a-t-il de si intéressant dans ces étranges ruines ? Ou plutôt autour, car l'entrée en est toujours strictement réglementée. Peut-être qu'il espère obtenir le droit d'explorer l'intérieur. En attendant, creuser un peu partout alentour s'avère peu fructueux. À part quelques tessons, on n'a pas déterré grand chose...

Quelque peu lassée, elle oublie un instant le jeune homme et surveille les faits et gestes de son Pokémon. Avec ses presque deux mètres et sa couleur bleue sombre, il ne passe pas tout à fait inaperçu. Il semble bien décidé à régner en maître sur la végétation locale : à l'aide des lames reliées à ses avant-bras, le requin-sable ne se gêne pas pour taillader des arbustes et des buissons qui ont le malheur de croiser sa route.

Un sifflement, à sa droite, arrache à la demoiselle une grimace.

— Si je me doutais que tu comptais me donner en pâture à ton monstre...
— Oh, arrête ! Il te recracherait tout de suite.

Consciente du papier qui lui caresse toujours la paume, elle le range rapidement dans la poche de sa chemise. Jack ne paraît pas y prêter attention.

— Bon, je rentre, déclare-t-elle en s'éloignant. Tu diras à tes parents que fouiller des vieux trucs, c'est pas pour moi !


o o o

La maison de vacances familiale est un beau bâtiment, plutôt grand, qui occupe un terrain bien entretenu dans le coin nord-est de la bourgade. Une petite clôture en bois clair entoure un maigre jardin, seulement envahi d'une herbe courte et un peu jaune. Avec sa façade blanche et ses grandes fenêtres, la demeure paraît avenante. La jeune femme, qui se tient dans l'allée, regarde un moment et juge que les volets bleus auraient besoin d'une nouvelle couche de peinture.

Elle se décide à rentrer, suivie par son encombrant ami écailleux. Elle l'arrête d'un geste péremptoire sur le perron.

— Désolée, mais si Papa te voit à l'intérieur, il va hurler. Tu sais comment il est.

Carchacrok grommelle en signe d'assentiment, et se laisse enfermer dans la poké ball, qui l'aspire avec un rayon rouge aveuglant. L'humaine l'attache de nouveau à sa ceinture et referme la porte derrière elle.

Le vestibule un peu sombre débouche sur un joli salon divisé en deux. Sur la gauche se trouve un chaleureux espace convivial, très bien éclairé par une baie vitrée arrondie qui donne sur la route et, en face, sur la pension Pokémon. De l'autre côté trône la grande table, vêtue d'une nappe terriblement désuète et entourée par un concile de chaises identiques soutenant des coussins au même motif fleuri. Voici le centre du merveilleux monde familial, songe avec amusement la demoiselle.

Elle ne s'attend pas à trouver qui que ce soit à saluer, alors elle se rend directement à l'étage. La chambre qu'elle occupe est la plus petite, mais ce désagrément est compensé par une meilleure vue. De là-haut, elle a une perspective imprenable sur les enclos de la pension, où s'ébrouent des bêtes de formes et couleurs diverses. Elle peut aussi apercevoir les grilles et la haute silhouette de son ancienne école, un peu plus au sud. De vieux souvenirs la font sourire un instant, avant qu'elle ne se laisse engourdir par un demi-sommeil.


o o o

Le matin suivant, aux alentours de dix heures, le salon est pris d'un étrange sursaut d'agitation. C'est toujours le moment que la jeune femme aux cheveux blonds choisit pour se lever. D'habitude, il n'y a personne : tout le monde a déjà déjeuné et vaque à ses occupations. Aujourd'hui, les parents et tante Marina sont réunis autour de la table basse. Une bonne odeur de café flotte dans l'air. Le regard perçant de la mère croise celui de la fille, et son visage s'illumine d'un sourire. Sur ses genoux, son Chinchidou paresseux est aussi inactif qu'à l'accoutumée.

— Ah, ma chérie ! On t'attendait justement.

La concernée plisse les yeux, sans comprendre. Elle formulerait bien une question à voix haute, mais sa bouche est encore pâteuse. Un verre d'eau ne serait pas du luxe.

— Avec ton père et ta tante, on va faire une promenade à Galopa du côté de la route 215. On se disait que ça te ferait du bien de venir.
— Jack nous a dit que tu n'aimais pas trop les fouilles, renchérit tante Marina. Et ce serait dommage de ne pas profiter un peu des vacances pour sortir...

La demoiselle hoche la tête et frotte un moment ses paupières, qui papillonnent encore. Les regards des deux femmes d'une cinquantaine d'années lui semblent peser lourd. Son père se contente d'un sourire amusé, un peu plus compréhensif. Elle trouve la force d'articuler une réponse négative et de se traîner jusqu'au coin-cuisine pour se servir de l'eau et s'en répandre sur le visage.

— Je la connais par cœur, cette route, ajoute-t-elle pour se justifier. Je l'ai même traversée en voiture pour venir depuis Voilaroc...

Armée d'un morceau de pain, elle se laisse tomber sur le canapé. Elle se sent plus légère quand ils s'en vont en fermant derrière eux.


o o o

« Assis à l'ombre d'un arbre, je t'ai dit que je t'aimais. Tu m'as ri au nez. J'ai ri aussi, parce que c'était tout ce que je pouvais faire. Aujourd'hui, je peux me dire que je n'étais pas sérieux. Du reste, je n'en sais plus rien. Tout cela remonte à quelques années, à une jeunesse qui semble un peu lointaine. Et voilà que j'écris comme si j'avais l'âge de mes parents ! C'est peut-être une conséquence du charme désuet des lettres.

Tu t'en doutes, je ne t'écris pas dans le but de réitérer les stupides avances de ce jour-là. C'est davantage dans l'optique de renouer un peu. J'aurais horreur de laisser nos liens s'étioler plus qu'ils ne le sont déjà. Mais assez parlé de moi : que deviens-tu ? J'ai tant bien que mal suivi ta carrière à travers les journaux et la télévision, mais on n'en parle pas beaucoup. Dommage. Tes derniers tableaux m'ont plu. Ils ressemblent à ce que tu proposais déjà il y a quelques années, mais dégagent aussi quelque chose de nouveau. Tu pourras peut-être m'éclairer un peu plus à ce sujet, je crains de ne pas avoir ta sensibilité en ce qui concerne la peinture.

N'hésite pas à me joindre quand tu le souhaiteras, que ce soit par lettre ou par téléphone. Je trouvais l'idée amusante, mais peut-être qu'elle ne te fera pas rire. J'espère avoir de tes nouvelles.

Mes amitiés les plus sincères,

S. A. »


La lettre est rapidement repliée, et rangée de nouveau dans une poche. La demoiselle soupire, étreinte par cette langueur typiquement estivale qui lui ramollit les muscles. Elle ne peut que rester assise dans un fauteuil, à côté de la baie vitrée du salon, à regarder le dehors. Il ne s'y passe pas grand chose. Elle aperçoit l'hôtesse de la pension, la soixantaine bien tassée, qui nourrit les plus petits Pokémon dans un enclos. Des piaillements lui parviennent par la fenêtre entrouverte.

Pour la énième fois, elle passe un mouchoir sur son front pour en essuyer la sueur. Il fait atrocement chaud, et même la petite brise venue de l'extérieur ne peut pas y faire grand chose. Il ne manquerait plus que les formes se mettent à onduler de l'autre côté de la fenêtre.

Agacée, la jeune femme ferme les yeux et tâche de faire le vide dans son esprit. Les bruits lui parviennent plus clairement, et la chaleur contre sa peau paraît plus intense encore. Cette inactivité qui la ronge est tenace, mordante comme des crocs de Rattatac. Elle soupire, comme pour expirer son malaise. Ces vacances à la campagne sont stupides, vides de sens. Il ne suffit pas de changer d'air et de cadre pour que l'inspiration déferle à nouveau.

Elle espère à moitié que sa lassitude l'entraîne dans un sommeil prolifique, rempli de rêves impossibles et colorés. Elle s'installe plus confortablement dans son fauteuil, les paupières toujours rabattues comme un rideau devant son regard.

Un cri déchire alors le silence.

Ses yeux s'ouvrent d'eux-mêmes et son corps tout entier se tend, alerte. Elle est un instant aveuglée par la lumière du soleil, et puis elle distingue enfin, de l'autre côté de la route, une étonnante agitation. Les Pokémon de la pension sont pourtant toujours paisibles. Cependant elle est sûre de ce qu'elle voit : un pelage jaune rayé de noir qui gesticule dans tous les sens. Un éclair jaillit et vient s'écraser contre un pan de la clôture, qui brûle aussitôt et se teinte de noir. L'Elektek, aussi rapidement que possible, s'élance vers l'est en passant juste à côté de la maison.

La jeune femme aperçoit le couple qui s'occupe de la pension. Ces braves gens sont trop âgés pour se lancer dans une course-poursuite, alors ils se chargent immédiatement de calmer les autres bêtes, troublées par cette soudaine envolée d'action. Prise d'une poussée d'adrénaline, la spectatrice se lève d'un bond et, armée de sa poké ball, ouvre la fenêtre pour quitter la maison et suivre la créature rebelle.

Ses jambes sont un peu engourdies à cause de son oisiveté, mais elle parvient tout de même à repérer l'éclair jaune qui fonce à toute allure entre les arbres et les buissons. Pile en direction des ruines. Elle libère son Pokémon et lui ordonne de rejoindre le site au plus vite, pour empêcher le fuyard d'y entrer. Quelques collègues de son cousin la repèrent et s'étonnent de sa course folle.

— Jack ! Hé, crétin !

Le jeune homme manque de se faire renverser par le requin-sable, qui arrive finalement à acculer le Pokémon électrique à proximité de la zone de fouilles. Les travailleurs observent le manège, les uns curieux et les autres franchement inquiets. Étonnamment, l'Elektek semble un peu lumineux, comme s'il dégageait une énergie phénoménale. La demoiselle plisse les yeux, intriguée.

Jack sourit.

— Rien d'inquiétant ! Il est juste sur le point d'évoluer.
— Ah oui ? articule sa cousine, essoufflée. C'est pour ça qu'il s'est enfui de la pension en manquant de faire brûler toute la clôture ?
— Certains Pokémon sont très nerveux à l'idée d'évoluer. D'autant plus quand le dresseur n'est pas là, ça peut être déstabilisant.

La jeune femme hoche la tête, plutôt d'accord. Elle contemple avec émerveillement la lumière blanche qui s'intensifie pour entourer tout le corps de la créature électrique. Il est difficile de voir précisément le phénomène, mais les spectateurs discernent des changements dans la silhouette globale, dans la taille et les mouvements. Il se passe un instant avant que l'éclat se tarisse et que la nouvelle apparence de la créature soit visible.

Si tous les autres s'extasient devant le Pokémon, la demoiselle reste fascinée par le phénomène auquel elle vient d'assister. Ce n'est pourtant pas la première fois qu'elle voit une évolution, mais ici, en plein soleil, c'est d'autant plus impressionnant. Elle sourit.


o o o

Jack, installé à la table du salon, lève les yeux en entendant la porte d'entrée s'ouvrir. Sa cousine, un chevalet sous le bras et une toile vierge dans l'autre main, avance péniblement jusqu'à la baie vitrée. Perplexe, le jeune homme la regarde sortir à nouveau, puis revenir avec une mallette pleine de tubes de peinture et de pinceaux. Il y a même une palette arrondie en bois, pleine de taches de toutes les couleurs.

La demoiselle installe un tabouret à proximité de son chevalet, et admire son œuvre pas encore entamée.

— Qu'est-ce que tu fais ? s'étonne le cousin.

Elle sourit, plus radieuse que jamais elle ne l'a été durant ces vacances moroses.

— Figure-toi que j'ai décidé d'arrêter de m'apitoyer sur mon sort. Je reprends le travail et j'arrête de m'isoler. Il serait temps que je sois digne des gens qui tiennent à moi !

Dans sa poche, sa main sent le papier à lettres plié en quatre, doux au toucher. Elle s'assoit devant sa toile et, prise d'une inspiration fulgurante, saisit un pinceau. Son cousin observe du coin de l'œil, amusé.

— Ça pour une bonne surprise...

Le salon retrouve son silence apaisant, baigné par la lumière claire de l'extérieur.


o o o




Edward HOPPER, Cape Cod Morning, 1950, huile sur toile, 86,7 x 101,9 cm, Smithsonian American Art Museum.