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Portrait de ville de Corpus09



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Informations

» Auteur : Corpus09 - Voir le profil
» Créé le 12/01/2018 à 00:36
» Dernière mise à jour le 26/10/2019 à 09:44

» Mots-clés :   Fanfic collective   Kalos

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Jérome T.
Il pleut. La ville est grise tout autour d'un homme qui sort à l'instant d'un grand building. Il a rabattu sa capuche sur sa tête. Il s'approche du bord du trottoir et distingue une nuance d'orange dans ce tableau terne. C'est un taxi, dans lequel il se précipite pour échapper à la pluie.

« Racontez, c'est payé », dit le chauffeur, qui tourne la clé. Le frein à main est baissé, le moteur rugit et la voiture est parcourue de tremblements. Elle s'engage sur la route.

« Vous voulez dire que je dois parler ? C'est bien gentil à vous, mais, hé, vous êtes sûr ? Ce n'est pas banal comme concept. Oh, et puis moi, vous savez, j'ai une tendance assez naturelle à ennuyer les autres. Hé, vous m'écoutez ? », ajoute-t-il en se penchant vers l'avant.

L'autre n'est plus qu'un automate, ses dents ne desserrent pas. Il se répète : « Racontez, c'est payé. » Le passager se remet convenablement dans son siège en marmonnant quelques bribes de mots incompréhensibles. Il se tait ensuite et se contorsionne pour enlever son manteau détrempé ; sa capuche cesse de cacher son visage. Une fois débarrassé de son lourd habit, il se pose confortablement au fond de son siège, pensif.

« J'espère que ça ne vous dérange pas que je pose ça ici, dit-il en posant son manteau à côté de lui. Vous parler, donc. Quelle drôle d'idée. Vous savez, moi, j'aime bien parler. De tout, de rien, de ce qui se mélange dans ma tête et de ce que j'ai oublié. Ça détend, mais souvent ce n'est pas vraiment logique. Oh, je pourrais vous raconter plein de choses. Vous savez ce qui me plaît en ce moment ? C'est la philosophie. C'est très intéressant, la philosophie. Vous pourriez vous en inspirer, d'ailleurs, ça vous délierait la langue.

Vous voulez que je vous parle du langage ? Le langage, c'est intéressant, ça. Un ami à moi m'a expliqué qu'on comprenait mieux les mots en les opposant les uns aux autres. Par exemple, on comprend mieux le mot "mur" lorsqu'on le compare à "muret", "muraille" ou "passage". Intéressant, hein ? D'ailleurs vous saviez que notre pensée est irrésistiblement liée à la parole ? Ça aussi c'est intéressant. Ça veut dire que quand on ne parle pas, on ne pense pas. Hein ?

Réagissez, nom d'un branquignol. Vous me rappelez ces personnes dont on a parlé à la conférence dont je sors. Oh, voilà un beau sujet. Je pense que je vais vous parler de ça. Pardon, mon esprit est embrouillé. Ce n'est pas ma faute. C'est que tout est intéressant.

Tournez à droite, d'ailleurs. J'aimerais aller à l'entrée du pont.

On a parlé des différences entre les citoyens d'une même ville. Regardez-moi ce temps abominable, vous pensez que les banlieusards le vivent de la même manière que le le maire de la ville ? Absolument pas. C'est horrible, ça. Il y en a qui sont si privilégiés par rapport à d'autres. Imaginez.

Illumis est vraiment une immense cité, typiquement une mégapole. Vous êtes plus de onze millions entassés ici, c'est fou. Onze-millions-sept-cent-mille-quatre-vingt-cinq personnes ce matin à minuit, pour être précis. Tous entassés ici ! Je n'arrive pas à le concevoir. C'est que je viens de la campagne, moi, je ne suis venu que pour la conférence. Je suis un joueur de pétanque. La pétanque, ça vous forge un homme. Ça vous soude une équipe, aussi. Pas comme la ville !

Je crois que je n'aime pas la ville. Je vous avais dit que je vous parlerais des problèmes démographiques de la ville. Oui oui, je vais le faire. Laissez-moi le temps, c'est que mon esprit est embrumé. Je n'ai pas encore eu le temps de structurer convenablement mon esprit, vous ne m'en voudrez pas. Enfin, puis-je imaginer posséder le temps ? J'aurais bien aimé que vous me posiez cette question, vous savez, ça me chagrine que vous ne parliez pas.

Tant pis. Tournez à gauche.

Celui qui a animé la conférence était un sacré gaillard, un chercheur en philosophie. Il nous a expliqué qu'un jour, il avait rencontré un des gamins de la banlieue. Une sacrée expérience, qu'il disait. Lui, il vit dans le centre. Il se targue d'être un professeur émérite, et je dois dire qu'il parle bien. Dans sa tête à lui, ça doit être bien organisé. Quel temps horrible, vous ne trouvez pas ?

C'est que c'était une conférence sur la ville. Vous n'avez pas idée de tout ce qu'on peut dire sur la ville. Alors, à un moment, le chercheur-animateur nous a expliqué cette rencontre. Ça m'a marqué, c'est pour ça que je vous en parle. Car il faut parler, hein, c'est bien tout ce que vous m'avez dit.

Apparemment, la rencontre était humainement assez compliquée. C'est que le gamin et le chercheur ne vivent pas au même endroit. Enfin si. Ils vivent à Illumis, tous les deux. C'est ça qui est intéressant. Le chercheur faisait ses recherches, et le gamin faisait ses gamineries. Ça puait, qu'il disait, dans la banlieue. Vous êtes déjà allé dans la banlieue ? Moi non, je préfère l'air de la campagne.

Le gamin avait eu des yeux apeurés, vous savez. Enfin c'est ce qu'il a dit. Le chercheur, pas le gamin. Il était trop jeune pour affronter la maturité de l'esprit de cet homme brillant. Enfin, brillant. Quand on voit à quel point les couleurs de la ville sont fades aujourd'hui, je ne sais pas si quoi que ce soit a jamais été brillant par ici. Surtout dans la banlieue. Elle est terrible, la banlieue, vous savez.

En fait, les yeux du gamins n'étaient pas qu'apeurés, a dit le chercheur. Ils étaient aussi remplis de haine, mais une haine qui faisait pitié. La haine d'un petit animal traqué, d'un petit animal qui découvre une entité incompréhensible, vous voyez ? En plus, il était seul. Ce n'est pas commun, ça. Je crois que c'est ce qui a permis au chercheur de lui parler, justement.

Je vous aurais volontiers raconté quelle a été la conversation entre ces deux-là, mais j'ai oublié les mots exacts. C'est dommage. Par contre je me souviens des idées principales dont nous a parlé le chercheur. Il a utilisé cet exemple pour illustrer le fait que les villes rejettent dans leur périphérie des personnes qui n'ont plus l'impression d'en faire partie.

Vous, vous vous sentez bien citadin, hein ? Oui, oui, sûrement. Le gamin, non. Il n'a pas l'impression de vivre dans la ville. Lui, il vit dans un quartier, et le quartier ce n'est pas la ville. Le quartier était mal famé, disait le chercheur. Enfin, c'est ce que lui a dit le gosse. Pardon, je suis confus. J'ai du mal à m'organiser, vraiment. Je ne vous dérange pas, dites ? J'espère que non.

Conduisez-moi bien au pont. C'est que j'ai envie de partir de cette ville, cet exposé des différences entre ceux qui vivent au centre et ceux qui vivent dans la banlieue m'a tout chamboulé. Il me faut une bonne partie de pétanque pour me détendre. Ça ne se trouve pas ici.

Vous ne comprenez pas ? Je n'ai pas été assez clair ? J'aurais volontiers été plus exhaustif, vous savez, mais nous sommes bientôt arrivés. Tournez à gauche. C'est que je voulais, je crois, au moins titiller votre curiosité, que vous sachiez que là-bas, il y a des gamins sous la pluie. Leurs esprits sont délavés par la pluie, vous savez. Leurs habits, pardon. Enfin, c'est pareil. Vous pourriez les aider, non ? Encore à droite. Au lieu d'attendre devant les auditoriums où il y a des conférences intellectuelles, vous pourriez aider ces gens, non ? Vous, vous habitez ici. Vous pourriez.

Ah, pardon. Votre mutisme, j'avais oublié. Vous savez, ce que je vous ai dit en entrant n'était pas anodin. Si vous ne parlez pas, vous ne pouvez pas explorer le langage, et puisque le langage permet la formation de la pensée, ça veut dire que vous ne pensez pas. Vous savez qui ne pense pas ? Les animaux. Tournez à droite. Alors parlez, enfin. Et puis aidez ces gamins. Je vous en prie. Moi, je ne peux pas. Je ne vis pas ici. Et puis le chercheur se moque d'eux, ils ne sont pour lui que des objets d'étude. Vous, vous pouvez les aider en leur faisant profiter de votre système, là, avec votre ''Parlez, c'est payé''. Je vous fais confiance, faites preuve d'humanité, mon ami.

Arrêtez-vous là, merci. Je crois que je me suis dispersé. Je ne suis même plus sûr de ce dont je vous ai parlé. Mais ne l'oubliez pas. Et soyez humain. »

Il ouvre la porte en enfilant son manteau. Il a séché. Dehors, la pluie battante a cessé de tomber. Les nuages ont été transpercés par les rayons du soleil. Il marche.


by Suroh