Entre ciel et mer de Flageolaid

Ondine n'en revenait toujours pas de s'être qualifiée pour la finale. Elle avait pourtant eu l'après-midi, la soirée et même la nuit pour assimiler l'information, elle ne parvenait pas à y croire. Elle regarda une nouvelle fois le score de la troisième épreuve pour vérifier qu'elle ne rêvait pas.

6e – Koshio l'Employé, de Mele-Mele – abandon
5e – Valentin le Topdresseur, de Celestia – 17 points
4e – Néphie la Capitaine, de Konikoni – 18 points
3e – José le Guitariste, de Lavandia – 20 points
2e – Ondine la Championne, d'Azuria – 22 points
1e – Amana le Champion, de Papeloa – 25 points

À neuf heures, elle affronterait son collègue d'Unys en finale, mais elle n'arrivait pas à imprimer l'information dans son cerveau. Bien sûr, son objectif avait toujours été de remporter la compétition, mais à force de rechercher des sensations nouvelles, elle avait fini par perdre la finale de vue.
En y songeant, elle n'avait remporté les précédentes épreuves que par chance, que valait-elle vraiment face à un surfeur accompli, tel qu'Amana ? La sirène de Kanto roula un regard discret vers son rival. Ce grand gaillard à la mine réjouie installait sa planche sur le dos de sa monture en sifflotant. Il ne semblait pas accorder plus d'importance que cela au tournoi.
Ondine ferma les yeux quelques instants, calma sa respiration et médita. Il n'y avait pas lieu de s'affoler, en effet. Elle s'était amusée jusqu'à ce jour, la finale ne devait pas la priver de son plaisir. Naïade et elle sillonneraient les eaux comme à leur habitude, sans penser, juste ressentir.

Il restait toutefois un détail qui la taraudait. Elle ne comprenait pas en quoi consistait réellement la dernière manche du tournoi. Ce n'était pourtant pas faute d'avoir questionné les habitants de l'île. À chaque fois, la réponse avait été la même, prononcé sur un ton amusé :

« La finale ? Bah, c'est la finale ! »

La jeune femme aurait apprécié une formulation plus explicite. Elle tenta de se souvenir du tournoi de l'année précédente, pour se rappeler qu'elle n'en avait pas vu la fin. Elle avait dû écourter ses vacances car un afflux massif de dresseurs venu de Kalos déferlait sur sa région pour triompher de la Ligue Indigo.
La brochure qu'on lui avait donné à l'office du tourisme de Ho'ohale n'apportait pas plus d'informations sur la question de l'épreuve finale. Les doigts délicats de la dresseuse s'appliquèrent donc à transformer l'inutile fascicule en un Stari de papier. Au quotidien, Ondine utilisait l'origami pour se calmer ou se concentrer.

Pour ce dernier jour, l'atmosphère était étrange. Si une foule compacte avait une fois de plus envahi la plage, elle restait étonnamment silencieuse. La jeune femme percevait à peine les murmures autour d'elle. Même les enfants gardaient le silence, sans comprendre vraiment pourquoi. Ce devait être une sorte de tradition à respecter, comme il en existait tant d'autres dans l'archipel, songea Ondine.
Au-dessus d'eux, le ciel s'était empli de gros nuages blancs et cotonneux. Le vent soufflait plus fort que la veille, remuant un ressac féroce à la surface de l'océan. En tout cas, les vagues semblaient parfaites pour le surf. La championne d'Azuria commençait à ressentir une certaine impatience à l'idée de prendre l'eau. Elle tapotait nerveusement sur son casque depuis déjà quelques minutes.

Deux adolescentes vinrent s'asseoir près d'elle, une petite pâlotte aux yeux tristes et une grande bronzée, toute en jambes. Ondine, qui ne leur prêtait pas attention, sursauta quand la plus âgée l'appela par son prénom. Elle reconnut alors Néphie et son amie, dont elle ignorait le nom, qui portait aussi le titre de Capitaine des Épreuves.
Les filles originaires d'Akala témoignèrent, à voix basse, leur soutien à Ondine pour la finale. Sa prestation de la veille leur avait fait grande impression, en particulier la dernière figure pour laquelle elles avaient passé la nuit à chercher un nom. Une pirouette dans ce genre se devait d'être homologuée.
Elles expliquèrent ensuite à la sirène de Kanto que toutes les personnes installées de son côté de la plage l'encourageaient, et que les autres supportaient Amana. La jeune femme découvrit, non sans fierté, que son public équivalait celui de son rival. Elle ne pensait pas être si populaire.
Avec un soupçon d'appréhension, elle interrogea les deux adolescentes au sujet de la finale, les priant d'entrer dans les détails.

« La finale ? fit celle aux cheveux verts. C'est pas facile à comprendre quand on ne vient pas d'Alola. Disons que c'est une épreuve subjective.
– En théorie... il s'agit d'une course, avec des figures. Mais ce n'est pas ça qui détermine la victoire...
– Comment dire ? C'est Alola qui décide du gagnant. Oui, il se passe toujours quelque chose d'intéressant durant la finale.
– Il y a, euh... six ans, le Pokémon Gardien d'Akala a sauvé un des surfeurs d'une chute et a terminé la course à ses côtés.
–- Une autre fois, intervint un vieux monsieur qui avait suivi la conversation, je vous parle de ça, il y a bien vingt ans, un de mes cousins avait atteint la finale, mais son Démanta était blessé. Il allait être disqualifié quand un Démanta chromatique sauvage vint à lui pour l'aider à remporter la compétition. Après la finale, le Pokémon repartit vers l'océan.
– Terrible ! souffla l'amie de Néphie. Et ça me rappelle quand... »

Ondine sourit. Elle n'était guère plus avancée. Néanmoins l'épreuve allait débuter. Elle quitta les sympathiques jeunes filles, son casque à la main et sortit Naïade. Une fois le matériel installé sur le dos du Pokémon Cervolant, elle alla rejoindre son rival.
Le champion d'Unys participait avec un Démanta du nom de Danny Ocean. La jeune femme s'aperçut que la jonction du bleu sombre du dos et de l'argenté du ventre de la créature formait un motif de vaguelettes, ce qui ressemblait à une spécificité régionale de l'espèce.
Amana tendit une énorme main qu'Ondine serra vigoureusement en regardant son concurrent droit dans les yeux. Derrière eux, la foule sortit lentement de son mutisme. Euphorbe prit place au micro et présenta longuement les deux finalistes qui grimpaient sur leurs montures, avant d'indiquer à tous le parcours de la course. Elle démarrait sur la plage et consistait en une légère courbe vers la côte reculée d'Akala, où se tenait Alyxia et la ligne d'arrivée.
Bien entendu, le gagnant ne serait pas nécessairement le plus rapide, mais celui désigné par Alola. Chaque surfeur devait donc prouver ses droits à la victoire en réalisant de splendides figures tout au long de la course. Jusqu'à ce qu'il se passe quelque chose. Il se produirait forcément quelque chose.

Les deux spécialistes du type Eau se tenaient devant la ligne de départ, à la fois souples et fermes sur leurs planches. Ils semblaient impatients, plus que tendus. Le signal retentit bruyamment dans l'air tiède du matin, suivi du vacarme de la foule.
Les deux Démanta fusèrent vers le large, tels des missiles, laissant deux longues traînées dans leur sillage. Bien vite, Danny Ocean augmenta la distance entre lui et Naïade, au grand dam d'Ondine. Elle observa son adversaire gravir les vagues et s'envoler en virevoltant. Elle voulut combler ce début de retard par une Vrille Tartard, mais Amana repartait déjà dans les airs, plus haut et plus vite qu'elle.
Les deux rivaux enchaînèrent les figures en se poursuivant. La sirène de Kanto favorisait les pirouettes lui permettant de rattraper son rival qui, si elles n'étaient pas forcément les plus impressionnantes, demandaient toutefois une technique impeccable et un bon sens de l'équilibre.

Elle était presque parvenue à la hauteur d'Amana quand se forma ce rouleau improbable. Ondine avait remarqué que les vagues avaient gagné en force de jour en jour au cours de la compétition, mais elle ne s'était pas imaginée en découvrir une pareille.
La mer toute entière semblait se soulever devant elle en une gigantesque vague sans fin. Son rival ralentit à l'approche de ce mur d'eau qui masquait le littoral d'Akala ; Ondine vit sa chance. Elle effectua une nouvelle vrille latérale et passa en tête de la course. Devant elle, le formidable rouleau s'abattait violemment, formant en son creux un long tunnel éphémère. Naïade poussa un petit cri alarmé, mais sa dresseuse le calma d'une tape affectueuse. Alors tous deux pénétrèrent sous la vague immense.

Ondine plia les genoux en observant l'eau qui roulait au-dessus de sa tête, elle préféra se faire toute petite, de peur d'être engloutie. C'était la première fois qu'elle surfait dans un rouleau, mais elle n'ignorait pas que celui-ci était exceptionnel. Il ressemblait à une galerie creusée à même l'océan, une caverne bleutée où sifflait la musique des abysses, un long passage vers l'inconnu.
Le Démanta avait beau accélérer, il ne voyait pas la fin de la vague. Sa dresseuse ne s'en souciait pas, elle oublia l'épreuve, la compétition, l'arène, l'ennui... En cet instant, elle vibrait du plus profond de son être. Elle ressentait ce frisson de vie qu'elle avait connu à l'adolescence dans les combats Pokémon et qu'elle recherchait en vain depuis quelques années.

Spécialiste du type Eau, elle se découvrait enfant de la mer, dans le sein de sa mère, au creux d'une vague terrible, qui l'enveloppait pourtant avec une douceur surnaturelle. Derrière elle, le tunnel marin s'effondrait avec fracas. Elle était une goutte, minuscule dans l'océan, impuissante face à la puissance des éléments, et pourtant elle ne craignait pas le tumulte des flots.
Les doigts d'Ondine frôlèrent la muraille océanique qui se dressait à sa gauche. La jolie rousse eut alors l'impression que les eaux s'illuminaient autour d'elle en miroitant. Dans la vague, elle vit son reflet qui surfait à ses côtés. Ce n'était pas vraiment elle, mais cette jeune fille aux cheveux courts et aux sourcils froncés qui avait endossé le rôle de championne d'arène d'Azuria, bien des années auparavant. Ondine lui sourit avec bienveillance.
La gamine du miroir tendit la main ; la sirène de Kanto la saisit. Elles voguèrent ensemble vers l'inconnu, une nouvelle étape de leur vie, car il était temps pour elles de sortir de ce tunnel d'ennui. La sortie se profilait non loin devant et le brave Démanta redoubla d'efforts pour l'atteindre.

Pour les observateurs placés sur la côte reculé d'Akala, l'arrivée d'Ondine fut un choc. Depuis plus d'une minute, cette vague étrange roulait sur l'océan en un interminable mouvement. Sa puissance avait forcé Amana à la contourner en réalisant une large boucle et personne ne voyait l'autre surfeuse. Alyxia scrutait la surface de l'océan en espérant qu'il ne soit pas arrivé malheur à la rouquine.
On vit alors Naïade et sa dresseuse surgir du rouleau à vive allure, franchir la ligne d'arrivée et poursuivre leur chemin autour de l'île, comme si la course n'en était encore qu'à la moitié. La Doyenne manqua de s'étouffer en l'apercevant. Les trois anciens assis derrière elle ne délibérèrent pas dix secondes, Alola avait désigné le vainqueur en lui ouvrant une voie dégagée à travers ses flots, Ondine remportait le tournoi de surf Démanta de cette année.

Mais l'intéressée, grisée, continuait son chemin, approchant de Konikoni qu'elle dépasserait bientôt, laissant des visages ahuris sur son passage.