Riche d'un père. Riche d'être père.
"Lorsque tu auras tout perdu, que rien ne soulagera ta souffrance, qu'aucune attache ne te sauvera, alors écoute cette cassette. Tu redeviendras riche, mon petit empereur."
Giovanni avait reçu cette lettre accompagnée de la dite-cassette au moment de son apogée empirique. Avant que tout ne s’effondre. La Team Rocket avait été réduite en poussière par un dresseur, et lui, le leader charismatique, le champion de Jadielle, s'était caché, ruminant sa vengeance. Il avait trouvé dans les chutes Tohjo un espace de quiétude isolé. Un cocon de pierres humides et de cascades qui le protégeait du monde et le connectait à son actualité.
Autre que ses Pokémon, il avait récupéré une vieille radio qui lui tenait compagnie. L'homme d'une cinquantaine d'années suivait la résurrection de ce qu'avait été l'éclatante Team Rocket. Mais, depuis quelques heures, on lui avait asséné un second coup, plus rude et mortel, qui risquait d'entamer la volonté pourtant inébranlable de Giovanni. Il avait entendu le pardon d'un de ses instigateurs et commandants, Amos. Une nouvelle fois, et ce sera la dernière, la Team Rocket venait de rendre son dernier souffle.
Il avait gardé la lettre et la cassette dans une doublure de son chapeau, envisageant le recours à une première écoute. Lorsqu'il avait vu surgir dans ses plans un dresseur pas comme les autres, il s'était douté que rien n'irait plus. Que la chute ne serait qu'une question de temps. Et pourtant il n'avait pas renoncé et s'était battu jusqu'au bout, contemplant son oeuvre en déclin, détruite et chue.
Giovanni fit tourner dans ses mains le chapeau qui contenait un trésor bien mystérieux. Il redoutait de glisser la cassette dans la radio. Cependant, il n'aurait jamais laissé quiconque l'en débarrasser. S'il avait eu à choisir entre sauver son empire et le présent qu'on lui avait envoyé il y a des années, il n'aurait pas hésité.
Celui qui le lui avait envoyé lui promettait la richesse. De nouveau. Ce qu'il avait toujours recherché puis saisit à bras-le-corps, sans en laisser une miette à ses voisins. Une richesse qui l'avait conduit à sa perte. Peut-être devrait-il se méfier de cet engagement ? Il se sentit en confiance, loin de craindre d'être à nouveau frappé par une main fatale. Cette main qui avait écrite et envoyé la lettre et la cassette n'avait pas l'intention de lui faire du mal mais plutôt de le soulager.
Il glissa la cassette dans l'appareil. Il actionna la mise en marche, et entre deux ruissellements lointains, l'enregistrement se déroula. Un ruisseau de notes coula dans la sombre caverne. Cet air lui rappelait ceux que les enfants aimaient actionner dans les boîtes à musiques.
Giovanni, les coudes sur les genoux, jeta un regard torve au poste de radio. Il se sentit misérable, assis sur une caisse en bois, avec seulement une table habillant la cavité.
[size=3]Il y aura les jours avec et les jours sans,
Les amis qui retourneront leur veste en un rien d'temps[/size]
Il n'y avait qu'une seule personne qui l'avait appelé "mon petit empereur". Son père. Dès qu'il entendit les premiers mots, ses oreilles bourdonnèrent. C'était la même voix que celle qui l'avait bercé, qui lui avait enseigné des leçons, qui l'avait disputé. Une voix qui avait souffert et qui avait aimé. Qui l'avait aimé, lui ?
Giovanni n'avait gardé de lui qu'une illusion floue, comme les songes d'été lorsque le soleil brille dans la vie d'un enfant.
Surpris de cette introspection que lui invitait à faire cette chanson, il hésita à arrêter la cassette. Il croyait la main paternelle incapable de le faire souffrir plus ; même au fond du trou, on trouvait le moyen de l'accabler de souvenirs qu'il eut envie de refouler et non pas de le laisser l'emporter. La voix qui délivrait les vers l'empêchait d'avoir les idées claires. Le trouble dans lequel il se trouvait le rendait vulnérable et fragile, comme lorsqu'il avait encore besoin d'une protection. D'une protection paternelle.
Depuis sa prime enfance, Giovanni avait été d'une constitution fragile. Sa mère lui répétait qu'il tenait cela de son père, un homme faible et lâche. Ce fut le premier portrait que le jeune garçon alors âgé de sept ans eut de son père par la bouche de sa mère. La future Mme Boss se plaisait à lui répéter de qui il tenait. Alité par les maladies, il se sentit coupable d'avoir hérité d'une santé instable.
A chaque fois que Giovanni s'était retrouvé malade, son père était venu le voir. Il s'asseyait sur le lit et lui lisait des carnets entiers de vers qu'il avait écrit à diverses occasions. Certains lui étaient directement destinés.
Malgré ce que lui clamait sa mère, le petit garçon n'arrivait pas à croire qu'un homme comme son père avait pû lui transmettre d'aussi nombreux maux.
[size=3]Les jours de peine qui nous enchaînent et les tourments[/size]
Léandro avait rencontré la mère de son fils au bal de fin d'années de leurs études secondaires. Elle n'avait jamais été attirée par ce genre d'hommes auquel il appartenait : effacé et artiste. Ses prunelles vertes, sa chevelure mêlant la finesse de la soie et la couleur de la paille, ses manières mesurées et son amour des mots lui suffirent.
[size=3]Les amours chiennes[/size]
Il lui écrivit de nombreux poèmes et lui dédia un recueil. Ils restèrent quelques mois ensemble mais bientôt leurs idéologies clivèrent leur route ; la mère de Giovanni voulait avoir le monopole de tout contrôler tandis que lui laissait le temps couler, vivait le temps présent. Il ne recherchait pas l'argent ni le pouvoir. Son idéal était immatériel, loin des lois érigées par les hommes.
Des disputes violentes éclatèrent au sein du couple. Même après que les orages se soient dissipés, il ne comprenait plus pourquoi il se réveillait le matin à ses côtés.
Il renonça à la fidélité et rencontra d'autres femmes. Elle le découvrit en même temps qu'elle apprit qu'un enfant commençait à respirer en elle. Elle espéra que la condition paternelle allait le garder auprès d'elle. Quand elle eut reprit le contrôle de leur couple, il s'était sentit prisonnier. Puis, comme le captif qui s'habitue à son bourreau, il finit par renoncer à tout ce qui faisait de lui un homme libre et heureux. Il abandonna peu à peu ses rêves pour la clé qu'il espérait trouver en cet enfant qui naîtrait. Une clé qui lui ouvrirait de nouveaux horizons.
[size=3]A l'âge où l'on renie son père tu m'renieras,
Et moi je ne ferai pas de manières, pas d'cinéma,
Tu m'diras merde, des claques se perdront c'est comme ça,
J'faisais la même[/size]
Ils avaient formé à eux-trois une famille aux fondations branlantes. La mère de Giovanni passait tout son temps à construire un empire dont le but était resté secret à Léandro. S'il l'avait apprit, il ne serait pas resté. Même s'ils étaient loin de partager une même idéologie, elle l'aimait et voulait un père pour son fils.
Giovanni n'avait rien de lui, hormis son caractère facile. Leurs humeurs s'accordaient, contrairement au despotisme dont faisait preuve la mère. Il trouvait souvent refuge chez son père, après s'être vu puni à cause d'une bêtise.
Des années de paix s'écoulèrent jusqu'au jour où Léandro apprit le dessein de sa femme : celui de la création de la Team Rocket. La dispute fut violente ; il claqua la porte et ne revint pas les jours qui suivirent. Ni les mois. Ni les années. La mère de Giovanni referma son emprise sur leur fils. Elle savait l'amour que Léandro portait à leur progéniture et voulut s'en servir comme d'un moyen de vengeance. Ainsi, elle commença à convaincre Giovanni que son père ne les méritait pas.
[size=3]Tu s'ras peut-être pas le meilleur mon fils
Mais pourtant moi, je serai fier,
A quoi ça sert d'être riche
Quand on est riche d'être père ?[/size]
Leur train de vie changea. Grâce aux revenus de sa mère, Giovanni appartint à une élite. Il avait tout ce qu'un enfant pouvait réclamer. L'inconfort matériel n'était plus à craindre. Sa mère répondait à ses caprices, l'élevant dans l'idée que plus la richesse s'amassait, plus le bonheur était à portée de main.
Giovanni comprit vite qu'avec l'argent que lui donnait sa mère, il ne pourrait pas acheter le retour de Léandro. Il lui arrivait de déposer son argent sur sa table de chevet et d'attendre le matin qu'il ai disparu pour retrouver à la place les poèmes de son père. L'argent ne pouvait ni acheter les mots, ni effacer les souvenirs, ni effacer l'absence.
* *
*
Il songea à son propre fils, Silver. Lui aussi, il l'avait abandonné. Il n'avait pas été présent, ne l'avait pas vu grandir, occupé à regarder croître son oeuvre à lui, cet enfant démon, la Team Rocket.
[size=3]Tu s'ras peut-être pas le plus fort mon fils
Mais à deux, on s'ra millionnaire,
Que je sois pauvre ou bien riche
Tu seras riche d'un père
Tu seras riche d'un père[/size]
Millionnaire il l'avait été, au sommet de sa pyramide. Comme pendant sa jeunesse, il n'avait rien à assouvir qu'un caprice dominateur qui le poussait à accumuler les richesses. Pour combler, encore et toujours, le creux qui attendait d'être effacé.
Il réalisa soudain, dans cette grotte lugubre, qu'il n'avait jamais été plus riche que maintenant. La Team Rocket n'avait été qu'un écran de fumée, de la poussière qui l'avait aveuglé. Toute sa richesse se trouvait dans la doublure de ce chapeau qu'il avait maintes fois porté en oubliant souvent ce qu'il contenait.
Sa mère avait réussi à combler l'absence de Léandro avec son empire. Elle avait voulu que ce soit le cas pour lui mais n'avait pas réussi. Elle n'avait pas réparé ce qu'elle avait cassé en donnant naissance à la Team Rocket.
Comme transmis par les gênes, Giovanni avait fait la même erreur avec Silver. Il l'avait gâté à chacune des occasions où il était présent. Cela ne changeait pas la figure boudeuse et rebelle de cet enfant aux cheveux rouges. Il avait cru que cela ne suffisait pas et continua à lui offrir ce qu'il croyait être la richesse. Plus les cadeaux s'accumulaient, plus Silver se montrait déçu et exigeant.
[size=3]Les années passeront vite, on rejouera,
Les anniversaires, les Noël et caetera
Comme tous les soirs y'aura ta mère qui attendra,
Que tu reviennes.[/size]
Giovanni se souvint de son dixième anniversaire. L'âge qui voyait les enfants quitter les foyers pour partir à l'aventure. Sa mère avait tenu à le garder sous son emprise pour le former plus tard à reprendre l'affaire familiale. Puisqu'il n'était que deux maintenant. Une famille à deux membres.
Comme à son habitude, il reçut une forte somme d'argent et de nombreux cadeaux de ses amis de l'internat. Dans le groupe des adultes, il n'avait pas reconnu Léandro qui avait bravé l'interdit de sa mère.
Il lui avait apporté le plus petit cadeau en apparence. L'enfant avait regardé son père avec des larmes de reproches avant de lui sauter dans les bras. Il l'avait serré si fort pour ne pas le laisser partir encore. Ses doigts se mêlèrent aux doux cheveux dorés de son père ; il tira si bien qu'il avait retrouvé une mèche dans ses poings.
Giovanni ouvrit son cadeau en premier, voulant voir sa réaction. En enlevant le ruban, il levait les yeux et ne quittait l'homme qui lui rendait son sourire. Il se précipita pendant le déballage, la crainte de le voir partir avant de ne pouvoir le remercier. Lorsque les deux pans du carton s'ouvrirent, une forme violacée lui sauta au visage. Il découvrit au fond de l'emballage un carnet vierge et un autre qui se révélait être un recueil de poèmes.
Ce jour-là, Giovanni ne l'avait jamais oublié. Après avoir laissé son petit Nidoran mâle sur le côté, il vint embrasser son père. C'était le première fois qu'on lui offrait un Pokémon. Les autres cadeaux n'avaient pas d'égal. Sa joie avait été toute entière exprimée dans ce seul cadeau.
La mère de Giovanni réprimanda violemment Léandro. Elle ne voulait pas entendre son fils réclamer de partir sur les routes. Maintenant qu'il avait un compagnon, il ne cesserait de rêver à cela.
Léandro rétorqua que Giovanni était aussi son fils. Qu'à cause d'elle, il était partit. Qu'il devait rattraper le temps.
Le poète, au Noël suivant, emmena son fils à Auffrac-Les-Congères. Là-bas, le petit Giovanni rencontra la femme qu'il prenait pour une voleuse. Une voleuse qui lui avait prit son père. Il fut difficile au petit garçon de supporter le quotidien de ce couple qui n'était qu'à moitié de sa famille.
Un soir, une dispute éclata. Nidoran s'était fait grondé et Giovanni avait rétorqué. Il quitta la maison pour fuir dans la forêt environnante.
Léandro le retrouva, assis sur une souche. Il ne portait rien sur le dos. Le petit garçon lui proposa sa doudoune. Cela fit sourire l'homme. La taille du vêtement posait problème mais pas seulement ; il lui demanda ce qu'il y avait de différent entre eux.
Giovanni lui avait dit toutes sortes de choses évidentes mais Léandro attendait une tout autre réponse.
« Je ne porte pas de manteau et toi si.
- Je le sais, papa. C'est pour ça que je voulais te donner le mien.
- Je n'ai pas de protection contre le monde. Et toi, tu en as une. Que craints-tu ?
- Le froid... Je veux pas attraper un rhume. Ma mère va me gronder.
- Tu as peur d'elle ?
- Parfois... oui.
- Tu as peur de moi, Giovanni ?
- Non. Mais j'ai souvent pleuré parce que tu me faisais mal. Et pourtant tu n'étais pas là. C'est le manque ?
- Moi aussi j'ai pleuré. Nous avons ça en commun. »
Il avait sourit.
« La différence c'est que moi, je ne veux pas me protéger contre le monde. Cela ne sert à rien. C'est là que réside la différence avec ta mère. Elle tient à vivre sans craindre l'avenir. Si je ne suis plus à la maison, c'est que nous n'étions pas d'accord pour vivre la même chose. Elle préférait marcher avec un manteau ; moi non. »
Le petit garçon inspecta sa tenue, perplexe.
« C'est à cause d'un manteau que vous êtes plus amoureux ?
- Mais non, tu comprendras quand tu seras plus grand, mon petit empereur. »
Il l'avait décoiffé affectueusement.
Sur le trajet du retour, Giovanni avait enlevé sa doudoune. Il avait voulu suivre l'exemple de Léandro pour voir ce que ça faisait de ne pas craindre le monde ni le froid. Il trouva ça agréable et n'eut pas de rhume.
* *
*
Avec son fils Silver, il n'avait pas voulu suivre le même exemple. Il avait été trop tard quand Giovanni s'était présenté à la maison le jour de son dixième anniversaire. Silver était déjà parti en voyage à Johto. Il avait raté ce que son père avait réussi. Il avait choisi un Pokémon parmi ceux qu'il avait récupéré à la Team Rocket, au moment du déclin, pour l'offrir à Silver. Il n'avait pas eu l'occasion de lui apprendre la leçon du manteau non plus.
[size=3]Quand j'aurai besoin de toi, où seras-tu ?
Quelque part en voyage sur une plage, répondras-tu ?
Je rêverai de ton visage je n'saurai plus
Quel est ton âge[/size]
Giovanni grandit et devint un jeune adulte affamé d'aventures. Il quitta la maison sans prévenir personne, avec son Nidorino. Sa mère, furieuse, traqua son fils sans parvenir à le retrouver. Les sbires Rocket rentraient bredouilles de leur mission. Et Mme Boss grondait plus fort.
Le jeune homme au cheveux bruns coupés courts n'avait aucune envie de suivre le troupeau de dresseurs collectant des badges. Il voulut se démarquer, comme son père le lui avait suggéré l'autre jour. Affronter le monde sans protection, sans manteau, sans Pokémon. Il ne gardait que son fidèle Nidorino par affection et comme souvenir ; non pour se battre.
Il avait emmené avec lui le carnet vierge et le recueil qu'il avait reçu à ses dix ans. Il se posa à différents endroits pour écrire lui aussi mais n'y parvint pas. C'était un autre point en commun qu'il voulait partager avec son père. Il aurait pu sauter sur le premier bateau et rejoindre Auffrac-Les-Congères mais ne le fit pas. Il voulait le revoir avec un cahier remplis de vers. Son recueil. La richesse qu'il aurait acquise.
Pendant ses errances, il regrettait que le talent ne soit pas transmis comme un héritage financier. Qu'est-ce qu'il aurait aimé écrire des vers comme les siens !
Cela le frustra mais il dû se plier à la dureté du monde. Il trouva des emplois saisonniers pour subvenir à ses besoins sans s'enrichir. Il n'avait plus la belle vie et récoltait son salaire honnêtement, en travaillant dur. Et puis, il lui restait encore les cadeaux de son père. Il était encore riche.
Il décida, un jour d'été, pendant ses vacances, d'aller rendre visite à Léandro mais ce dernier avait déménagé. Il n'arriva pas à obtenir sa nouvelle adresse. Les voisins lui apprirent qu'à un jour près, il l'aurait encore vu emballer ses cartons.
Giovanni rentra enfin à la maison après des années d'absence, accablé. Sa mère, pour remuer la peine qu'elle sentait l'ensevelir, lui révéla la visite manquée de son père quelques jours avant son retour. Il était venu lui dire au revoir et lui donner sa nouvelle adresse.
« Je veux que Giovanni soit le seul à la connaître. Je lui laisserais le choix de venir me voir ou non. »
Ils s'étaient manqués. Deux rendez-vous entre père et fils stériles.
Combien de fois Giovanni en voulut à sa mère de ne pas lui avoir arraché cette confidence ! Il se sentit orphelin et pauvre. Un sentiment qui le salissait et l'emprisonnait. Plongé davantage dans un état d'insatisfaction, il devint tyrannique et mauvais. Il prit des mains de sa mère le flambeau de la Team Rocket par un coup de force. Il sombra, cherchant à retrouver sa richesse perdue dans une quête toujours croissante de conquêtes. Une domination qui se faisait avec les manteaux les plus chers sur le dos. Il souhaitait affronter le monde avec la plus grande force possible, qu'il croyait puiser dans la puissance politique et financière.
[size=3]Tu s'ras peut-être pas le meilleur mon fils
Mais pourtant moi, je serai fier,
A quoi ça sert d'être riche
Quand on est riche d'être père ?[/size]
Il avait dominé la région de Kanto pendant trois décennies ; jusqu'à ce qu'un dresseur le fasse tomber. Tous ses manteaux s'envolèrent en poussière, comme son empire. Il n'avait pas été le meilleur. Et pourtant, malgré ça, il n'était pas insatisfait. L'insatisfaction l'avait depuis longtemps quitté.
Il n'avait tiré aucune fierté de la Team Rocket ; ce n'était qu'une organisation qui n'avait de but que de survivre dans un monde trop dur. Une couverture pour se protéger des rhumes et du froid.
Il aurait tiré de la fierté s'il avait été poète comme son père. Insensible aux difficultés, indifférent derrière ses vers. Il n'aurait pas connu la même richesse ; la balance n'aurait pas indiqué le même poids sur les deux coupelles : l'une regroupant ce qu'il avait acquis à la tête de la Team Rocket ; de l'autre ce qu'il avait acquis dans sa vie. Cette dernière avait été écrasée par la première. Il n'avait pas cherché à retrouver son père ni son fils.
Il avait redouté de montrer à Léandro la voie qu'il avait choisi. Et n'aurait pas osé revenir vers lui sans avoir réussi à atteindre la plus importante des richesses.
* *
*
Il se considérait comme le plus mauvais fils du chaînon. Silver n'avait pas fait les mêmes erreurs que lui. Il se considérait comme le plus mauvais père du chaînon. Il n'avait pas transmis l'amour et la philosophie de Léandro.
Sa présence avait brisé l’équilibre et empêché Silver de devenir quelqu'un de meilleur. S'il avait pu faire se rencontrer le grand-père et le petit-fils... Il n'en avait pas été capable, lui, le plus puissant boss de la région de Kanto. Il avait failli, faute de richesse. Mais son père ne lui en voulait pas et l'exprimait à travers sa chanson. Il ne culpabilisait plus. Son père avait l'air d'avoir compris ce qui s'était passé pendant toutes ses années d'absence. Comme s'il avait écrit sa vie. Comme on écrit un poème.
[size=3]Tu s'ras peut-être pas le plus fort mon fils
Mais à deux, on s'ra millionnaire,
Que je sois pauvre ou bien riche
Tu seras riche d'un père
Tu seras riche d'un père[/size]
La voix de Léandro lui arracha des soupirs mais ses yeux demeurèrent secs. Sa poitrine battait à tout rompre, il avait besoin d'air. Il n'avait pas envie d'écouter la fin, la connaissant déjà.
Il saisit son chapeau où le trésor avait longtemps reposé, prit avec lui ses Pokéball. Il entendit la couplet suivant qui le fit s'arrêter. Les mots percutaient les murs de la grotte et convergeaient dans sa direction. Il fit tout pour ne plus les entendre, cria pour couvrir la tendre voix paternelle, s'écroula par terre, faisant rouler ses balles devant lui. Les mots étaient comme des flèches qui déchiraient l'air et l'empalaient.
[size=3]Mon p'tit empereur ne deviens pas un grand homme
Sois juste un homme... grand
C'est suffisant[/size]
La façon dont Léandro prononça le surnom qu'il lui avait donné le bouleversa. Le chapeau glissa par terre. L'imperméable noir qu'il portait contre le froid lui fit si mal, le brûla à tel point qu'il le jeta contre une paroi.
Persian quitta sa Pokéball et vint se blottir contre le visage souffrant de son maître. Il ne l'avait jamais vu dans un état pareil. Le grand Giovanni venait de retomber dans le mal de ses jeunes années et n'était plus protégé par un manteau. Il était aussi vulnérable que l'était son père face au monde. Il ne le supportait pas. Le choc d'aujourd'hui était trop rude.
Persian miaula piteusement, cherchant à faire lever les yeux à son dresseur. Giovanni leva la main au-dessus de tête du félin et le remercia par une caresse.
Il avait été un grand homme et non pas un homme grand. Il n'y eut qu'un seul épisode de sa vie qui ai correspondu à ce qu'avait voulu pour lui son père.
Cela remontait à sa période de vagabondages. Il avait trouvé un Persian abandonné par sa meute, dans un état préoccupant. Après avoir mordu l'homme dont il se méfiait, le félin s'était évanoui. Giovanni l'avait porté dans un Centre Pokémon ; ce n'était pas une infirmière qui s'occupa du Pokémon blessé. Un docteur lui promit de prendre soin du Persian.
Quelques heures après avoir quitté le Centre Pokémon, Giovanni revint prendre des nouvelles. Il assista malgré lui à la fuite d'un groupe de gangsters qui embarquait le félin dans un camion. Giovanni comprit que l'homme du Centre Pokémon n'était pas un docteur et que le Centre Pokémon n'en était pas un et qu'il cherchait à tromper les dresseurs et à leur voler leurs Pokémon.
Giovanni avait réussi à monter à l'arrière du camion sans se faire surprendre. Il provoqua un accident grâce à l'aide précieuse de Nidorino et libéra Persian. Ce dernier, qui n'était plus méfiant à l'égard de son sauveur, devint un compagnon fidèle.
A ce moment, il avait été un homme grand. Quand sa Pokéball avait touché le front perlé du félin, il s'était senti plus puissant, plus riche que toutes ces années passées à la tête de la Team Rocket.
Sans en avoir prit conscience, il avait suivit le conseil de son père. Pourtant, suite à cet épisode, Giovanni avait fait l'amer constat qu'un homme seul, sans défense, ne pouvait rien face au monde. Son père s'était-il trompé ?
Il réalisa, à présent qu'il était à terre, que Léandro n'avait jamais dit qu'il devait être seul pour affronter le monde. Des amis, des amours, la famille, les Pokémon pouvaient l'y aider. L'argent et la force ne servaient à rien sans ça. On peut tout acheter et être le plus pauvre des hommes.
[size=3]Tu s'ras peut-être pas le meilleur mon fils
Mais pourtant moi, je serai fier,
A quoi ça sert d'être riche
Quand on est riche d'être père ?[/size]
Il quitta la grotte sans son imperméable sur le dos, affrontant le froid de la nuit. Persian le suivait docilement, craignant qu'il chute de nouveau. Il avait débranché la radio, retiré la cassette, plié la lettre de son père. Il les remit sous son chapeau, plongées de nouveau dans l'obscurité. Il avança dans les hautes herbes, se rendit à Bourg Geon. Il avait besoin de rattraper le temps passé, perdu.
[size=3]Tu s'ras sûrement pas le plus fort mon fils
Mais à deux, on s'ra millionnaire,
Que je sois pauvre ou bien riche
Tu seras riche d'un père
Tu seras riche d'un père.[/size]
* *
*
Il trouva la maison de Silver. Il avait entendu dire qu'un dresseur aux cheveux rouges avait triomphé du Conseil Quatre et s'était établi dans la petite ville.
Il observa s'il y avait de la lumière puis déposa devant la porte la cassette, la lettre, le manteau et les carnets de poèmes de son père, les siens, et un vierge. Puis sonna. Il s'éclipsa. Pendant qu'il s'éloignait, il vit un cadre de lumière se dessiner sur le sol, ce qui signifiait que quelqu'un avait ouvert la porte après son départ.
Il ne voulait plus être le mauvais fils ni le mauvais père des trois. Léandro-Giovanni-Silver. Il ne devrait plus y en avoir, maintenant que le mal est réparé.