Soleil Levant
L’orage déchaînait sa fureur sur la montagne. La pluie détrempait le sol, que le roulement sourd du tonnerre faisait trembler.
Mais Yûki ne semblait pas percevoir cette nature qui rugissait juste au-dessus de sa tête. Insensible au vent glacial qui ébouriffait sa fourrure, insensible à la pluie qui coulait dans ses yeux, le Lougaroc contemplait, immobile, le corps inanimé de son frère.
"Yûki… ?" murmura doucement Hikari lorsque le grondement du tonnerre se fut atténué.
L'intéressé revint brutalement à la réalité. Sans perdre une seconde, il déchiqueta la Toile Gluante qui retenait son amie prisonnière d'un coup de crocs. La Mentali s'ébroua – action néanmoins peu utile sous cette pluie diluvienne – et frotta son museau contre la fourrure ensanglantée du Lougaroc. Celui-ci grimaça de douleur, mais la laissa faire.
"Tu as fait ce qu'il fallait, Yûki, lui glissa Hikari en voyant son air peiné.
- Il n'était pas comme ça, avant… Je n'en reviens toujours pas qu'il ait pu changer à ce point… Je…
- Mais tu n'y es pour rien."
Le Lougaroc jeta un regard surpris à son amie. Sans qu'il ait besoin de s'exprimer, elle semblait comprendre ce qu'il ressentait.
"Si, contra-t-il toutefois. Si je n'avais pas été aussi lâche, cette nuit-là… Si Yami n'avait pas été obligé de me protéger. Et ma mère… et…
- Tu ne pouvais pas savoir, le coupa Hikari. Tu croyais sincèrement ton frère mort. Il ne sert à rien de s'apitoyer sur ce qui aurait pu être ou pas. Le passé est le passé."
Yûki gémit doucement, et laissa la Mentali lui effleurer le dos du bout de la queue. Un mouvement attira l'attention du Lougaroc ; Yami émettait quelques soubresauts, signe qu'il commençait à émerger de l'inconscience. Secouant la tête pour chasser l'eau de ses oreilles, Yûki délaissa Hikari pour s'approcher de son frère.
"Arf…, toussota celui-ci. Qu'est-ce qui… (Ses yeux s'agrandirent en une expression sidérée.) Je… J'ai perdu… ? C-comment… ?"
Yûki ne dit rien. Au-dessus d'eux, l'orage grondait toujours. De brefs éclairs allumaient la voûte nébuleuse de temps à autres.
"Lunala…, murmura Yami, si bas que Yûki peinait à l'entendre. Pourquoi… pourquoi m'as-tu abandonné… ? J'étais…
- Yami. Écoute-moi. (L'intéressé grogna.) Je…j'ignore ce qui t'es arrivé durant ces trois dernières années, mais laisse-moi te dire une chose. Je suis désolé."
Le Lougaroc aux yeux rouges ne réagit pas.
"J'ignorais sincèrement que tu avais survécu à l'attaque, poursuivit Yûki. Mais je sais que ce n'est pas une excuse. La vérité est que je t'ai laissé tomber durant tout ce temps. Je… pardonne-moi, grand-frère…"
Sa voix se brisa. Franchement, le destin était bien injuste. Ses retrouvailles avec son frère auraient dû se dérouler sous le signe du soulagement, de la joie… Mais il avait fallu que cela tourne mal. Que Yami perde la raison, et décide de sacrifier Hikari, pour soi-disant accomplir la volonté d'un dieu…
"Dis-moi, finit par articuler Yûki. C'est vraiment Lunala qui t'a sauvé de la mort ?"
Yami garda un moment le silence, le museau levé vers le ciel déchaîné. Puis il finit par lâcher :
"Je l'ai jamais vraiment vue… Mais je suis sûr que c'était elle. Elle m'a recueilli après que Kuro m'ait laissé pour mort, dans la Forêt Astrale. Elle venait toutes les nuits pour me soigner."
Un hoquet l'interrompit. Yami toussa et cracha un peu de sang, avant de reprendre :
"Je ne la voyais pas, mais je l'entendais. Je me souviens de son rire, si mélodieux… Elle me racontait souvent des histoires pour me faire oublier ma douleur. Sa voix si douce me réconfortait… Je suis resté convalescent un long moment. Et puis un jour, les histoires de Lunala ont changé. Elle n'avait plus sa joie habituelle dans la voix. Au contraire, celle-ci s'était teintée de peine. Ça m'a fait drôle. Je lui ai demandé ce qui n'allait pas. Elle m'a répondu que des Pokémon nocturnes semaient la mort partout où ils passaient, tuant Pokémon diurnes sur Pokémon diurnes soi-disant pour ramener sa gloire passée."
Yami se redressa péniblement, gémissant au moindre mouvement. Yûki fit mine de vouloir l'aider, mais le Lougaroc blanc et rouge lui intima d'un geste de ne pas bouger.
"Lunala se désespérait de voir tant de Pokémon nocturnes souffrir de devoir vivre sous le soleil pour affronter les Diurnes. Tout ça pour, au final, ne foncer que vers une mort certaine, en plus… Moi qui avait été habitué à sa joie de vivre, et à sa gaieté, tu piges bien que ça m'a foutu en rogne de la sentir si triste. Alors je suis parti. Mes blessures étaient pas tout à fait guéries, mais je m'en fichais. Je suis sorti, de nuit, pour m'entraîner. Je voulais tuer le chef des Pokémon nocturnes, celui qui causait tant de malheur. Alors je me suis entrainé, sous le regard bienveillant de la lune. Lunala m'avait laissé partir, mais elle continuait de garder un œil sur moi, j'en étais persuadé. Je me suis entraîné sans relâche, repoussant toujours plus loin mes limites. Mes blessures me faisaient souffrir, mais je me consolais en me disant que cette souffrance n'était rien comparée celle que ressentait Lunala. J'ai fait de ma douleur une force. Le sang qui imprégnait ma fourrure a fini par s'imprimer sur elle, tandis que mes plaies se cicatrisaient petit à petit."
Il tapota les protubérances rocheuses qui apparaissaient au niveau de ses hanches.
"J'ai continué de m'entraîner, toutes les nuits. Voir le soleil m'horripilait. Il chassait ma gardienne, quand j'étais encore convalescent. J'en suis venu à détester cette saleté de boule de feu, qui m'aveuglait et me donnait trop chaud. C'est à ce moment-là que l'idée de tuer Solgaleo, de chasser le soleil du ciel m'est venue. Ainsi, je pourrais voir Lunala quelle que soit l'heure, et les Pokémon nocturnes se sentiraient bien mieux. Je savais que ça lui ferait plaisir. Galvanisé par cette idée, j'ai continué de me battre, encore et encore. J'ai grandi, et suis devenu un Lougaroc. Un Lougaroc différent de toi, Yûki, différent de notre mère, et même de tous les Lougaroc qui habitaient la forêt. J'étais devenu unique…non, en fait j'étais persuadé de l'avoir toujours été. J'étais le messie choisi par Lunala, qui allait apporter la paix aux Pokémon nocturnes, et combler sa déesse de joie pour l'éternité."
Yûki n'en revenait pas.
Alors c'est ça… C'est ça qui t'es arrivé, Yami… ? Un Pokémon inconnu aurait donc sauvé son frère… Mais quel Pokémon ? Lunala ? Impossible de le savoir. Mais une chose est sûre. Les idéaux de Yami, c'est lui qui les a inventés. Ils sont sortis de son esprit ; jamais il n'a mentionné que Lunala lui ai demandé de se battre. C'était son choix.
"…Tu dois me prendre pour un taré, pas vrai ? Railla Yami, semblant lire dans les pensées de son cadet.
- Et il y a de quoi, rétorqua Hikari. Tu te rends compte de la folie de ton projet ? Je peux éventuellement comprendre que tu veuilles aider les Pokémon nocturnes. Ça, d'accord. Mais vouloir les aider au détriment des autres Pokémon, c'est vraiment de l'égoïsme pur et simple.
- Hikari !"
La Mentali se tut, étonnée du ton abrupt de Yûki.
"Certes, Yami a fait une erreur. Mais il croyait bien faire. Est-ce qu'on peut vraiment le blâmer pour ça ?"
Le concerné n'afficha aucune expression, se contentant de fixer son frère droit dans les yeux. Yûki lui rendit son regard sans broncher.
"Tout le monde fait des erreurs, reprit le Lougaroc brun et blanc d'un ton plus doux. Moi-même, j'en ai fait une par le passé. Mais n'as-tu pas dit, Hikari, que le passé appartient au passé ?"
La Mentali ne sut quoi répondre. Yûki fit un pas vers son frère. Celui-ci se raidit imperceptiblement, mais ne bougea pas.
"Je pense que tu as raison, dit le loup aux yeux bleus. On ne peut pas réparer les erreurs du passé. Mais on peut toujours bâtir l'avenir, sur de meilleures bases. Qu'est-ce que tu en dis… Yami ?"
Comme celui-ci ne répondait pas, Yûki insista davantage :
"Moi, je te pardonne ce que tu as fait. Tu ne pensais pas à mal, au fond. Tu as toujours eu un grand cœur, en dessous de cet air arrogant et brutal… Et ça n'a pas changé, même aujourd'hui, j'en suis persuadé.
- Il a raison."
Yûki sursauta. Il n'avait pas remarqué que Quilbi et quelques-uns de ses compagnons Lucanon et Floramantis les avaient rejoints au sommet de la montagne. Mais ce n'était pas l'un des Pokémon diurnes qui venait de s'exprimer. Un Archéduc, ligoté proprement à l'aide de Toile Elek, s'était redressé, malgré les protestations de Quilbi et des autres.
"Le chef Yami a toujours été bon avec nous. Il nous a entraînés durement, mais jamais il n'a fait preuve de méchanceté pure envers nous, comme l'avait fait Kuro…
- Attendez, vous étiez du côté de Kuro, avant ? s'étonna Hikari."
Le hibou encapuchonné acquiesça.
"Oui, nous sommes des déserteurs de l'armée de Kuro. Cette ordure imposait des règles tellement strictes, un vrai dictateur… Il a forcé mon fils à voler toute une journée, sous un soleil de plomb, alors même qu'il n'avait jamais vu le soleil de sa vie. La lumière a rendu mon fils complètement fou. Il en est même allé… à mettre fin à ses jours."
Un silence choqué, perturbé par le grondement de l'orage, accueillit cet aveu.
"J'ai quitté l'armée juste après ce drame. Je n'en pouvais plus de ces horribles conditions. Et puis, j'ai rencontré le chef Yami. Il m'avait assuré qu'il allait donner au monde une nuit éternelle, où les Pokémon nocturnes n'auraient plus jamais à souffrir. Alors j'ai accepté de retourner au combat, pour l'aider dans cette tâche.
- Mais c'est absurde ! s'insurgea Hikari. Vous avez quitté une guerre pour en commencer une autre ! Peu importent les motivations vous croyiez vraiment qu'amener la nuit éternellement sur le monde allait ramener votre fils ?!"
L'Archéduc baissa la tête, dépité. Yûki se retourna vers son frère, et parla suffisamment haut pour que tous l'entendent :
"La guerre ne pourra jamais apporter la paix, quoiqu'on dise. Il y aura toujours d'anciennes rancunes qui feront surface, et les croyances et les légendes seront à nouveau faussées par quelqu'un qui voudra faire justice soi-même. Au final, c'est un cercle vicieux dont l'on ne se sort jamais, et qui n'engendre que toujours plus de peine. Mais même si nos croyances sont différentes, même si nos habitudes de vie sont différentes, je suis persuadé qu'il existe un moyen de tous coexister en paix sous le même ciel. Regardez par exemple aujourd'hui : la Lune et le Soleil se sont unis en un seul et même astre."
C'était bien la première fois que Yûki utilisait le mot "astre" pour désigner le soleil et la lune.
Peut-être que Sol avait raison. Peut-être que la lune et le soleil n'ont rien à voir avec Solgaleo et Lunala. Mais les Pokémon ont associé ces astres aux Pokémon légendaires, parce qu'ils avaient besoin de symboles pour se remémorer les faits du passé, à l'époque où ceux que nous considérons aujourd'hui comme des dieux n'étaient que de simples Pokémon qui, comme nous, ne demandaient qu'à vivre leur vie comme bon leur semblait.
"Des conneries…"
Yûki se figea. Son frère venait de se lever complètement, quoiqu'en titubant, et le fixait avec une rage non contenue dans les yeux.
"C'est que des conneries, tout ça…, marmonna le loup rouge et blanc. Les Pokémon diurnes et nocturnes ne peuvent pas coexister. C'est impossible, ils sont bien trop différents.
- En quoi la différence est-elle un obstacle ? intervint Hikari. L'exemple que je vais donner est peut-être trop personnel, mais il est explicite : les Evoli peuvent évoluer de plusieurs manières différentes. En particulier, selon s'ils sont exposés à la lumière de la lune ou du soleil, ils peuvent devenir Noctali ou Mentali. Ils peuvent faire ce choix d'eux-mêmes ou laisser le hasard décider pour eux. Mais deux Evoli qui évoluent différemment resteront toujours des Pokémon issus de la même espèce, voire de la même famille. Et tiens, regarde-toi, avec Yûki : vous êtes tous les deux des Lougaroc, mais votre apparence et vos pouvoirs sont différents. Cela veut-il pour autant dire que vous n'êtes plus frères ? Bien sûr que non. Malgré tout ce que tu as fait, Yûki te voit toujours comme son grand-frère adoré, en qui il a toute confiance."
L'intéressé remercia son amie du regard. En seulement quelques mots, elle venait de résumer tout ce que Yûki éprouvait.
"Yami…, dit-il doucement. Grand-frère… On n'est pas obligés de se faire la guerre pour vivre heureux. Le jour et la nuit existent pour contenter tous les Pokémon de la terre. Mais ce ne sont pas des règles immuables. Un Pokémon diurne peut très bien veiller une nuit pour contempler les étoiles, tout comme un Pokémon nocturne peut sortir de sa tanière au lever ou au coucher du soleil pour admirer la beauté de celui-ci… Les codes anciens qui nous viennent des légendes déformées au cours des âges sont la source des erreurs qui nous ont poussés à nous battre… Mais nous pouvons toujours réparer ces erreurs…
- ASSEZ !"
Tout le monde sursauta. Comme en écho au cri de Yami, un éclair déchira soudain le ciel, jetant des ombres terrifiantes sur le visage du Lougaroc nocturne.
"Vous pouvez pas comprendre ! Si j'ai fait tout ça, c'est pour Lunala ! J'en ai rien à faire des Pokémon diurnes ou de Solgaleo ! Ils m'ont tous laissé tomber quand j'étais à moitié mort ! Mais Lunala, elle…elle…
- Mais tu crois que Lunala serait heureuse si elle apprenait que tu voulais condamner des Pokémon en voulant en privilégier d'autres ? répliqua Yûki.
- TAIS-TOI !!"
Soudain, sans prévenir, Yami se jeta sur Yûki, et les deux loups roulèrent au sol. Un nouvel éclair s'abattit, cette fois directement sur le sol rocheux de la montagne, empêchant les autres Pokémon de s'approcher des Lougaroc qui se débattaient, leur masse de fourrure trempée et entremêlée se rapprochant dangereusement du bord de la falaise.
"ATTENTION !!" hurla Hikari.
Yûki ne l'entendit pas. D'un coup de reins, il se dégagea de l'emprise de Yami. Ce dernier, déséquilibré, glissa, avant de basculer dans le vide.
"NON !"
Vif comme l'éclair qui aveugla à nouveau tous les Pokémon recroquevillés au sommet du mont, Yûki se précipita, et agrippa l'énorme patte de son frère entre ses griffes. Le corps à moitié dans le vide, le Lougaroc se cramponnait de toutes ses forces, essayant tant bien que mal de les remonter tous deux sur la terre ferme. Mais Yami était bien trop lourd. Yûki sentit la fourrure de son frère glisser sous ses griffes.
"Yami ! hurla-t-il alors que la pluie et le vent lui plaquaient les poils sur la tête. Tiens bon ! Je vais te remonter !"
La colère qui déformait le visage du Lougaroc nocturne s'était évaporée. N'y apparaissait désormais plus que la peur, ainsi qu'une pointe de surprise devant la bravoure et la ténacité de son frère, qui faisait tout pour le tirer d'affaire.
L'espace d'un instant, d'un court instant, la lueur malsaine qui illuminait les yeux écarlates de Yami s'atténua. Toute trace de peur disparut alors de son visage. Son regard s'adoucit, et il sourit.
"Yûki… T'es devenu fort. Le plus fort et le plus courageux des Lougaroc. Je suis fier de t'avoir eu comme p'tit frère…"
Aveuglé par les larmes, Yûki aboya de désespoir. Puis Yami secoua la patte. Celle-ci se dégagea de l'emprise des griffes de Yûki.
Et Yami tomba.
"NOOOON !!!"
Même le fracas du tonnerre ne fut assez puissant pour couvrir entièrement le hurlement de Yûki. L'Archéduc et quelques Efflèches, enfin libérés de leurs entraves, se précipitèrent au bord du précipice, mais hélas trop tard. Il n'y avait plus d'espoir de remonter Yami, encore moins par une telle tempête.
C'était fini. Yami était mort. Et personne, pas même Lunala ne pourrait le sauver, cette fois.
~*~*~*~
Les jours suivants, l'orage ne fut plus qu'un mauvais souvenir. Le soleil brillait à nouveau de tous ses rayons dans le ciel, et les nuits redevinrent claires et fraîches comme autrefois.
Une fois revenus au camp de la montagne de l'Aube, Yûki et les autres retrouvèrent Ruhtra, ainsi que leurs compagnons de la Résistance. L'Ékaïser leur apprit que les Pokémon nocturnes s'étaient rassemblés à l'écart, au pied de la montagne. Sans leur chef pour les guider, ils n'avaient plus aucune organisation, et tous hésitaient quant à savoir s'il fallait rentrer ou poursuivre le combat.
Alors, sur un conseil de Yûki, resté pourtant étrangement silencieux durant tout le trajet retour, Ruhtra organisa une réunion entre les deux armées. Perchée sur la corniche qui surplombait l'ex-camp des Diurnes, Hikari avait pris la parole. Yûki avait jugé que c'était à elle de prononcer ce discours. Bien que ce ne fusse qu'une excuse pour ne pas avoir à parler lui-même... Mais le Lougaroc n'avait pas vraiment la tête à ça.
D'abord nerveuse, la Mentali avait finalement accepté, et s'était révélée être une très bonne oratrice.
Elle raconta à tous ce qu'il s'était passé sur l'Île Stellaire. En particulier, elle répéta mot pour mot ce que Yûki avait dit à Yami lors de leur combat. Tout le monde l'écouta, sans broncher. Quand elle eut fini, les Pokémon, diurnes comme nocturnes, restèrent dubitatifs. Coexister ? Voilà qui leur semblait bien inconcevable, après tant d'années à s'être fait la guerre. Les anciens discutaient à voix basse, les plus jeunes s'agitaient, réclamaient le droit de se battre.
Ce fut en particulier cette vision qui poussa Yûki à se lever et à prendre à son tour la parole.
"Non mais vous vous entendez ? Vous n'avez rien compris ! La guerre ne résoudra jamais tous vos problèmes ! Vous combattez des Pokémon qui ne sont vos ennemis que parce qu'on vous a convaincu qu'ils l'étaient ! Mais vous, qu'en pensez-vous, hein ? Faites-vous votre propre opinion, ouvrez-vous un peu aux autres et au monde avant de chercher à tout démolir sans réfléchir !"
Sur ce, il s'en était allé, laissant derrière lui une assemblée muette de stupeur.
Yûki partit s'isoler dans un bosquet situé près de la source qui alimentait la petite rivière traversant le camp. Il avait une irrépressible envie de se retrouver seul. Ruhtra, qui semblait avoir compris son malaise, notamment avec l'histoire d'Hikari, déconseilla à cette dernière, ainsi qu'à Quilbi et aux autres membres de la Résistance, d'aller le voir tout de suite.
"Il faut lui laisser le temps, avait-il dit. Il a besoin de réfléchir à tout ce qui est arrivé."
Malgré tout, un soir, Hikari vint à la rencontre du Lougaroc. Supposant qu'il s'était peu alimenté – du moins, c'était le prétexte qu'elle avait employé pour sortir du camp – elle lui avait apporté quelques baies, ainsi que de la viande de Frison fraîche.
Le jour commençait à tomber. Le ciel se colorait progressivement de rouge et d'orange, s'accordant à merveille avec le feuillage des arbres, qui commençaient à leurs teintes d'automne.
Lorsqu'elle le repéra, Hikari s'arrêta à quelques longueurs de queue de Yûki, déposant son ballot de victuailles devant elle. L'odeur fit à peine broncher le Lougaroc, qui resta couché, immobile, les yeux perdus dans la contemplation du lac qui s'étendait face à lui. Après une hésitation, la Mentali brisa le silence pesant :
"Je t'ai apporté à manger."
Yûki émit un grognement, qui devait sans doute s'apparenter à un remerciement. Le silence retomba. Mal à l'aise, Hikari ne savait pas quoi dire pour remonter le moral de son ami. Peut-être parce qu'il n'y a rien à dire, songea-t-elle. Quels mots peuvent apaiser la douleur d'avoir perdu un être cher… ?
A défaut de pouvoir apaiser sa peine, le Mentali lui raconta ce qu'il s'était passé depuis son coup de sang devant l'assemblée :
"Tout le monde a été touché par tes mots pleins de sincérité, tu sais. Les Pokémon nocturnes se sont dispersés, leur armée a été dissoute. Plus personne n'a la volonté de se battre. Même les gamins que tu as sermonnés cette fois-là se sont calmés. Ils ne pensaient sûrement pas à ce qu'ils disaient…"
Pas de réponse. La Mentali poursuivit :
"Le coup de l'éclipse a bouleversé tout le monde. Le fait que tu y aies apporté une explication a rasséréné les esprits. Et maintenant que tout le monde s'accorde plus ou moins à dire que Solgaleo et Lunala n'ont jamais voulu cette guerre, et que l'éclipse était un signe envoyé par eux pour nous le faire comprendre, la guerre n'a plus aucun sens. La paix a fini par triompher."
Yûki resta silencieux. La pitié d'Hikari se mua en agacement.
"Hé, arrête de faire la tête, tu veux ? Tu n'as pas pu le sauver, mais ce qui est fait est fait ! Je te l'ai déjà dit, et tu me l'as justement rappelé : on ne peut pas changer le passé. Alors s'il te plait, arrête de t'apitoyer sur ton sort, et retrouve le sourire. La guerre est finie, il faut bien s'en réjouir, non ?"
Le Lougaroc se leva. Et s'assit. Sans un regard pour Hikari, il dit simplement :
"Merci pour le repas. Maintenant, si tu permets, j'aimerais rester seul.
- Yûki ! Tu t'es déjà…
- Laisse-moi."
Le ton était sans appel. Avec un reniflement de mépris, le Mentali finit par céder, et s'éloigna, le cœur serré. Yûki attendit que son odeur se soit complètement évaporée pour soupirer.
La guerre est finie. Mais elle a pris tant de vies… et brisé tant d'autres. Le pire, c'est que cela se reproduira forcément un jour. Et si ce n'est pas ici, ce sera ailleurs.
S'il existait réellement des dieux en ce monde, eh bien, ils étaient bien injustes. Yami n'a jamais voulu faire de mal. Il était juste aveuglé par son désir d'aider Lunala. Pourquoi… pourquoi a-t-il fallu que ça se termine ainsi… ?
Le fumet des vivres apportées par Hikari revint lui titiller les narines. Yûki avait l'appétit coupé par son sentiment profond de déprime ; néanmoins, il s'approcha du ballot et le tira jusqu'au bord du lac. Il mangerait un peu, ce soir. Pour faire plaisir à son amie.
Soudain, des bruits de lutte lui parvinrent. Alarmé, il dressa les oreilles. Le tapage veanit de plus loin dans les fourrés. Aussi silencieux qu'une ombre, Yûki se faufila entre les buissons…
…et tomba sur une scène des plus incroyables.
Deux petits êtres – sûrement des Pokémon, bien qu'il n'en ait jamais vu de pareils – se disputaient un fruit cabossé, et faisaient mine de se rentrer l'un dans l'autre.
"Eh ! Arrêtez ça !"
Les deux étranges créatures sursautèrent en le voyant et partirent se cacher derrière les arbres. Yûki grogna doucement, avant d'aviser le fruit tant désiré par ces petits Pokémon. Voyant qu'ils ne s'étaient pas enfuis, il se pencha, faisant en sorte que tous deux le voyent bien, et trancha le fruit en deux parts égales. Ensuite, il recula.
"Vous voyez ? lança-t-il. Ça ne sert à rien de se battre. Il faut savoir partager."
Les deux créatures sortirent timidement de leur cachette, et s'approchèrent craintivement du fruit. Le plus petit des deux, une sorte de boule de fumée vivante, se saisit de l'une des parts avec ses "bras" fumigènes, et croqua dedans. L'expression ravie qui se dessina sur ce qui formait son visage réjouit Yûki.
Du museau, il invita le deuxième à suivre l'exemple du premier. De forme ovale, avec un cœur bleu nuit entouré d'une sorte de couronne dorée, le petit être semblait légèrement plus rebelle que son comparse. Toutefois, il se saisit à son tour de ce qui restait du fruit, le faisant léviter grâce à ses pouvoirs psy, et l'amena à ce qui semblait être sa bouche. A son tour, il afficha un sourire ravi.
"Alors ? sourit Yûki à son tour. C'est quand même bien meilleur quand on partage, non ?"
Les deux Pokémon sautillèrent sur place, poussant de petits babillements ravis. Ils se mirent ensuite à léviter l'un autour de l'autre, comme s'ils cherchaient à danser ensemble. Attendri, Yûki les regarda s'élever toujours plus haut…
… et lâcha un hoquet stupéfait.
Là-haut, dans le ciel, le soleil, qui entamait sa descente vers l'horizon. Et en regardant bien, Yûki aperçut la pâle silhouette de la lune, qui se dessinait sur le ciel ocre et doré.
La Lune et le Soleil. Ensemble. Dans le même ciel. Exactement comme le jour de l'éclipse. Les Pokémon seront-ils un jour capables de suivre l'exemple des astres, et de vivre en paix, sans avoir à s'affronter ? se demanda Yûki, pensif. Puis il se remémora les paroles de Sol :
"Je sens quelque chose de différent en toi. Ou plutôt, tu peux devenir différent. Devenir celui qui apportera la vérité aux autres Pokémon."
D'un coup, tout s'éclaircit dans l'esprit de Yûki. Celui qui apportera la vérité… Mais quelle vérité ? A présent, la réponse lui paraissait évidente. Quels que soient les dieux que nous prions, nous restons tous des Pokémon. Nous vivons tous sur la même terre, sous le même ciel. Malgré nos différences, nous sommes un seul et même peuple. Les Diurnes et les Nocturnes… Ce ne sont que des dénominations. Au final, nous sommes tous des Pokémon.
Yûki regarda les deux petits êtres s'éloigner dans la lueur du soleil couchant. Puis il se leva, et se dirigea vers le camp.
Il avait pris sa décision.
~*~*~*~
"Voyager ? T'es sérieux ?
- On ne peut plus sérieux."
Yûki avait déjà préparé ses affaires : un petit baluchon en toile de Larvibule, qui contenait assez de vivres pour un voyage en mer de plusieurs jours. Le Lougaroc observa l'horizon, encore sombre malgré l'approche de l'aurore. Cette impression d'inconnu qui se dégageait de cette ligne qui s'étirait sans fin l'attirait plus que jamais.
Car Yûki avait décidé de partir à la découverte des territoires qui existaient par-delà l'océan. Il voulait découvrir les coutumes et les croyances des Pokémon vivant sur les autres îles, les autres continents… Bref, il voulait découvrir le monde.
Et ainsi, je pourrai répandre mon message. Nous sommes un. Un seul et unique peuple. Je veux que les Pokémon du monde entier le sachent. Qui sait, peut-être cela pourra-t-il stopper les guerres ?
En tout cas, cela valait le coup d'essayer. Ruhtra hocha la tête, et posa une patte ferme, mais compatissante sur l'épaule d'un Quilbi en larmes.
"Oh, Yûki… Tu vas nous manquer ! gémit le primate.
- Vous aussi, Quilbi, assura le Lougaroc avec un regret sincère dans la voix. Mais ne t'en fais pas ; je ne pars pas pour toujours, tu sais. Je reviendrai ici quand je le pourrai, et je passerai vous voir.
- Et quand ça ? Le monde est vaste, quand est-ce que tu comtes trouver du temps pour passer nous voir, gros nigaud ?"
Yûki donna une tape affectueuse à son camarade, qui bougonna dans son coin, sans pour autant réussir à masquer le sourire qui étirait ses babines.
"Fais bon voyage, Yûki, dit Ruhtra de sa voix caverneuse. Je suis certain qu'il te profitera grandement."
Le Lougaroc hocha la tête.
"Merci pour tout, Ruhtra. Je…"
L'Ekaïser secoua sa lourde tête écailleuse. Si son visage n'exprimait rien, ses yeux en disaient long.
"Inutile. Les mots sont inutiles, Yûki.
- Je suis heureux d'avoir eu la chance de vous rencontrer tous, jappa Yûki, la gorge serrée par l'émotion. Vous resterez toujours comme une seconde famille pour moi…"
Son regard balaya la plage où ils s'étaient rendus, celle où les Lokhlass vivaient. L'un d'entre eux avait accepté d'accompagner Yûki lors de son périple, et de le guider à travers les terres du monde entier.
Le Lougaroc eut beau chercher, il ne trouva nulle trace de celle qu'il espérait voir.
"Euh… Où est Hikari ? demanda-t-il timidement.
- Aucune idée, répondit Quilbi en haussant les épaules. Ça fait un moment qu'on l'a pas vue. Mais te bile pas, va, ajouta-t-il avec un clin d'œil, on lui dira pourquoi t'es parti. Je suis sûr qu'elle comprendra."
Yûki ne partageait pas son assurance, mais acquiesça tout de même, le cœur gros. Il aurait vraiment aimé dire au revoir à son amie avant de partir…
"Allez, petit, lança Ruhtra, interrompant ses pensées. Ne perds pas plus de temps avec nous. File, pars trouver les réponses à tes questions."
Le regard empli de gratitude, Yûki hurla un court instant, exprimant toute sa gratitude envers ses amis, qui avaient tant fait pour lui ces dernières années.
Merci… Si je suis devenu ce que je suis aujourd'hui… C'est grâce à vous tous.
Salué par Quilbi et les autres Pokémon diurnes, Yûki bondit sur le dos du Lokhlass, et lança un dernier regard à la terre qui l'avait vu naître, et grandir.
Plus question de m'apitoyer sur mon sort. Je suis déterminé à ce que les erreurs du passé ne se reproduisent jamais. Et pour ça, je dois prendre le futur dans mes pattes, et l'écrire de moi-même, pour…
"Alors comme ça, on veut partir explorer le monde ?"
Yûki faillit tomber à l'eau en entendant cette voix familière. Il crut rêver en reconnaissant sa propriétaire, perchée sur la tête du Pokémon Transport.
"Hi-Hikari ?
- C'est pas très poli de partir sans dire au revoir." lâcha la Mentali d'un ton froid.
Yûki baissa la tête, penaud, et bafouilla un semblant d'excuse . Soudain, Hikari explosa de rire.
"Par tous les astres, Yûki, si tu voyais ta tête ! Sérieusement, tu pensais vraiment que j'étais fâchée contre toi ? Mais au contraire ! Je suis heureuse que tu te sois enfin décidé à bouger, gros fainéant !"
Yûki sentit ses oreilles le brûler, et fusilla le Lokhlass du regard quand celui-ci se mit à pouffer devant son embarras. Les femelles, franchement… Il ne les comprendrait jamais.
"Alors du coup, dit Hikari, t'as décidé de partir tout seul ? Ce n'est pas très heureux, tout ça… Que dirais-tu si je t'accompagnais dans ton périple, à la découverte de l'inconnu ?"
Le cœur de Yûki bondit dans sa poitrine, et sa queue se mit à battre la mesure sans qu'il s'en rende compte.
"Tu voudrais bien ? demanda-t-il, plein d'espoir.
- Ben... Le souci, tu vois, c'est que même si je ne voulais pas, je suis coincée ici avec toi, alors…, le taquina-t-elle avec un clin d'œil en coin. Autant y aller !"
Les deux amis rirent aux éclats tandis que le Lokhlass fendait les flots en direction… en direction d'où, d'ailleurs ?
Peu importe, se dit Yûki. L'essentiel, c'est de partir à la découverte de nouvelles terres, de nouveaux Pokémon, et de nouvelles cultures.
Le Lougaroc leva le museau vers l'horizon, où le disque ardent du soleil commençait à poindre.
Solgaleo, Lunala… Je ne sais pas si vous existez, ou si vous pouvez influencer notre destin de quelque manière que ce soit, mais… Souhaitez-moi bonne chance.
Puis, après un regard en direction d'Hikari, qui contemplait la beauté du soleil levant, Yûki sourit à part lui-même.
Et même si vous ne m'entendez pas… J'ai toujours Hikari et le souvenir de mes amis avec moi. Quoiqu'il arrive, je ne suis pas seul…
Au-dessus de leurs têtes, dans le ciel bleu nuit qui commençait à s'éclaircir, une étoile filante traversa furtivement la voûte céleste, comme un signe porteur de chance pour les deux aventuriers, plus que jamais prêts à découvrir le monde et ses merveilles.
Car la beauté ne réside pas qu'en la Nature. Mais elle est également présente en chacun de ses habitants. Il suffit simplement de bien la chercher…