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Une famille heureuse. [OS] de Clafoutis



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» Auteur : Clafoutis - Voir le profil
» Créé le 08/10/2016 à 17:07
» Dernière mise à jour le 09/10/2016 à 17:21

» Mots-clés :   Drame

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Une famille heureuse
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 Seule, dans ma chambre, glaciale, noire, pesante, je dessinais consciencieusement. Un papa, une maman, une enfant, souriants, chaleureux, lumineux. Dans mes mains, fébriles, barbouillées, fatiguées, les crayons continuaient de danser. Les sourires s’agrandissaient, le papa enlaça espièglement l’enfant dans ses bras, la maman s’ensoleilla d’un rire cristallin. Mon regard, terne, vide, cerné, observa le spectacle de mon œuvre. Une famille heureuse. Une famille heureuse. Une famille heureuse.

Je me levai, pris mon dessin. Je voulais l’accrocher au mur dénudé, je voulais l’ancrer dans mes souvenirs. Mais je ne trouvais pas d’accroche. Pas de scotch, pas de colle, pas d’artifice. Alors je déchire mon dessin, je déchire la famille heureuse. Les grossiers morceaux de papiers tombèrent dans la poubelle, là où tout fini par trouver sa place.

Tic. Tac. Tic. Tac. Le temps passa. La fenêtre fermée me montrait la lune remplacer le soleil. Le froid nouveau tenta de me geler, mais il n’y arriva pas. La nuit tenta d’obscurcir ma chambre, mais elle n’y arriva pas.

Les murs, mon bureau, mon armoire, mon lit, ma poubelle, rien ne changeait. Du matin au soir. Du soir au matin. C’était la même chose. Glacial, noir, pesant.


 ***

 Lendemain ; mon oreiller humide me réveilla. La fenêtre fermée me montrait l’aube. J’allais machinalement vers mon armoire en essuyant mes larmes. J’y pris mes vêtements, et m’efforçai à habiller mon petit corps. C’était difficile ; mes mains, mes épaules, ma tête, mes genoux et mes jambes n’arrêtaient pas de trembler. Une fois que j’eus fini, je plaçai mon cartable sur mon dos.

Aujourd’hui était un grand jour. Un jour que tous les enfants de mon âge attendaient. Mais moi, je ne l’attendais pas, parce que je savais que je n’aurais pas ce que j’attendais.

J’abaissai la poignée de ma porte, je descendis l’escalier, je traversai le salon. Mon père et ma mère y étaient, ils mangeaient un petit-déjeuner. Ils parlaient, riaient parfois, mais ils ne me remarquèrent pas. Je me fis une tartine au chocolat dans la cuisine, je la mangeai lentement, et je sortis de la maison.

L’école de Méanville n’était pas loin, je pouvais y aller à pied. Au début, je me perdais avec toutes ces rues, mais maintenant, j’y étais habituée. Mes pas étaient lourds, sombres, épuisants. J’étais déjà fatiguée. Je vis un autre enfant, sa mère l’accompagnait ; j’accélérais le pas.

J’arrivai au portail d’acier de l’école. Il y avait beaucoup d’enfants, et encore plus de parents ; je baissai la tête. Je continuai d’avancer, je repérai un arbre solitaire dans un cercle de terre entouré de béton ; il faisait beaucoup d’ombre. Je m’assis à ses côtés. Je m’assis et j’attendis la sonnerie.

Le temps passa lentement. Les rires joyeux des enfants et les paroles rassurantes des parents me faisaient mal. Je bouchais mes oreilles, je recroquevillai ma tête entre mes genoux en répétant des syllabes à voix haute, mais ça ne suffisait toujours pas ; les voix perçaient toujours mes tympans.

Petit à petit, les parents partirent, je me sentais mieux. La cloche ne tarda pas ; comme c’était la rentrée il fallait se mettre en rang. Je connaissais déjà ma classe et là où je devais aller. Je quittais mon arbre pour me mêler à ces autres enfants impatients ; ils riaient toujours, ils s’amusaient, ça me faisait mal. J’aurais voulu rester dans mon coin. Notre professeur arriva lui aussi, en souriant. Par pitié, arrêtez de sourire.

La tête baissée, le nez humide, les bras ballants, je suivis ma classe, menée par le professeur. On n’allait pas dans une salle normale, mais dans le gymnase, car aujourd’hui était un grand jour. Pour nos dix ans, on aurait enfin droit à un Pokémon. Tous les enfants ne parlaient que de ça, ils voulaient un Pokémon fort, un Pokémon beau, voire les deux. Moi je ne voulais pas spécialement de Pokémon, je voulais juste ne plus uniquement voir mes rêves en dessin.

La distribution se faisait dans le gymnase, le seul endroit assez grand pour rassembler toutes les classes. Il y avait beaucoup de gens, ils formaient comme un cercle autour de moi, comme si je n’existais pas. Des adultes commencèrent à faire des discours auxquels je ne prêtais pas attention. C’était long. Mais quand ils parlaient, tous les enfants restaient tournés vers eux et ne parlaient plus à voix haute. C’était bien. En restant tournée vers les adultes, je pouvais presque les ressembler, ressembler à une enfant normale. Je me fondais dans la masse. Lorsqu’ils applaudissaient, j’applaudissais ; lorsqu’ils riaient à une blague, je baissais la tête.

Puis, les adultes cessèrent de parler tout seul et débutèrent la remise des Pokémon. C’était le directeur de l’école qui s’en occupait, il appelait chaque enfant un par un. Les murmurent des enfants devenaient de plus en plus enthousiasmes et me faisaient mal à la tête ; mais je ne pouvais rien faire d’autre que supporter.
Je m’assis donc par terre – les autres enfants étaient bien trop contents pour me remarquer – et les mains sur les oreilles, j’attendis.

Des noms et des prénoms traversaient fortement le gymnase. Les uns après les autres. Je concentrai mon attention là-dessus. Je ne devais pas rater le mien, parce que sinon, j’attirerai les regards sur moi. Lorsque mon nom sera prononcé, je devais faire comme les autres. M’avancer jusqu’au directeur, prendre la Pokéball, et revenir. Ne pas commettre d’impair ; ne pas subir la pression des jugements.

Et fatalement, mon nom fut prononcé. « Canevas Lucia ». Je voulais me lever immédiatement, mais mon cœur se serra. Des larmes commencèrent à couler sur mes joues et à mouiller le sol. Canevas Lucia. Mon nom et mon prénom. Ils raisonnaient encore et encore, amplifiés par le micro. Depuis combien de temps ne les avais-je pas entendus ? Depuis combien de temps quelqu’un ne les avait pas prononcés ? C’était bête. Mais je restai paralysée, tremblante. Mon simple nom et prénom, la preuve de mon existence. Rien que le fait de les entendre de la bouche de quelqu’un d’autre me bloquait.

Le professeur de ma classe vint à ma rencontre, s’accroupit à ma hauteur et me parla doucement, me disant de ne pas m’inquiéter, que tout allait bien se passer, mais je ne bougeais toujours pas. Alors il me sourit et me prit délicatement la main, je tressaillis. Au contact de sa peau chaleureuse et de ma peau glaciale, une étrange brûlure me frappa férocement et se répandit sur tout mon corps.

Le professeur m’invita à le suivre, je hochai la tête. Tout le monde me regardait. Tous ses regards. Je ne savais pas ce qu’ils pensaient et ça me faisait peur. Je raffermis ma poigne et je fermai les yeux, me laissant guider par le professeur.

Mon pied se cogna bêtement contre du bois, surprise, je rouvris les yeux et remarquai que j’étais arrivée devant le petit escalier menant à l’estrade. Le directeur était juste un peu plus haut. Le professeur me lâcha lentement la main et me poussa délicatement en avant. Le directeur semblait gentil et accueillant.

— Approche, n’aie pas peur, Lucia, souffla-t-il.

Il me présenta une Pokéball toute simple, rouge et blanche.

— C’est ton Pokémon, il est à toi désormais, rien qu’à toi.

Je pris lentement la Pokéball, sans regarder le directeur dans les yeux. Brusquement, il posa sa grande main sur mon épaule. Je sursautai.

— Félicitation ! s’exclama-t-il. Recevoir son premier Pokémon est une étape marquante dans toute vie ! J’espère sincèrement que tu iras loin avec lui !

Le directeur me regardait toujours, je ne savais pas si je devais dire quelque chose. Je me retournai, désireuse de revenir à ma place. Le directeur rit un peu mais me laissa faire ; il continua la distribution. La Pokéball était un peu lourde ; comme l’avait dit le directeur, il y avait un Pokémon dedans. D’autres enfants avaient déjà libéré leur Pokémon, ils s’extasiaient, leur parlaient, les caressaient. Les Pokémon se laissaient faire. Je les enviais, je ne me sentais pas capable de pouvoir faire la même chose. Je gardais ma Pokéball auprès de moi, sans l’ouvrir.

Ensuite, une fois que chaque enfant reçut son Pokémon, les professeurs dirigèrent leurs élèves dans les classes. Le cours d’aujourd’hui était spécial, le professeur nous expliqua longuement comment s’occuper de nos Pokémon. Tous les enfants écoutaient avec des étoiles dans les yeux. Moi, je baissais toujours la tête. Il y avait trop de joie, ça me faisait mal.

Après ce cours particulier, la journée était libre. Le professeur dit que c’était pour qu’on puisse faire connaissance avec nos nouveaux amis. L’accès au gymnase et au terrain de sport restaient ouvert pour ceux voulant déjà tester les capacités de combats de leur Pokémon. Ça ne m’intéressait pas, cela faisait longtemps que je ne me battais plus.

Je sortis donc discrètement de l’école. J’étais toute seule, loin des autres, loin des rires, je pouvais enfin respirer. Je retournai chez moi, je voulais retrouver ma chambre froide. C’était mon monde, le seul endroit qui me correspondait.

Ma maison était vide, mes parents devaient certainement être à leur travail. Il y avait un papier sur la table, avec plein de nombres en ligne. Il y avait une note écrite à l’encre rouge en bas du papier : « École trop chère ! Si seulement elle n’était pas là… ». Je montai dans ma chambre.


 ***

 Finalement, je n’avais pas pu y réchapper. Ce cours vint fatalement, celui où les professeurs nous apprenaient à combattre avec nos Pokémon. Cela faisait plusieurs jours que j’avais ma Pokéball, mais je ne l’avais toujours pas ouverte. Je n’en voyais pas l’intérêt. Les autres enfants jouaient en permanence avec leur Pokémon, comme s’ils étaient leurs amis. Moi, je ne voulais pas d’ami. Avoir un ami, c’est laisser quelqu’un rentrer dans sa vie. Je ne voulais plus. Ça faisait trop mal.

Aimer des gens, croire qu’ils vous aiment, pour se rendre compte qu’ils vous détestent. C’était trop douloureux. Je ne voulais pas revivre ça.

— Lucia ?

Le professeur m’appela. C’était mon tour, j’hésitai, mais j’avançai quand même. Je ne voulais pas me faire encore remarquer. On était sur un terrain de combat, à l’air libre, toute la classe regardait. Je voulais en finir le plus vite possible, être le plus normal possible. Un garçon se plaça devant moi, il semblait confiant. Son Pokémon était sur sa tête, ils avaient l’air proches.

— Chacripan, à toi de jouer !

Le chaton violet sauta sur le terrain. Je saisis ma Pokéball, mon cœur se serra. Et si mon Pokémon était faible ? Et si je me faisais battre lamentablement ? Et si je devenais la risée de tous ? Ces questions me bloquèrent instantanément, m’empêchant de libérer mon Pokémon. Mes joues devinrent humides.

Le professeur vint vers moi et tenta de me rassurer. Mais je sentais une pointe d’agacement dans sa voix. C’était toujours comme ça, les gens étaient gentils au début, mais petit à petit, ils se lassaient.

La froide réalité me calma et mon corps se détendit. Je hochai silencieusement la tête, et le professeur revint à sa place d’arbitre. Après une grande respiration, j’appuyai sur le bouton de ma Pokéball, un éclat écarlate zébra sur le sol.

Un petit être jaune apparut et se mit à léviter. Je le reconnus, je l’avais déjà vu dans des livres, c’était un Abra. Les autres enfants poussèrent des murmures surpris.

— Commencez ! s’écria le professeur.
— Chacripan, Griffe !

Le garçon n’attendit pas une seconde et son Pokémon s’élança. Mes poings se crispèrent. Je ne savais pas quoi faire, je ne savais même pas ce que je pouvais faire.

Cependant, mon Abra disparut brusquement, échappant aux Griffes du chaton. Il refit surface un peu derrière le Chacripan, créa une lame transparente, frappa durement le chaton et enchaîna avec une sphère verte qui éclata fortement sur sa cible. Le Chacripan ne se releva pas. Il eut un grand silence. Le professeur prit du temps avant de le briser :

— L-Lucia remporte le duel !

La phrase me fit enfin réaliser. J’avais gagné ? Pourquoi ? Je n’avais rien fait pourtant. Tout d’un coup, les autres enfants se ruèrent sur moi et parlèrent tous en même temps.

— C’était incroyable !
— T’es super forte en fait !
— Tu veux être notre amie ?!
— C’est quoi ton secret ?!

Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. Tous les regards étaient fixés sur moi. Pourquoi ? J’avais fait quelque chose de mal ? Je devais m’excuser ? Que me voulaient-ils exactement ?

Mais étrangement, en dépit de toutes mes interrogations, je ne me sentais pas oppressée. Ces regards, ce n’était pas du jugement ou du mépris. Ils avaient des étoiles dans leurs yeux. Mon cœur se serra encore, mais pas comme d’habitude. Il était chaud.


 ***

 Je devins rapidement au centre de toute l’attention, même les professeurs s’intéressaient à moi. Mon Abra battait les Pokémon des autres enfants. Pourtant je ne faisais rien. Je ne donnais jamais un ordre à mon Pokémon, il combattait tout seul. Et ça surprenait toujours. On commença à dire que j’étais un génie du dressage, qui n’avait déjà plus besoin de donner des ordres pour se faire comprendre. C’était faux. Je n’avais jamais dressé ou entraîné mon Abra.

Mais je jouais le jeu. J’aimais ses nouveaux regards, j’aimais qu’on m’accorde une attention bienveillante. Alors je mentais. Je disais que je passais mon temps à entraîner secrètement mon Pokémon. À chaque fois que je disais cela, les autres enfants me regardaient avec admiration. Ils disaient qu’ils voudraient devenir comme moi.

Ma réputation devint telle que mes parents et moi furent convoqués chez le directeur, pour parler de mon avenir. C’était la première fois depuis très longtemps que j’étais réunie avec eux. Je frissonnai, des picotements me parcouraient le corps, je ne pouvais m’empêcher de sourire un peu.

— Monsieur et madame Canevas, débuta sérieusement le directeur. Je ne vais pas passer par quatre chemins, votre fille possède des dons en matière de dressage.
— Vraiment ? s’étonna Maman.
— Oui, durant toute ma carrière à Méanville, je n’avais jamais vu un enfant maîtriser aussi bien son Pokémon ! Votre fille est exceptionnelle, sachez-le.

Mon père et ma mère me fixèrent longuement, perplexes. Je restais silencieuse, gênée et un peu fière.

— Et alors ? lâcha finalement Papa. Qu’est-ce que cela signifie exactement ?
— Vous n’êtes pas sans savoir que notre monde est régi par les combats Pokémon, reprit le directeur. Beaucoup se lancent dans l’aventure, mais peu en ont vraiment le talent. Votre fille possède ce talent. Je suis directeur, mais aussi enseignant. ; lorsque je repère un talent comme celui de Lucia, je me dois de tous faire pour le développer.
— … notre fille est exceptionnelle, souffla Maman, c’est bien ce que vous avez dit ?
— C’est ce que je dis et répète. C’est pour cela que je vous ai convoqué dans mon bureau. C’est assez humiliant à admettre, mais notre école seul ne peut permettre l’épanouissement de votre fille. En revanche, je connais de très bons professeurs particuliers qui sont plus que compétents.
— Des professeurs particuliers ?! s’exclama Papa. Avec des prix tout aussi particuliers, j’imagine !
— Je comprends vos réserves, et il est vrai qu’un enseignement supplémentaire n’est pas gratuit. Cependant, je vous demande de penser à votre fille. Elle a tout pour se faire un nom dans le monde, marquer l’histoire. Soyez sans crainte, le retour sur investissement est garanti.

Un lourd silence pesa, je pouvais sentir les coups d’œil qu’ils me lançaient ; le directeur, Papa et Maman. Je ne comprenais pas tout ce qui se disait, mais je savais que j’étais au centre de leur réflexion.

— Ça m’intéresse, fit enfin Maman.
— Inès ?! s’étonna mon père.
— Je veux que ma fille soit exceptionnelle, décréta-t-elle. Je ne veux pas d’un enfant normal, c’est hors de question. Mais si c’est un enfant unique, spécial, alors dans ce cas, je suis pour à cent pour cent.
— Madame Canevas, ce que vous venez de dire…, hésita le directeur. Non, oubliez…
— Et pour l’argent ? grommela Papa. On a déjà du mal avec les fins de mois…
— Si ça peut vous rassurer, reprit le directeur, des tournois sont régulièrement organisés un peu partout dans la région, et avec eux sont mises en jeu des cagnottes très intéressantes. Grâce à son talent et à un professeur adéquat, votre fille pourra certainement en décrocher une malgré son jeune âge.
— … qu’entendez vous par « intéressantes » ? souffla Papa.
— Oh, cela peut varier entre les 10 000 et les 100 0000 Pokédollars, parfois plus.
— … intéressant, effectivement.

Deux sourires ornèrent le visage de mes parents, et ils me regardèrent. Ils me regardaient en souriant. Surprise, je les souriai à mon tour. Ma gorge se noua, mes lèvres tremblèrent. Ils me regardaient. Ils me souriaient. Depuis combien de temps n’était-ce pas arrivé ?

J’avais l’impression, presque l’impression, que j’étais revenu en arrière. À ce temps béni où j’existais encore, où j’étais encore aimé. Oui. Je voulais le croire. J’avais été aimé, et maintenant, par un incroyable miracle, je l’étais à nouveau.

Oui, je suis aimée.


 ***

 Brusquement, tout avait changé, le monde s’était éclairci. Ma chambre n’était plus noire, elle n’était plus froide. Maman et Papa me souriaient tout le temps, ils m’appelaient pour manger avec eux, ils discutaient avec moi, ils rigolaient avec moi, ils partaient se promener avec moi. J’étais heureuse, je n’avais plus peur de le dire à présent.

Leurs mains dans les miennes, j’étais sur un nuage, j’étais enfin au-dessus de la pluie, tournée vers le soleil. La chaleur nouvelle m’envahissait, me faisait sourire, mes larmes n’étaient plus de tristesse. Je revoyais peu à peu les couleurs qui m’entouraient.

Une après-midi, en revenant de l’école, Papa s’arrêta pour m’acheter une glace. C’était la première fois qu’il m’achetait quelque chose pour me faire plaisir. C’était la première fois que je mangeais quelque chose d’aussi bon. La glace était froide, mais j’avais l’impression de croquer dans une volute de bonheur.

Un soir, Maman vint dans ma chambre et me lit un conte. J’avais passé l’âge, mais je l’écoutais attentivement, buvant chacune de ses syllabes, mémorisant chacun de ses gestes, enregistrant le doux ton de sa voix. C’était une histoire de princesse, comme on en trouvait tant. Une jolie princesse enfermée dans une tour jusqu’à ce qu’un gentil chevalier ne vienne la délivrer. Une simple, simple histoire.

Mais une histoire qui me bouleversa, qui me fit monter des larmes, qui me réchauffa, qui me vivifia. J’avais besoin de ces choses simples : une Maman chaleureuse, un Papa attentif, un amour filial partagé. Je ne demandais pas plus compliqué. Des choses simples, des choses qui rendaient heureux.

Je commençais à m’ouvrir aux autres. À l’école, un groupe de filles m’avait demandée de devenir leur amie. J’avais peur au début, peur d’avoir mal. Mais elles avaient insisté tous les jours. Papa et Maman étaient de nouveaux gentils avec moi, je retrouvais le bonheur. Je ne devais plus avoir peur. Tout changeait, alors je devais changer aussi.

J’avais donc fini par accepter. J’avais accepté être leur amie. J’étais avec elles désormais, je faisais partie de leur groupe. On s’amusait ensemble, on riait ensemble, on chahutait ensemble. Parfois, des garçons nous embêtaient, on s’énervait, on les courait après, on les embêtait en retour. Comme des enfants normaux. Ce monde normal que je ne faisais jusqu’à présent qu’observer, je pouvais désormais y participer. Je pouvais désormais prétendre au bonheur, et j’étais heureuse.

J’avais vidé la poubelle de ma chambre, ressorti tous les morceaux de papiers déchirés. Il y en avait plein. J’avais pu reconstituer une dizaine de dessins, une dizaine de familles heureuses. Je ne pouvais toujours pas les accrocher au mur, mais je n’en avais plus besoin, parce qu’ils étaient maintenant fixés dans mon cœur.


 ***

 Brutalement, un week-end, un homme frappa à la porte. Il était grand, imposant, habillé comme les gens importants à la télé. Mes parents s’empressèrent de le faire rentrer. J’étais en train de jouer avec mon Abra, ils me demandèrent d’arrêter.

— Lucia, me dit Maman. Je te présente monsieur Delmas, un grand professeur venant tout droit de Kalos ! Il va t’apprendre bien plus de choses qu’à l’école, et grâce à lui, tu vas pouvoir devenir encore plus forte !

Le monsieur s’approcha de moi, il était intimidant. Je me cachais instinctivement derrière un fauteuil, ne laissant dépasser que ma tête, fixant craintivement cet étranger.

— Allons, ne fait pas l’enfant ! grogna Papa. Il a fait tout ce voyage pour toi, tu pourrais te montrer reconnaissante ! Avec ce qu’il nous coûte en plus…

Le ton de reproche me fit tressaillir. I-Il était fâché ? Non, je ne voulais pas ! On était une famille heureuse. Une famille heureuse. Une famille heureuse. Je ne voulais pas revenir en arrière !

Je pris donc sur moi et je m’efforçai d’aller dire bonjour au monsieur qui me faisait peur.

— Bien, dit fortement le professeur. Alors c’est elle, le génie dont tout le monde parle ?
— Tout à fait ! répondit Maman avec enthousiasme. Notre petite fille, notre exceptionnelle petite fille !
— Je dois avouer être intéressé par cette affaire, c’est très rare qu’une enfant aussi jeune montre de telles prédispositions au combat Pokémon. Si possible, j’aimerais commencer mes cours dès maintenant, je veux voir l’étendue de ses capacités.
— Bien sûr ! répondit vivement Maman. Ne vous gênez pas, elle est toute à vous !

Maman et Papa me dirent de suivre le monsieur intimidant. Je ne voulais pas. Mais Maman et Papa voulaient. Si je ne faisais pas les choses qu’ils voulaient, ils allaient encore être fâchés et ça, je ne voulais pas. Alors, j’obéis à contrecœur.

Je rentrai dans la voiture du professeur et il m’emmena là où il y avait beaucoup de terrains de sport ou de combat. Il disait qu’il en avait réservé un rien que pour nous. Je n’étais pas rassurée, mais je me souvenais du sourire de mes parents lorsque j’avais quitté la maison. Je me raccrochai à ce souvenir.

Le professeur ne me parla pas beaucoup. C’était bien, parce que je n’avais pas envie de parler, aussi. Mais ce silence me pesait. J’avais l’impression d’être à nouveau dans ma chambre froide, noire, pesante. La voiture s’arrêta devant l’énorme bâtiment, le professeur y rentra sans attendre, je marchais maladroitement derrière lui.

Comme il l’avait dit, le terrain où nous étions était vide. Il disait que c’était un petit terrain, mais moi je le trouvais grand.

— Sors ton Abra.

Je m’exécutai, tremblante. La petite créature lévitante flottait paisiblement, les yeux fermés comme si elle dormait.

— Une belle bête, dit le professeur. Hé bien, voyons ce qu’elle sait faire.

Il sortit à son tour une Pokéball qu’il lança sur le terrain. Un Ponchien apparut.

— C’est un Pokémon de niveau intermédiaire, idéal pour juger le niveau des débutants en premier lieu. Ne perdons pas plus de temps, commençons le duel. Ponchien, Frustration.

C’était comme tous les combats avec mon Abra. Avant de se faire toucher, il disparaissait, et réapparaissait derrière son adversaire. Ensuite, il enchaînait plusieurs attaques lumineuses que je ne connaissais pas. Cette fois-ci, le combat dura un peu plus longtemps, mais mon Abra fini par l’emporter facilement.

— Pas mal, fit le professeur en soignant son Pokémon. Et surtout étonnant. Tu n’as pas prononcé le moindre ordre.

Je hochai la tête, coupable.

— Édouard m’en avait parlé, une enfant si douée qu’elle est capable de maîtriser parfaitement son Pokémon sans ouvrir la bouche.
— …
— J’aimerais faire un test. Prends mon Ponchien et prête-moi ton Abra.

Le professeur n’attendit pas que je réponde, il força sa Pokéball dans ma main et prit la mienne.

— On va refaire un combat.
— … !

Je ne comprenais pas où il voulait en venir, mais j’étais obligé d’obéir si je ne voulais pas décevoir mes parents. Le Ponchien se plaça devant moi, comme si c’était mon Pokémon, mon Abra fit de même du côté du professeur.

— Mon Ponchien connaît les attaques Frustration, Mâchouille, Bélier, Câlinerie et les crocs élémentaires. Je te laisse une minute pour réfléchir à une stratégie. Ce devrait être facile pour un génie comme toi.

Le monsieur croisa fermement les bras et me toisa méchamment. Il me faisait de plus en plus peur. J’étais perdue. Il disait que je devais réfléchir à une stratégie. Il m’avait fait une liste d’attaques que je ne connaissais pas. Le paysage devenait flou, je n’arrivais plus à bouger, je n’arrivais plus à penser…

— Le temps est écoulé ! s’exclama soudain le professeur. On commence, tout de suite !
— … !
— Abra, Psyko.

Mon Abra s’illumina soudainement et le Ponchien s’éleva dans les airs avant de s’écraser bruyamment sur le sol. Sous les ordres du professeur, mon Abra s’acharna sur le Ponchien comme précédemment, jusqu’à ce que le chien ne puisse plus se relever. J’étais restée immobile, une spectatrice impuissante.

— C’est bien ce que je pensais, ria presque le monsieur. Tu n’as aucun talent.
— …
— Ce sont des cas rares mais qui arrivent, s’approcha-t-il. Normalement, les Pokémon donnés aux enfants sont aussi novices qu’eux. Mais parfois, un Pokémon se révèle plus doué que la normale et c’est le cas de ton Abra. Pour résumer, c’est ton Abra le génie, pas toi. Toi, tu n’es qu’une gamine normale, sans particularité.

J-J’étais normale ? Je n’étais pas exceptionnelle ? Non, je suis un génie, je devais l’être ! Si j’avais pu retrouver mon Papa et ma Maman, si j’avais pu me faire des amis, si j’avais pu avoir une vie normale, c’était uniquement parce que je suis un génie !

— Au moins, tu as l’air de comprendre la situation, sourit le monsieur sévère. Et tu te demandes certainement pourquoi je suis venu ici, si je ne croyais pas à cette histoire d’enfant génial, n’est-ce pas ?

Le monsieur s’approcha encore, toujours souriant. Un sourire que je n’aimais pas.

— Tu sais, j’ai une vie assez difficile ces temps-ci. Quelques rumeurs courent sur moi à Kalos, pas encore suffisamment conséquentes pour me menacer professionnellement, mais suffisamment inquiétantes pour que je parte dans une autre région, le temps que l’affaire se calme. L’appel d’Édouard était une aubaine pour justifier un tel voyage, surtout que…

Le monsieur posa sa grosse main sur ma tête. Il la caressa. J’avais peur. Je voulais partir. Vite. Mais je ne pouvais pas. J’étais bloquée. Mes jambes ne bougeaient pas.

— … tu sais que tu es plutôt mignonne ? expira le monsieur. J’ai déjà un peu discuté avec tes parents, ils tiennent beaucoup, beaucoup, à ce que tu sois exceptionnelle. Ce serait dommage de briser leur espoir en toi, tu n’es pas d’accord ? Je veux bien leur mentir si tu veux. Après tout, ton Abra est suffisamment fort pour donner l’illusion que c’est toi qui es douée, tu pourras même gagner des petits tournois sans le moindre effort ! Rends-toi compte de ta chance !

Pendant qu’il parlait, le monsieur continuait de toucher mes cheveux. Mon ventre me fit mal, j’avais envie de vomir.

— Évidemment, pour l’énorme service que je te rends, il va falloir que tu m’en fasses un petit. C’est ce qu’on appelle un échange de bon procédés, tu comprends ?
— …

Il n’y avait qu’une chose que je comprenais. Mon Papa et ma Maman seraient très déçus de moi s’ils apprenaient la vérité. Ils seraient déçus et tout mon bonheur disparaîtra. Je ne le voulais pas. Je ne le voulais pas. Je ne le voulais pas ! Je ne voulais pas retrouver ma chambre froide, je ne voulais pas être ignorée, je ne voulais pas ne plus être aimée !

— Oui, tu as l’air de comprendre. Viens, ma petite Lucia. J’ai réservé le terrain pour toute la journée, on sera tranquille…


  ***

 Soir. Je courus dans la salle de bain, sans parler à Papa et Maman. J’enlevai mes vêtements. Ils puaient. Je puais. J’avais de la bave dans les cheveux. Il restait des poils de Ponchien derrière mon oreille. Je vomis dans le lavabo plusieurs fois. Je remplis la baignoire à ras bord et je plongeais dedans. Je pris le savon et je le frottais partout sur mon corps, même dans ma bouche.

Sale. Sale. Sale. Sale. Sale. Sale. Je me dégoûtais. Frotter. Frotter. Frotter. Encore et encore. Enlever l’odeur. Enlever l’odeur. Enlever l’odeur. Ma peau me brûlait, je voulais l’arracher, la déchirer.

Fatigué, mon corps tomba dans l’eau, sans force. J’avais mal. Tellement mal. Mais au moins, Papa et Maman étaient fiers de moi.


 ***

 Les jours continuèrent à passer. Le mercredi et le samedi après-midi, le méchant monsieur m’emmenait avec lui ; le mercredi et le samedi soir, je râpais ma peau. Le monsieur disait à Papa et Maman que je faisais des progrès, que je devenais de plus en plus douée, et Papa et Maman souriaient. Et comme Papa et Maman souriaient, j’étais heureuse.

Mais j’avais de plus en plus de mal à sourire. À l’école, je n’arrivais plus à parler avec les filles de mon âge, je restais dans mon coin. J’avais peur. Il y avait des professeurs partout. J’avais peur d’eux. Dès qu’un professeur s’approchait de moi, mon cœur se serrait et j’avais envie de vomir. Mes camarades me regardaient du coin de l’œil ; c’était les mêmes regards jugeurs d’avant. Ils me trouvaient étrange, bizarre.

Je savais que mon changement de comportement allait me porter préjudice. Je devais rester comme d’habitude, je devais rester avec mes camarades, je devais sourire. Mais je n’y arrivais pas. Je n’y arrivais plus. Je n’arrivais plus à rien. Il ne me restait que mon Abra et les combats que je remportai. C’était la dernière chose à laquelle je pouvais me raccrocher car c’était grâce à ça que Papa et Maman m’aimaient.

Mais un jour, le silence, la stupeur.

— … victoire de Léo !

Mon Abra était au sol, immobile, vaincu. Je n’avais pas compris ce qui s’était passé. D’habitude, Abra gagnait ses combats sans problème, mais là, il n’avait quasiment rien fait. Il s’était laissé battre. Encore une fois, tous les regards se tournèrent vers moi.

— Lucia ? s’approcha mon professeur.
— … !!

Je reculai vivement, effrayée. Mon cœur battait trop fort, ça me faisait mal. Les regards. Encore ses regards. Je rappelai mon Abra. À droite, à gauche les regards. Ses yeux. Ses juges. Ses couteaux. Non, arrêtez de me regarder ! Arrêtez !

Je m’enfuis à toute vitesse, hurlant tout ce que je pouvais. Je courais, courais, courais. Je devais revenir à la maison. Chez moi. Je devais revoir ma Maman, mon Papa, je devais retrouver l’amour de ma famille. Je connaissais la route. J’allais si vite que quelques dizaines de minutes plus tard, mon chez-moi était en vu.

— Lucia ! s’écria ma mère lorsque j’ouvris la porte.
— Maman !

Ma mère courut vers moi. J’avais besoin d’elle. J’avais besoin qu’elle me sourie. J’avais besoin qu’elle me serre dans ses bras. Elle crispa ses poings.

— Alors c’est vrai, grinça-t-elle. L’école vient d’appeler, tu as quitté l’école en pleine classe après avoir perdu un combat ! Tu te rends compte de ce que tu as fait ?! Je n’y crois pas ! Comment tu as pu perdre ?! Tu es un génie du dressage !
— … maman…
— J’ai prévenu ton père, et il est furax lui aussi. Tu te rends compte des sacrifices qu’on fait pour toi ? Pour te payer l’école ET un professeur particulier ? Toutes nos économies ! Et toi tu craches sur nous !? Espèce de sale petite… ! Tu vas te remettre au travail et plus vite que ça, compris !?
— …


 ***

— Alors, ça a fini par arriver.

Un samedi après-midi, j’étais sur le terrain avec l’horrible monsieur.

— Ton Abra ne se bat plus, c’est ça ? Haha. C’est pour ça qu’être un bon dresseur est important. Le lien entre le dresseur et le Pokémon permet à ce dernier de développer ses capacités. En revanche, une mauvaise cohésion et c’est l’inverse qui se passe, le Pokémon régresse. Tu es tellement nulle que même un Pokémon aussi puissant que ton Abra a fini par devenir totalement inutile !
— …
— C’est drôlement ironique d’ailleurs, ton père t’as inscris il y a quelques jours à un tournoi de Volucité, pour rentabiliser qu’il disait. Dans ton état, tu ne passeras même pas le premier tour, j’imagine déjà la tête de tes chers parents après ton humiliation publique !
— …

Il parlait, je l’écoutais malgré moi. Le moindre de ses mots me déchirait. Je n’avais plus de force. Je ne pouvais pas me boucher les oreilles. J’étais vide. J’écoutais et j’endurais.

— C’est dommage tout de même, vu que tu ne sers plus à rien, je ne vais plus pouvoir prétendre t’entraîner. Il est temps pour moi de retourner à Kalos. Dis merci à tes parents pour le fric au passage ! Enfin je dis ça, mais je n’ai pas été si inutile ; grâce à moi tu t’es vachement améliorée dans d’autres domaines, hein ? Allez, c’est sans doute notre dernière journée ensemble, pour fêter ça, je te promets un moment inoubliable !


 ***

 Comme il l’avait dit, l’horrible monsieur était parti. Depuis ce jour, Papa et Maman étaient toujours énervés. Papa hurlait que je leur avais fait perdre tout leur argent et Maman hurlait que je devais travailler encore plus dur, que je devais être exceptionnelle.

Tous les soirs, Maman m’enfermait avec elle dans ma chambre et elle me faisait étudier jusqu’à très tard dans la nuit, parfois jusqu’au levé du soleil. On revoyait des livres de stratégies Pokémon que je ne comprenais pas les uns après les autres, sans pause. Je ne dormais presque plus, mais ça ne me dérangeait pas ; parce que c’était ce que Maman voulait et si je faisais ce qu’elle voulait, elle serait forcément heureuse.

Je n’allais plus à l’école, Maman disait que c’était inutile. Elle avait arrêté de travailler pour rester avec moi toute la journée. Le tournoi était proche, il fallait que je sois prête.

— Pourquoi tu t’acharnes ? dit Papa à ma Maman lors du dîner. Tu vois bien qu’elle est complètement inutile ! Cette gosse n’est qu’un gouffre à fric ! Et si en plus tu t’arrêtes de bosser, on ne fera qu’agrandir nos dettes !
— La récompense pour la première place est de 100 0000 Pokédollars.
— Si elle gagne et tu sais très bien que c’est impossible !
— C’est notre seul espoir ! Tu le dis-toi même, on a trop de dettes. Le professeur particulier a pris nos dernières économies, si nous n’avions pas de grosses rentrées d’argent, on est fichu !
— Je le sais, je le sais ! Ce connard de créancier me harcèle tous les quarts d’heure !
— Si tu sais, alors ferme-là ! Il faut croire en notre fille, elle peut gagner !
— Arrête de d…
— FERME-LÀ ! Elle en est capable, ma fille est exceptionnelle, tu as oublié ? C’est le directeur de cette fichue école qui nous l’a dit ! Je ne veux pas d’un enfant normal, c’est idiot ! Si j’ai un enfant, il doit être exceptionnel, sinon il ne mérite pas d’exister !

Je me levai de ma chaise. Je n’avais plus faim. Je montai dans ma chambre. Il y avait un dessin déchiré par terre. Il y avait une famille heureuse par terre. Une famille heureuse. Une famille heureuse. Une famille heureuse.

De l’eau fila sur mon visage, le long de mes bras, et atteint le dessin. Un père, une mère, une enfant, souriants, chaleureux, lumineux. Le père enlaçait espièglement l’enfant dans ses bras, la mère s’ensoleillait d’un rire cristallin. Une famille heureuse. Une famille heureuse. Une famille heureuse. Une famille heureuse. Une famille heureuse. Une famille heureuse. Une famille heureuse. Une famille heureuse.

J’avais froid. Très froid. Je n’arrivais plus à voir clair. Tout était sombre. Bouger un muscle me demandait des efforts pharamineux. Je ne comprenais pas. Qu’avais-je fais de mal ? Pourquoi je ne parvenais pas à être heureuse ? Pourquoi je ne retrouvais plus les sourires chaleureux ?!

Je poussai un cri. Ma rage. Mon incompréhension. Mes espoirs. Je criais tout. Ma colère. Mon désespoir. Tout. Tout dans un immense cri muet, que j’étais la seule à pouvoir percevoir.


 ***

 Une famille heureuse. Une famille heureuse. Une famille heureuse. Une famille heureuse. Une famille heureuse. Une famille heureuse. Une famille heureuse. Une famille heureuse. Une famille heureuse. Une famille heureuse. Une famille heureuse. Une famille heureuse. Une famille heureuse. Une famille heureuse. Une famille heureuse. Une famille heureuse.


 ***

 Le jour du tournoi. Papa, Maman et moi étions à Volucité. J’étais avec eux. J’étais avec mon Papa et ma Maman. Ils ne me regardaient pas. Ils ne me touchaient pas. Mais ce n’était pas grave. Parce que j’étais avec eux. J’étais avec eux. C’était tout ce qui comptait.

On passa devant un marchand de glace. Mon père m’en acheta une, je la mangeais avec délice. Maman me raconta une histoire, je riais avec elle et je m’endormis paisiblement. Tout le monde était content. C’était il y a des jours, des semaines.

Papa, Maman et moi arrivèrent au stade du tournoi. Papa et Maman confirmèrent mon inscription et nous nous dirigions vers la salle d’attente. Ensemble. Toujours pas de regard. Toujours pas de gestes tendres. Mais ce n’était pas grave. J’étais avec eux. C’était tout ce qui comptait.

Papa, Maman, merci d’être avec moi.

Une forte voix étrange dit mon nom et mon prénom. Canevas Lucia. La preuve que j’existais.

… parce que j’existais, n’est-ce pas ?

— Hé, me glissa Papa. T’as intérêt à gagner.
— Tu es exceptionnelle, compléta Maman. Tu dois l’être. Si tu es normale, tu n’es rien.

Je hochai la tête. Je devais gagner. Pour Papa et Maman. Pour mériter leur amour. Je devais être une bonne fille et écouter mes parents.

J’avançai dans l’entrée réservée aux challengers. C’était un petit tournoi pour les jeunes, des matchs à un Pokémon, pourtant, le stade était déjà rempli. Il y avait beaucoup de lumière. Il faisait chaud. Il y avait beaucoup de gens. Beaucoup de regards. Beaucoup de juges. Je vis Maman et Papa s’installer dans les gradins, au premier rang. Je ne devais pas les décevoir.

Une autre fille arriva devant moi. Elle était plus vieille que moi mais pas trop. Elle me fit un signe de main. L’étrange voix qui résonnait dit que le combat allait commencer. La fille libéra son Pokémon, un Boguerisse. Je fis appel à mon Abra.

Le Boguerisse chargea. Je priai fort. Je voulais gagner. Je ne voulais pas décevoir Papa et Maman. Je voulais leur amour. Mais mon Abra ne se téléporta pas, il resta sur place, encaissant l’attaque.

Ça recommençait. Il ne réagissait pas. Je ne savais pas quoi faire. Je ne savais pas. J’étais perdue. Perdue. Perdue ! Je jetai un œil vers Maman et Papa. Ils soupirèrent et baissèrent la tête.

Non… non… non !

Je… je devais gagner… gagner… Maman… je suis une fille exceptionnelle… alors… pitié… regarde-moi…

Non… c’est faux. Je le savais. Je n’étais qu’une petite fille normale. Je n’avais aucun talent. Désolée Maman. Désolée Papa. Désolée, désolée, désolée, désolée, désolée, désolée, désolée, désolée !

J-Je ne suis rien, je ne mérite pas votre amour…

… désolée, désolée, désolée, désolée, désolée, désolée, désolée, désolée, désolée, désolée, désolée, désolée, désolée, désolée, désolée, désolée, désolée, désolée, désolée, désolée, désolée, désolée, désolée, désolée, désolée, désolée, désolée, désolée, désolée, désolée, désolée, désolée, désolée, désolée, désolée, désolée !

Tout se mit à tourner autour de moi, je reculai, apeurée. Dans les gradins, tous ces gens, soudainement, ils avaient tous la tête de l’horrible professeur. Tous la même tête, le même visage. Je revoyais chacune de ses horribles expressions, son horrible sourire, son horrible langue. Les visages devenaient de plus en plus gros, comme s’ils voulaient me manger. Mes jambes me lâchèrent et je tombai durement au sol.

Non, laissez-moi ! Laissez-moi !

Tu es inutile. Tu n’es rien. Tu n’es pas ma fille. Tu n’es qu’un gouffre à fric. Tu n’aurais jamais dû exister. Quelqu’un hurlait ces phrases. Des phrases qui me découpaient en morceau. Je sentis mon corps s’effriter, s’effondrer, devenir poussière. La poussière que j’avais toujours été.

Un énorme dessin apparut devant moi. Un père, une mère, une enfant, souriants, chaleureux, lumineux. Une famille heureuse. Il était à portée de main. Je n’avais qu’à me lever, tendre le bras et…

Mais même ça, je n’en étais pas capable. J’étais un grain de poussière. Seul. Insignifiant. Inutile. Je n’existais pas. Je n’existais pas. Je n’existais pas. Je n’existais pas. Je n’existais pas. Je n’existais pas. Je n’existais pas. Je n’existais pas. Je n’existais pas. Je n’existais pas. Je n’existais pas. Je n’existais pas. Je n’existais pas. Je n’existais pas. Je n’existais pas. Je n’existais pas. Je n’existais pas. Je n’existais pas. Je n’existais pas. Je n’existais pas. Je n’existais pas.



 *** *** ***

 Je rouvris les yeux, une tendre chaleur m’enveloppa, le vent était doux.

— Lucia !

Surprise, je tournai ma tête, et je vis mes deux parents, de l’autre côté d’une rivière. Ils me souriaient. Il me regardait. Je souris à mon tour.

Soudain, un poids énorme se libéra dans ma poitrine. Je me sentis infiniment plus légère. Mes parents rayonnaient, ils rayonnaient de bonheur. Un bonheur si intense, si accueillant…

Je n’avais plus qu’une envie, c’était de me jeter dans leurs bras. Sans que je m’en rende compte, je m’élançai vers eux, et d’un bond, je franchis la rivière. Papa me réceptionna et m’enlaça espièglement, Maman ria en réaction, un rire si cristallin qu’il acheva de m’apaiser.

Pourquoi étais-je ici ? Comment étais-je arrivée là ? Cela n’avait aucune importance. C’était des souvenirs qui s’effaçaient petit à petit. Le passé était derrière moi.

Tout ce qui comptait, c’était mon Papa, ma Maman et moi, qui nous amusions ensemble. Enfin. Enfin nous étions une famille heureuse, pour l’éternité.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


~ FIN ~