Révolte au paradis
« Arthur ! »
Le jeune homme n'eut même pas le temps de descendre de la barque qu'une petite silhouette bondit à son cou.
« T'en as mis du temps à rentrer cette fois. Vous avez pêché quoi ? Vous avez trouvé des trucs bien sur le marché ? Tu m'as ramené des fleurs, comme l'autre fois ? »
Le brun rit et l'emmena avec lui sur le ponton avant de la reposer à terre.
« - Emi, tu veux bien me laisser arriver s'il te plaît ? Le voyage a été long.
- D'accord. Tu veux du thé pendant que tu me racontes alors ? »
Son entêtement l'amusa plus qu'autre chose et il ébouriffa la brunette avant de se diriger vers une petite maisonnette non loin. Les vaguelettes faisaient tanguer avec douceur le sol sous leurs pieds, à mesure que leur village dérivait au gré des courants.
Emi jeta un coup d'oeil à un Magicarpe qui slalomait entre les pontons flottants et les cordages qui reliaient les maisons entre elles, la toile ainsi formée bougeant à peine au gré des flots. Elle savoura avec un soupir de bien-être la tiédeur du soleil sur sa peau un peu trop pâle et sourit.
« Tu sais, on a vraiment eu de la chance de tomber sur ce village. C'est lui qui nous a sauvé la vie. »
Alors qu'Arthur allait répondre, l'eau se mit à bouillonner à leurs pieds et en un éclair, un imposant Sharpedo se jeta en travers de leur route.
Emi gloussa et se pencha vers le monstre aux dents acérées pour lui caresser affectueusement la nageoire dorsale.
« Mais oui, grâce à toi aussi mon grand. Je sais. Mais, on aurait pas pu habiter sur ton dos ! »
Le pokémon parut vexé et tourna le dos à la jeune fille, se dandinant comme il le pouvait pour bouger sur le pont de bois. Le brun ricana et poussa la bête du bout du pied pour la remettre à l'eau.
« Quand je dis que c'est l'heure de la pause, c'est que c'est l'heure de la pause. Après, tu te plains que tu es toujours dans ta pokéball ! »
Le squale ne se le fit pas dire deux fois et, en deux puissants coups de nageoire, disparut au fond des eaux.
« - Il est toujours aussi susceptible. On ne va pas lui rappeler qu'on lui doit la vie tous les jours, quand même !
- Fais pas attention. Tu ne voulais pas savoir ce que j'ai ramené du marché ?
- Ah, si ! Fit-elle en sautillant sur place. Vous avez ramené des fruits frais ? J'ai tellement envie de manger une pomme bien juteuse !
- Si tu veux savoir ce qu'il y a dans mon sac, tu n'as qu'à le porter jusqu'à la maison, tiens.
- Mais c'est super lourd, j'y arriverai jamais ! »
Arthur leva les yeux au ciel et frappa trois coups à la porte d'une des maisonnettes, saluant au passage l'un de leurs voisins qui bronzait paisiblement les pieds dans l'eau.
Une vieille femme leur ouvrit et son visage ridé s'illumina lorsqu'elle reconnu les deux jeunes gens.
« - Mamie, Arthur est rentré !
- Oh, mes trésors ! Fit-elle en leur ouvrant grand la porte. Tu es en retard, Arthur. Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
- On peut s'asseoir, d'abord ? Je suis épuisé. »
Tous les trois s'assirent autour de la table basse de la pièce principale, à genoux sur le tapis de laine qui couvrait le parquet. Arthur laissa lourdement tomber son sac en toile à ses côtés et fouilla dedans d'une main fatiguée, sous le regard plein d'envie d'Emi.
Après quelques secondes, il extirpa du sac une pomme bien verte qu'il tendit à l'adolescente. Elle l'accepta avec un cri de joie et se jeta dessus voracement. Alors qu'elle dégustait le fruit, les deux autres entreprirent de faire l'inventaire de ce que le jeune homme avait rapporté de son expédition.
« - J'ai aussi rapporté quelques baies Oran pour ta tisane. Il y a aussi des carottes et des pommes de terre. C'est délicieux avec le Magicarpe fumé.
- Je pourrais nous faire un bon ragoût. Tu as de quoi assaisonner les plats ?
- Du poivre et quelques épices, mais on avait plus beaucoup de choses à échanger. La plupart des marchands qui viennent d'arriver refusent de faire du troc avec nous. On a eu beaucoup de mal à remplir nos sacs, cette fois.
- Ah, ces gens de la terre ferme, grommela la vieille. Ils n'ont plus aucun sens du partage.
- Je crois qu'on va finir par devoir payer un stand à notre tour et vendre nos poissons au lieu de les échanger, soupira-t-il.
- Avec la pénurie qu'il y a en ce moment, ça va être difficile. Nous avons de quoi survivre, mais pas de quoi nous faire de l'argent dessus.
- Je sais... »
Emi écoutait la conversation des adultes tout en rognant son trognon de pomme, le front plissé par des rides d'inquiétude.
« - Mais on ne peut pas manger que du poisson, mamie ! Il va bien falloir trouver une solution si on veut continuer à manger des légumes et des fruits.
- Je sais ma chérie. Ne t'en fais pas ; le conseil de Pacifiville se réunira bientôt pour décider des nouvelles mesures à adopter. Nous ne mourrons pas de faim.
- Mais on ne passe vers Nénucrique qu'une fois tous les deux ou trois mois ! Il nous faudra encore plus de réserves avec l'hiver qui approche.
- Les courants de Hoenn sont facétieux, ma chérie. Mais souviens toi : ne lutte pas contre la mer, vis avec elle.
- Si tu le dis. »
A ces mots, elle parut se souvenir de quelque chose et bondit sur ses jambes, oubliant totalement la vieille femme qui comptait les haricots en répétant son dicton à voix basse.
« Oh, j'allais oublier ! »
Emi disparut dans une des chambres et réapparut quelques secondes plus tard à peine, cachant visiblement quelque chose dans son dos et adressant un sourire radieux à Arthur.
« - Qu'est-ce que tu caches ?
- Tu te souviens de ton T-Shirt préféré ? Le bleu, avec un genre de A dessus.
- Il est trop petit pour moi, je te l'ai pas donné pour rien.
- Je sais. Mais, je l'ai un peu déchiré dans le dos en tombant, la dernière fois. Tu te rappelles ?
- Si tu n'avais pas essayé de grimper sur le toit, ça serait jamais arrivé, soupira le brun en se resservant un verre d'eau.
- Rabat-joie ! Ben regarde, je l'ai recyclé ton T-shirt ! »
A ces mots, elle lui lança un morceau de tissus bleu roulé en boule au visage. Arthur ne broncha pas à l'impact, et examina le cadeau. Un rectangle parfait avait été découpé dans le tissus, et au centre de celui-ci se trouvait le A stylisé qui ornait jadis sa poitrine.
Comme le jour du naufrage.
« Tu te plaignais toujours d'avoir trop chaud à la tête, et comme ça t'auras vraiment l'air méchant. »
Comprenant à quoi devait servir le morceau de tissus, il l'enroula autour de sa tête et le maintint en place avec un nœud dans sa nuque.
Le bandana improvisé un peu trop grand glissa jusqu'à masquer son front entier, et ses yeux ne devinrent plus que deux perles grises luisant dans une flaque d'ombre. Voyant Emi retrousser le nez, Arthur lui servit son plus beau regard de tueur et un sourire carnassier, de ceux qui vous empêchent de trouver le sommeil la nuit tombée.
« - Ouais, carrément flippant même. Tu veux pas le mettre comme il faut et arrêter de faire l'andouille ?
- Chef oui chef. »
Il obtempéra et son visage devint à nouveau clairement visible, une ou deux mèches brunes osant même s'échapper du tissus.
Il caressa sa barbe et prit un air satisfait.
« Pas mal pour un premier essai. Mais j'espère que tu n'auras jamais à me coudre quoi que ce soit d'autre. Pas envie de ressembler à un épouvantail. »
Vexée, l'adolescente fit mine de lui cracher au visage avant de lui tourner le dos, toujours sous le regard absent de la vieille qui marmonnait au sujet du langage des jeunes. Arthur soupira et tapota sur l'épaule de la brunette.
« C'est une blague, tu le sais. Je l'adore, ce bandana. » ne voyant pas de réaction, il afficha à nouveau un air malicieux. « Si tu le prends comme ça, tu n'auras pas mon cadeau à moi... »
Aussitôt, elle fit volte-face et se pencha au dessus de la table.
« C'est un truc qui vient de la terre ferme ? Hein ? Hein ? »
Sans un mot, il lui tendit son poing fermé pour déposer deux petits objets froids et durs dans sa main. Elle comprit immédiatement de quoi il s'agissait et porta rapidement le cadeau à son visage.
« Tu y as pensé ! »
Ses yeux charbon pétillant de joie, elle scruta en détail les deux petits anneaux finement ciselés. Autour de la structure principale s'entrelaçaient fils d'argent et pierres noires, donnant au bijou un aspect à la fois brut et délicat.
Sans perdre une seconde, elle les troqua contre ses petits clous dorés qu'elle fourra dans sa poche et se précipita vers le miroir le plus proche.
« Comme elles sont trooooop belles !!! »
Ne tenant pas en place, elle revint en sautillant et bondit sur le brun.
« - Merci merci merci merci merci !
- Y a pas de quoi, la puce. Mais fais attention, tu vas faire tanguer la maison.
- Ah oui, pardon ! » rit-elle en s'asseyant plus délicatement cette fois.
La vieille leur jeta un regard attendri avant de se lever, un saladier en bois dans les mains.
« Elles sont magnifiques, ces boucles d'oreilles. Si j'étais à ta place, ma petite Emi, j'irai tout de suite narguer Sarah et les autres ! »
L'adolescente ricana en entendant le prénom d'une de ses amies.
« - Mamie, t'es trop méchante ! Sarah est sympa avec moi.
- Tu es encore bien naïve, ma petite. Si une fille qui a quatre ans et deux bonnets de plus que toi te considère comme une de ses meilleurs amies, c'est qu'elle attend quelque chose en retour.
- Ah oui ? Comme quoi ?
- Un mec ! » s'exclama la grand-mère avec un éclat de rire cristallin.
Emi éclata de rire à son tour, ce qui ne fut pas le cas d'Arthur.
« Mamie, Sarah est juste une amie d'Emi. Elle me dit à peine bonjour. »
La vieille leva les yeux au ciel. « A croire que les hommes sont tous aveugles. »
L'adolescente prit quelques secondes de plus pour rire de lui et son visage déconfit avant de quitter la maison en coup de vent, hurlant le prénom de son amie à pleins poumons. La vieille femme attendit que la porte se soit refermée dans le dos de sa petite fille d'adoption avant de se tourner vers Arthur.
« - Tu sais, mon petit, lorsque ce jour là je vous ai dit que je prendrai soin de vous...
- Tu nous as sauvés tous les deux. Nous n'aurions rien pu faire en retournant sur la terre ferme, Annie, contra-t-il en comprenant où elle voulait en venir. Emi n'a plus de famille et moi... tu sais parfaitement ce qui m'attendait si je rentrais chez moi.
- Je sais bien, Arthur. Je sais bien. Mais maintenant que tu es un homme fort, tu n'as plus rien à craindre. Je sais que tu saurais prendre soin d'Emi comme il le faut. Mais regardez-vous, tous ces jeunes au village qui apprenez aveuglément ce que nous vous inculquons...
- C'est ce mode de vie qui nous as maintenus en vie jusqu'à maintenant.
- Mais ça ne durera pas, fit-elle d'un air grave en reposant le plat qu'elle avait dans les mains. Tu ne comprends donc pas ? La pollution de la terre ferme nous prend notre poisson, elle nous rend malades. Les marchands de Nénucrique n'ont plus besoin de nous pour leur chair de Magicarpe ou leurs écailles de Lovdisc, et nous n'en aurons bientôt plus à leurs échanger de toutes façons. Qu'est-ce que l'avenir en mer vous réserve ? Les hivers sont de plus en plus rudes. Emi est une jeune fille fragile. Elle ne survivrai pas encore très longtemps ici, et elle a toujours rêvé de découvrir la terre ferme. Laisse-la faire. Avec toi, elle ne court aucun danger. »
Arthur baissa les yeux et serra les dents.
« Tu baisses les bras trop vite. Emi n'a plus rien et c'est l'enfer qui m'attend là bas. Ici, nous t'avons toi. Nous avons le reste du village, et on doit se serrer les coudes si on veut que ça continue. Je suis sûr que les choses vont s'arranger. »
Alors que la vieille allait répliquer, bien décidée à envoyer ses deux petits-enfants loin de la mer, un cri se fit entendre au dehors.
Reconnaissant la voix d'un des garçons du village, Arthur bondit au dehors et se mit à chercher du regard la vague qui aurait pu emporter l'enfant, ou le pokémon qui aurait pu l'attaquer.
Tout ce qu'il trouva fut l'enfant recroquevillé sur quelque chose qui ressemblait à de la porcelaine brisée. Craignant qu'il ne se soit coupé, il s'approcha de lui alors que d'autres accouraient, paniqués.
Le petit leva ses yeux remplis de larmes vers Arthur, mais ce ne fut pas une main ensanglantée qu'il lui tendit.
C'était quelque chose qui lui retourna l'estomac.
« Mon Corayon... mon petit Corayon... il est tout cassé. La pollution l'a tout cassé... »
Le petit pokémon, loin de son éclat coloré d'antan et réduit à l'état de petits fragments friables gisait là, dans les mains de son propriétaire, les yeux ouverts sur une flamme qui ne brûlait plus.
Une vaguelette plus forte que les autres amena un pneu qui s'échoua presque aux pieds du garçon en pleurs, et un homme le repoussa au loin.
« Mon Galapagos s'est déjà étouffé avec trois sacs plastiques cette semaines, en les confondant avec des Viskuse. »
Une femme fit elle aussi un pas en avant.
« J'ai retrouvé deux Hypotrempe coincés dans un emballage hier matin, l'un d'eux était déjà mort de faim. »
Tous baissèrent leurs yeux sur le petit en larmes, serrant les restes de son chez pokémon contre lui.
« C'était mon meilleur ami... Mon Corayon... réveille-toi s'il te plaît... »
Le visage inquiet d'Emi apparut au milieu de la foule, et elle rejoignit rapidement Arthur.
« - Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
- C'est le Corayon de Victor, souffla-t-il. Il souffrait beaucoup de la pollution de l'eau. Il n'a pas tenu le coup.
- Oh... »
Tous observèrent un long silence, les parents de l'enfant le guidant avec précautions dans leur maison en prenant soin de ramasser toutes les branches du pauvre pokémon, jusqu'à ce qu'une voix forte les interrompe.
« Pendant encore combien de temps ? »
Surpris, tout le village se retourna d'un seul homme vers la jeune femme qui avait parlé. Arthur la reconnut immédiatement comme étant Sarah ; sa taille fine, sa peau hâlée et ses longs cheveux noirs de geais ne trompaient pas. Elle attendit d'avoir toute leur attention avant de reprendre.
« Pendant encore combien de temps allons nous laisser nos pokémon, nos frères, nos sœurs, tous les nôtres souffrir ainsi ? Inutile de se voiler la face : nous savons tous que nous courons à notre perte. Nos réserves se vident de jour en jour, nous ne pourrons bientôt plus rien troquer au marché. Il ne nous restera plus que le cadavre de nos enfants pour pleurer ! »
Choqués, certains des habitants hochèrent la tête d'un air réprobateur tandis que d'autres, au contraire, gonflèrent la poitrine. Sarah poursuivit de sa voix claire, lançant un discret regard dans la direction des deux jeunes gens.
« Nous avons déjà essayé la diplomatie, essayé de négocier un avenir meilleur pour nous tous avec les gens de la terre ferme. Mais ces pollueurs sans aucune morale, ces meurtriers continuent de nous voler et de consumer notre village à petit feu. Malheureusement pour eux, je ne les laisserai pas bâtir leur économie sur nos corps. Il suffira de leur envoyer un message plus clair pour qu'ils changent d'avis. »
Elle balaya la foule d'un regard bleu profond où se mêlaient la peur et la colère.
« Je demande à ce que le conseil se réunisse ce soir. Il nous faut passer à l'action. Notre vie et celle de nos enfants est en jeu. »
A ces mots, elle se retourna sans plus de cérémonie et s'éloigna le long de l'un des pontons, disparaissant entre deux maisons.
La foule resta silencieuse, chacun ressassant le discours de la jeune femme. Mais ce n'était pas le moment de débattre et ils se dispersèrent rapidement en silence.
Ce soir, un petit garçon allait enterrer son meilleur ami.
Arthur invita du regard Emi à retourner chez eux, mais ses propres yeux se dirigèrent vers le ponton le long duquel avait disparu Sarah.
Il allait devoir avoir une conversation avec elle.