Chapitre unique
Dans la pénombre de la nuit, gît dans Le Puits de lumière une forme qui luit…L'enfant des légendes apparaît à un rayon lunaire, telle une lumière…Son corps d'or, pastel comme le soleil, attire les pokémons qui sommeillent…
« Les pokémons sont des êtres extrêmement sociables, et possèdent des caractères tous différents. Je suis heureux d'avoir à les éduquer… Merci encore d'avoir permis aux petits vagabonds de l'environnement primitif d'avoir accès à une éducation… »
L'homme souriant et amical parle à toute l'assemblée de pokémon. Son discours ne m'intéresse guère. Rien de ce qu'il semble passionné à éluder ne m'intéresse…
Ses lèvres bougent, lentement, chacun de ses mots visent, et touchent leur cible. En vérité l'image qui m'apparait est plus celle d'un homme Seviper. Sa langue fourche, il sourit, s'excuse, fait une tentative d'humour. Tous rigolent. Après tout, c'est la joie ici.
Nous sommes tous rassemblés, à quelques mètres du camp. Il y a moins d'humains que de pokémons. Les parents accompagnent leurs petits, certains n'en ont qu'un ou alors plusieurs. Leurs yeux sont embrumés mais brillent de joie. « Enfin ! Notre fils devient grand, et maintenant il est prêt. » Prêt à quoi ? Voilà une phrase que j'ai entendue plusieurs fois dans la Jungle.
Manger pour vivre, se battre pour vivre, défendre son existence. Il n' y a pas d'alternative. Ca a toujours été comme ça, chez moi. Pourquoi maintenant y aurait-il une possibilité de changer cela ?
La Jungle dans laquelle je vis est immense, et regorge de pièges mortels… C'est un paradis coloré, de verts émeraude, d'oranges pétillants, de pourpres déclinants… Chaque couleur cache un danger et c'est le charme de mon univers. Pourquoi admirer une fleur, en ayant la présomption de prétendre qu'elle est belle ? C'est voir la vie comme un cadeau. La vie est un défi. Et la fleur n'est pas là pour être admirée. Pour mesurer le poids de ses valeurs, il faut vivre dans l'incertitude. N'avoir pour soi que son âme à défendre aux cieux.
Ne rien posséder, désirer sans vouloir.
« Maintenant, nous allons sortir dans le parc artificiel pour apprendre tranquillement ! Merci de laisser les enfants avec nous… »
Il affiche une expression confiante, attentive, patiente. Mièvre. Je n'arrive pas à me détacher de cette icône d'homme perfide. Il pourrait être crédible. Rien qu'un instant je peux tomber dans le jeu de ses manières… Décidément non. Je suis peut-être le seul à le penser, mais cet humain est faux. Totalement.
Peu à peu, les parents se lèvent, embrassent et lèchent leurs progénitures, puis les laissent filer… Les orphelins se morfondent dans un coin avant de rejoindre le groupe qui s'éloigne déjà. Moi ,je ne suis nulle part. J'aimerais être nulle part. En vérité je suis juste dans un arbre qui surplombe la cour. Et je les regarde partir. Je n'irai pas ! Jamais, je ne quitterai d'une part ma vie, et au grand jamais je ne quitterai la Jungle, mon monde ! Je ne serai pas « éduqué », et je n'irai jamais servir un stupide humain à la quête minable !
Je n'ai jamais trouvé autre chose que la vanité chez les hommes. Ces êtres pourvus de travers…si obscurs qu'on ne peut se fier à aucun d'eux… Leur parole ne vaut rien…Que des mots qui se suivent…
Les pokémon, eux, ont conscience des beautés environnantes, et possèdent un certain altruisme et respect des autres que les hommes n'ont pas. Dans la Jungle, certes, la loi du plus fort est la plus importante, et notre vie l'est davantage.
Néanmoins, cette loi n'est appliquée qu'en solitaire. Autrement, chacun s'entraide, dans un sens commun de cordialité digne d'une gigantesque famille. L'austérité de la vie force les esprits à se lier plus solidement, et il arrive que les liens que nous avons créés avec autrui soient parfois très forts. Les pokémons ont des airs d'humains, tout de même. Il y a tous ces sentiments qu'éprouve l'homme, chez lui. Mais amoindris. Sans doute l'existence qu'ils mènent chacun les poussent à d'autres choix. A guider leur conscience là où ils ont envie de la guider, et l'erreur est humaine, comme on dit. Haha.
Certains disent que je suis raciste. Ce n'est pas vrai. Je suis juste réaliste.
Et puis…Je ne fais partie d'aucune famille, moi. Je n'ai personne. Mon père ? Ma mère ? Le premier est un guerrier. Qui aime les victoires, et le goût unique de l'aventure. La seconde est elle aussi une combattante. Qui a toujours vécu aux côtés de son amour. Ils ont traversé beaucoup d'épreuves ensemble. Lucario et Lucario. Il semble pourtant qu'ils n'aient jamais vraiment franchi le pas de la « tolérance ». Selon les autres j'en suis toute chose. Mais je m'en fiche. Ce sont mes idées. Mon père a aussi ses principes. Sa maudite doctrine, selon laquelle celui qui possède le sang d'un soldat, doit en être un absolument. Un père a besoin d'être fier de son fils. Il ne l'a jamais été pour moi. Dommage, j'étais le seul garçon de la lignée. Et de toute façon, je préfère ne pas dépendre de lui, surtout au point où il en est.
Au stade d'un pantin. D'un pokémon de compagnie. Lui auparavant si fier et puissant…se retrouve relégué au rang d'une poupée qu'on manipule. S'enticher d'un humain ! Un meneur, un chef ! Nous avons tous une faiblesse. Pour la maîtriser, il faut l'admettre. Mon père n'avait aucune faille. Ce qu'il disait. Il s'est sans doute fait avoir par cela.
Au début, il luttait contre les hommes. Tout comme moi il les détestait. Maintenant il est leur arme, leur dévoué. Voilà, il s'est fait éduqué. Ici, on appelle ça un traître. Aujourd'hui dans la Jungle, et particulièrement à ce moment où tous suivent le bonhomme, c'est un pokémon chanceux qui a découvert le Paradis plus tôt que les autres.
Ca n'était pourtant pas une attaque. Mon père avait peut-être disparu, mais il avait l'habitude de s'éclipser lors de campagnes lointaines. Tout allait bien. Sauf qu'au retour du chef, tout a basculé. Il avait changé. Du tout au tout. Et ce n'était pas le seul. Des dizaines, puis des centaines de pokémons ont disparus, et sont réapparus. Eduqués. A moitié.
Les industries humaines installées dans la Jungle avaient bien doublé leur effectif. C'était alertant, mais le chef des tribus n'était pas là. Rien à faire. Juste attendre.
Et les humains ont pénétré MON monde, presque in extremis, afin de ramener le plus de sujets avec eux. Dont mon père, et aussi toute ma famille. Hormis Enaï, ma sœur cadette, cinquième fille de ma fratrie. Qui s'était réfugié avec moi.
Tous les autres, tous, ont déguerpis de leur immense royaume pour gagner ces petites boules infâmes, les « pokéball »… Mais je m'en fiche, peu m'importe d'avoir une famille ! La solitude, c'est le bonheur absolu. Quand j'aurais atteint l'âge respectable pour être apprivoisé, je m'enfuirai, et on ne me cherchera pas.
Comment peut-on priver un être de sa liberté ? Quelle cruauté ! Quelle…
Enaï, ma petite sœur grimpe discrètement à mes côtés. Je soupire.
- Tu ne viens pas ? me dit-elle, dans notre langue.
- Non ! je réponds sèchement. Tu peux y aller, toi. Tu préfères l'enfermement, la privation de tout ? Tu préfères pourrir dans une boîte que courir dans les arbres ?… Tu…
- Ils ne sont pas méchants ! dit-elle calmement. C'est toi qui les vois comme ça !
- Ils ont décimé notre clan ! je hurle. Pourquoi père et mère sont partis ? Ils les ont emprisonnés !
- Tu es bête ! assène-t-elle. Bête ! Ils ne veulent pas ton malheur ! Ni celui de personne ! Continue avec tes poèmes stupides ! Continue ! Abandonne ta famille ! Vas-y ! Tu es la honte…
- La honte ? rugis-je.
Enaï semble choquée de ses propres propos.
- Comment peux-tu me traiter de honte ? Comment…tu…je n'ai personne ! Personne sur qui compter ! …Oh, et puis, je m'en fiche je me fiche des gens !
- Désolée, chuchote-t-elle sincèrement.
Je me tais… A quoi bon ? Ma colère est démesurée… Je ne veux pas de tout ça…Autant faire semblant de pardonner ses paroles maladroites. Je concentre à présent mon attention sur le petit crayon de graffite que j'avais trouvé, un jour que je m'étais approché du camp… Enaï se penche sur mon calepin, que j'ai récupéré – également près du camp - il y a de cela deux ans dans les poubelles des hommes. Elle regarde, d'un œil critique et circonspect, un petit « poème » - en prose - que je viens d'écrire:
Les fleurs sont fanées et les machines ne cessent de ronfler. L'euphorie parcourt les visages tranquilles des habitants de la vaste campagne. Je ne partage pas leur béatitude, ni plus leur impatience, et leurs convictions me paraissent totalement…bidons? Pourquoi se défaire des être qui nous sont chers, et pourquoi chercher l'inconnu si celui-ci éberlue les êtres de calomnies ? Les hommes sont nuisibles et irascibles…
- Ca parle de quoi ?
- Pas besoin de regarder si tu ne sais pas lire.
- J'aime bien les signes que tu dessines, c'est joli.
- Ça s'appelle des lettres. Ça parle de ce qu'il se passe maintenant, de ce qu'il arrive.
- Si tu détestais autant les hommes, fait-elle remarquer après un hochement de tête, tu aurais abandonné la poésie depuis longtemps.
Je me tais, froissé. Les évènements précédemment racontés ne se déroulent pas sur un jour, mais sur au moins trois ans. Ainsi, de la disparition jusqu'au retour de mon père, il s'est déjà passé plusieurs mois. Et du retour jusqu'à l'intervention des hommes, encore des années.
Pendant ce dernier laps de temps, mon père, à qui on avait manifestement appris la langue et l'écriture humaine en un si court délais entreprit de cultiver ses pairs. L'apprentissage formidable de ces deux maîtrises était proprement impossible en si peu de temps. Mais en contrepartie de ses connaissances, il ramena quelques informations qu'il divulgua : les hommes possédaient des sortes de programmes d'apprentissage. Ils appelaient ça des CT, et il en existait de différents types. Ainsi, ces programmes pouvaient instruire des attaques – comme celles que nous utilisons nous les pokémons, très rarement cependant – mais aussi de l'expérience, quelle qu'elle soit d'ailleurs.
Un pokémon se retrouvait donc à lire et à écrire.
Néanmoins les CT pouvant procréer cette initiation et permettre l'apprentissage étaient très rares. Mon père n'en avait ramené qu'une, qu'il m'avait donné. En tant qu'héritier légitime du pouvoir et de ses biens. J'avais donc appris la lecture et l'écriture en quelques mois.
Et maintenant, c'est ma passion.
Enaï écarquille soudain les yeux et je la regarde, étonné. Elle est terrorisée. La goutte de sueur sur sa tempe et son regard fixe le prouvent. Je comprends. Si je tente quoi que ce soit…
- On en a enfin attrapé un! S'exclame une voix. A nous de l'éduquer, maintenant ! Un Riolu, tu te rends compte !
Ma sœur glisse de l'arbre, tombe sur l'herbe moelleuse. Je veux crier, l'aider, mais je sais qu'ils m'infligeront le même sort, si je fais quoi que ce soit.
- Ok ! Ces flèches sont vraiment efficaces ! On l'emporte ?
- On ne devrait pas passer au bureau d'acquisition ?
- Pas besoin ! Encore des tas de procédures qui vont nous tomber sur le dos.
- Ce n'est pas du braconnage ?
- Si, mais si on s'en va, personne ne saura jamais rien.
Les deux hommes font raisonner leurs rires enjoués. Je jette un coup d'œil désespéré dans la direction de ma sœur. Celle-ci dort… Ses yeux sont opaques, voilés… Je réprime un sanglot. Je laisse faire ça… Vont-ils lui faire du mal ? Soudain, je me plaque contre l'écorce qui est en contact avec mon dos, ma gorge obstruée par un nœud immense. Une flèche a sifflé juste son mon nez.
- Qu'est-ce qu'il te prend ? lance une des deux voix, irritée.
- J'ai cru voir quelque chose bouger…lui répond l'autre.
- Tu rêves ! Allez, on bouge de la réserve, on part illico, sinon ils vont nous découvrir. Tu as une pokéball ?
Je passe ma tête en-dessous de la branche, caché par le feuillage épais. J'évite de faire bruisser les feuilles, c'est trop dangereux. La branche craque… Non ! Soudain, une deuxième flèche siffle et transperce ma patte inférieure gauche. Je veux hurler de douleur ! Je serre les dents…Qu'est-ce que ça fait mal…
- Je te l'avais bien dit ! Attrapons-le ! Vite !
Non ! Une deuxième flèche est tirée et me traverse aisément l'épaule gauche…Cette fois-ci, je ne me retiens pas. Un râle de douleur sort de ma gueule avec puissance et gravité. Il faut que je me dépêche. Mes yeux s'embrument, je n'y fais pas attention. Avec ma patte supérieure droite, j'agrippe le bois taillé de la flèche…Le bois de nos arbres… ! Avec fureur, j'arrache la hampe qui me retire à son tour un affreux cri de douleur. Saisissant l'autre flèche plantée dans mon pied, je réussis à m'en débarrasser... Mais j'étouffe de rage.. Je souffre, ils me font mal ! Ils nous font mal ! Secoué par un sentiment plus fort que la raison, je me prends à vouloir leur mort. A tous. Ils volent nos vies, nos forêts... Ma haine n'a jamais atteint des sommets aussi hauts.
Sautant au bas de mon arbre, j'atterris devant eux. Mes plaies me lancent, et je titube. L'homme devant moi ne me regarde pas, bizarrement, alors que je suis le seul susceptible de capter son attention. Il regarde au-delà de moi. Je ne comprends pas. Profitant de ce moment de ...rêverie, je lui saute dessus… J'ai oublié son compagnon… Alors que, aveuglé par mon ressentiment, je laboure le visage du premier, le second, plus féroce, s'approche avec un canif.
Rapide, je me jette en arrière. Pour m'apercevoir que l'homme que j'ai griffé me tient d'une ferme étreinte… Je hurle. Ils sont deux face à moi, invulnérables avec leurs armes blanches …Serait-ce l'équipement d'un garde animalier ? Celui qui me serre d'une poigne mortelle est très brun et porte un uniforme kaki, comme son partenaire. Son arcade sourcilière est avancée, et ses yeux sont comme enfoncés dans des cavités. Son regard, d'un vert fade, est touchant, brutal mais triste. Il n'a pas l'air gentil, du tout. Ses traits stricts, sa mâchoire carrée ainsi que ses cheveux coupés très courts… Son rasage parfait, récent, en l'occurrence… On dirait qu'il s'est préparé à une mission militaire. Il est d'une carrure impressionnante. Bras musclés, torse puissant, cuisses robustes… Rien en lui ne reflète de faiblesse, et pourtant… L'autre est grand et émacié, aux cheveux longs et hirsutes…Ses sombres yeux bleus traduisent une innocence perdue, une honnêteté délaissée... La contrainte.
La hiérarchie est établie. Si j'embrouille le premier, le second ne pourra plus suivre…Ou bien peut-être puis-je l'avoir aux sentiments…Non, c'est trop risqué… Et j'ai toujours su me fier à mon instinct. Il me dit de ne pas croire les apparences et l'ordre établi. Je ne me suis jamais fait avoir par un homme, ça n'est pas près d'arriver.
Le blond court vers moi, ralentit, s'arrête, me fixe de ses prunelles houleuses...Je comprends que c'est le moment. Je prends mon air le plus féroce possible afin qu'il n'ait l'envie d'avancer…Et hurle. Non pas les jérémiades qu'on a l'habitude d'entendre de la part d'un pokémon… Non, un cri. Le canif tombe à terre, l'étreinte se desserre, pour finalement n'être qu'un effleurement. Je tombe à genoux sur le sol. Des gardiens arrivent. Les deux hommes sont déjà en fuite par la forêt… La sécurité ne les poursuit pas. Ils sont voués à la mort. La Jungle, sans armes dignes de ce nom, autres que de vulgaires pistolets, est létale, tout simplement. Inutile de les rechercher, donc. Pourquoi ai-je crié ? Suis-je bête ? Ils sont là, devant moi ! Ils vont m'emmener...!
Et il me semble que…Oh non...Mon…mon calepin ! Mon crayon ! Je les ai oubliés dans l'arbre…
L'homme qui a parlé à l'assemblée est déjà là…Il m'adresse un regard peu amène… « Alors, me dit-il d'une voix paradoxalement douce et mielleuse, on se fait la belle ? Allez, venez, petits sauvageons … ».
D'un seul coup, il s'arrête. Il regarde fixement devant lui. Etonné, je finis par tourner la tête. Un…Caninos ? C'est ce qu'il regarde ? Ce que regardaient les chasseurs, aussi? Une aiguille se plante dans mon cou…Noir…Tout devient…noir…
Quand je me réveille, au milieu d'un champ fleuri, je ne distingue que quelques pigments colorés, assemblages de nuances, formant, à petites touches, une fleur écarlate… Tant de lumière, à présent ! Que s'est-il passé ? Je me suis tourné et… Une douleur dans le cou m'élance. Ah, ils m'ont endormi, ces lâches… J'hume l'air… Il y a comme un parfum dans l'atmosphère.
Une nuance artificielle… Pas les arômes habituels. C'est ça, j'ai compris. Je ne suis plus dehors.
Où suis-je alors? Je me redresse difficilement. Le soleil est éblouissant, même pas caché par les coroles de feuilles, comme normalement, dans la Jungle… Où suis-je ? Je m'aperçois avec horreur que non seulement, le sol n'est plus l'herbe haute, humide et molle de mon "foyer", mais également qu'autour de moi, des cris de joie retentissent…dans la pièce où je suis enfermé…
Mes pieds encore endoloris et douloureux se posent sur le…lino recouvert d'une herbe synthétique et je regarde, estomaqué, la scène qui s'offre à moi… Une plaine immense, infinie, turquoise, aux reflets multicolores, surplombée d'un splendide arc-en-ciel en voute parfaite… Je comprends aussitôt. Tout est faux, virtuel. Un spasme me prend et me jette en avant. Je déglutis. Le pire, ce sont ces humains, qui caressent le pelage de pokémon affectueux, dociles… Non ! je pense. NON ! NON, NON, NON, NON ! je hurle.
Les êtres regroupés dans la pièce me regardent, étonnés, à la fois sereins et ravis. Une jeune fille, brune, les yeux verts aussi grands que deux soucoupes, un sourire bienveillant au visage s'approche de moi, prudemment. L'activité joyeuse a repris son heureux déroulement. La fille s'assied à mes côtés.
- Tu vas bien ? me demande-t-elle, dans sa langue, que je comprends, évidemment. Tu allais te faire enlever, soupire-t-elle alors. Ces bandits sévissent dans tout le pays. Je suis désolée. Ils se font passer pour des protecteurs de la nature… Ils t'ont fait du mal. Ne bouge pas, ou le pansement risquerait de te gêner… Ton épaule a été complètement bandée…Le cœur… a été loupé… Enfin, bon. Tu veux des nouvelles du Riolu qui était avec toi ? Ta sœur, j'imagine ? Ou bien ton élue.
Sa voix est apaisante, et ma colère, étrangement, se dilue dans l'atmosphère… Elle a parlé de mon élue… Mon élue…
Mon élue, celle qui m'ést attribuée à vie… Ma compagne, ma destinée…
Mon père avait eu plusieurs femmes, pour la descendance… Ma « vraie » sœur, était Enaï. Les autres étaient de mères différentes… Mon père s'était vu offrir de belles femelles, chaque année. Mais la présence de filles en masse dans sa famille avait fait couler une nuée de honte sur lui…Ne pas assurer sa descendance, ne pas donner un héritier, était considéré comme un préjudice. Si le mâle ne se présentait pas, le trône appartiendrait à un Lucario extérieur, ce qui briserait le sang de notre clan… Heureusement, ma mère, Surénaï, m'avait eu moi… Depuis, mon géniteur n'avait pas changé de femmes… Au-delà du fait qu'elle lui avait donné son héritier, il y avait que c'était son élue…Le chef de la tribu disposait de beaucoup d'élues. Il y en avait des "secondaires" et une "principale".Les secondaires donnaient chacune un enfant au chef. Mon père avait su, en regardant ma mère, que c'était son élue "principale"...Tout comme moi.. Il était le seul, à avoir rencontré sa moitié aussi tardivement…Ma mère était sur ce monde depuis longtemps, et il ne l'avait pas rencontrée depuis tout ce temps…
Eléen… Eléen était ma demi-soeur. Une fille de secondaire. Une majorité tendait à penser qu'elle était... bâtarde. Qu'elle n'avait pas de sang royale comme moi. Ce doute qui persiste l'a toujours fait souffrir, elle plus que toute autres. Chaque enfant de mon père, un jour, est confronté à cette rumeur, et dans un sens, vit avec ce fardeau continuel. Moi je m'en fiche. Prince ou vagabond, nous vivons tous au même niveau, surtout dans la Jungle...
Ce point sur sa naissance, cependant, me rassurait. Pas le fait qu'elle soit perturbée par cette remise en cause, mais celui qu'elle n'ait pas le même sang que moi. Que nous n'ayons en commun que notre amour...
Car Eléen était mon élue. En tant que prince, on m'avait donné beaucoup de choix. J'ai toujours su qu'Eléen, ma seule amie et compagne d'enfance, était la vraie, l'unique élue de mon coeur… Elle aussi. Nous étions liés avec une telle force…
Elle était une partie de mon être, et elle m'était vitale comme l'air… Ses yeux n'avaient pas la couleur des miens, elle était différente tout comme moi…Mes poèmes la faisaient sourire…Elle regardait le monde par mes yeux, et je l'observais des siens…Nous étions deux parts d'une même personne…
…Nos idées, nos sentiments, nos choix même, étaient similaires…
Sa disparition m'avait causé tant de mal! J'étais certain qu'elle avait été enlevée dans le but d'être éduquée. Son absence m'a bouleversé. Ma vie s'est effondrée.
Je l'ai regretté... Et je la regrette encore. Quand je repense à elle, à tous ces moments heureux que nous avons passé ensemble... je ne peux m'empêcher de pleurer. Comme le prouve ces larmes qui ruissellent sur mon pelage.
Je dois l'avouer. Il y a eu cette période, cette période où je l'ai haï. Combien de fois, en ce temps, l'ai-je traiter de traîtresse? Des milliers. Je salissais sa mémoire, je l'insultais et le monde avec. Mais je ne pouvais nier mes sentiments. Je l'aime. Mon corps, mon âme brûlent de cette passion dévorante pour elle. Comme contenir une telle ardeur? En attendant. En priant aussi, et en pleurant bien entendu. J'aimerai tellement qu'elle revienne...
- Alors ? Tu vas bien ? répète la jeune fille.
Je soupire, la dévisage. Elle soutient mon regard, droite, franche. C'est bien la première fois que je vois une telle prestance dans l'attitude de quelqu'un. Une lueur s'allume dans ses yeux de jade. Des pas, près de nous… De l'écho… Je me trémousse, gêné. Je suis bel et bien emprisonné, pris ! Soudain, il s'opère un impressionnant changement… La fille rapetisse, des oreilles s'élèvent de sa silhouette lumineuse...Un petit Caninos aux yeux gentils et profonds apparaît sous mes yeux… C'est le pokémon que j'ai vu ? Ce Caninos. Estomaqué, je le dévisage. Il me fait un clin d'œil. C'est la jeune fille ? Elle s'est transformée ?
Des hommes déboulent par une porte, accompagnés de l'orateur, qui semble être le chef. Il sourit, toujours aussi théâtrale.
- Et bien, les enfants ! Je suis désolé de devoir écourter votre séjour, mais vous devez vous…
Il s'arrête, regarde fixement le Caninos…femelle ? Il crie soudainement qu'on l'attrape, en vitesse. Je ne comprends pas. Les gardes se jettent sur nous… Je me sens emporté en arrière, traîné. Je me débats, mais prends conscience bien vite que je dois courir… L'horrible douleur me perce, mais je m'efforce de suivre le Caninos rapide à travers les faux fourrées de la pièce, les arbres factices… J'intègre également que nous fuyons, et que si je parviens à sortir, je ne serai plus voué à être un esclave pour humain…Je redouble d'effort, saute par-dessus les racines des arbres… Les pas se font plus pressants, plus saccadés… Les pokémon autour de nous s'étonnent, sont heureux malgré tout… Je me sens comme dans une bulle hermétique… Une porte latérale se présente à nous, tache grisâtre dans le paysage… « Cours ! me dit ma conscience. Ne t'arrête pas ! La mort est à tes trousses ! »… Cependant, le Caninos, d'un coup impressionnant dont je ne vois pas l'élan abat la porte… Incroyable… Sans en demander davantage, je la contourne et saute…au-dehors… L'air caresse mon visage et je ne puis que m'arrêter, et respirer lentement ces odeurs délectables… Des cris, des paroles, qui fondent sur moi comme le vent pourrait souffler sur la tige d'une fleur sans la brusquer… Je comprends bien vite que mon inattention est dangereuse…Je ne le comprends que quand le coup de feu retentit, alors que je me suis remis à courir… Mes oreilles se bouchent, je grimace, mais continue de courir sur mes pattes inférieures, suivant toujours ce petit être agile qui court sur ses quatre membres à toute vitesse. Un autre tir fait vibrer le sol et je me vois, apeuré, me vautrer de tout mon long sur l'herbe sèche… Tentant de me relever, je m'aperçois que mon erreur est fatale… Ma patte inférieure droite m'est très douloureuse, je ne peux que la bouger faiblement… La situation est des plus critiques :
Cinq humains, au regard vicieux, me surplombent... L'homme, le plus ambitieux, et celui qui se veut le plus gentil s'avance encore vers moi. Je me tourne sur le dos, exténué… Que vont-ils me faire ?
« Alors, mon petit… Amo ? C'est ton nom, n'est-ce pas ? Tu ne veux pas que l'on t'éduque ? Tu ne veux pas appartenir à un dresseur ? Sais-tu, que dès qu'un pokémon choisit son dresseur, celui-ci lui appartient à jamais… ? Tu vois, ce n'est pas la prison, tu choisis ta vie, non? Sais-tu également, que si dès maintenant, tu choisis un dresseur, nous ne te tiendrons grief de rien ? Quel est ton choix alors ? »
Je tremble, de tous mes membres… Abandonner ma liberté ? Abandonner ma passion ? Ne plus écrire mes poèmes, guidés par le chant mélodieux des Nirondelle ? Me laisser gouverner par la futilité d'un dresseur en quête de soi-même ? Me battre ? Protéger corps et âme mon maître, alors que mon âme le réfutera et le haïra ? Est-ce envisageable ? Non ! Ce n'est pas imaginable ! Jamais !
Je me relève, animé d'une colère effrayante. Je méprise la douleur, elle ne m'apporte rien. Elle se tait, docile, soumise à mon humeur. L'homme, le seul qu'il me semble avoir à affronter, lève un sourcil. Il reprend, d'une voix calme, teintée d'une contrariété imperceptible :
« Tu ne sembles pas prêt avoir un dresseur… Tu ne sais pas ce que tu rates. C'est une nouvelle vie que je t'offre! Tous ici l'ont compris. Pour moi et pour eux tu resteras un paria, tu ne veux pas changer ce que tu es? La possibilité de devenir une autre personne? Qui te l'a donné ici?? »
En guise de réponse, je lui jette un grognement fielleux. Je mets mes mains devant moi et lui présente mes longues griffes. Il s'agite et fronce légèrement les sourcils. Il perd soudain patience. Il abandonne la partie? Déjà!
« Peut-être ne connais-tu pas nos raisons de « t'infliger » ça… La Jungle est remplie de petites vermines qui n'ont que dans la vie l'amusement, l'aventure… Ils jouent leur vie ! Nous voulons assurer leur avenir en les guidant vers des âmes sûres ! Tu n'es pas de cet avis ? »
La fureur m'aveugle, me pousse à l'imaginer mort, égorgé. Assurer leur avenir ? Balivernes ! Leurs objectifs ne sont que raser la forêt, et installer leurs industries… En même temps, en nous « vendant » à des dresseurs, ils gagnent de l'argent… Car nous devons avoir une valeur marchande ! L'homme fait un pas devant moi. Féroce, je montre les dents et m'apprête à bondir. L'humain pose une main derrière son dos, la ramène lentement devant lui, fait signe à ses compagnons de le laisser faire…
Le canon de son pistolet est pointé sur moi, je m'élance, et saute… Le coup de feu… Je tombe en arrière. Le silence…Puis des cris, sourds… Lointains, lointains… Cette voix…Ces gémissements…Ce sont…les miens ? Je crie ? Pourquoi donc ? Que s'est-il passé ? Une voix m'accompagne dans mes plaintes. Il m'a visé au cœur… Quand j'ai sauté, heureusement, la balle a raté l'organe de quelques millimètres… Je me sens déjà décliner… Le soupir agacé du mercenaire indique qu'il n'aurait pas voulu faire ça.
« Je suis désolé, s'explique-t-il, d'une voix presque professionnelle. Tu n'avais pas à t'interposer…Un dresseur, ce n'est pas la mort ! Ce monde est à nous, de toute façon, et ton clan que j'ai peu à peu soustrait de ses membres n'est plus en état de se révolter, comme prévu… Maintenant, ce dernier coup de feu va t'enlever la vie… »
Il reporte son revolver en face de sa tête…Il me vise encore une fois…mon cœur, à nouveau… Clic… Ses doigts pressent le détonateur…Le tambourinent…Il sourit, comme le bourreau pourrait sourire à sa victime… Sa dernière déclaration perd tout de sa crédibilité... Ses doigts… Je souffre en appréhendant…
Le coup part… Mon cœur ! J'explose…Je vais mourir de peur, non pas d'une balle dans le cœur…
Une pièce de métal traverse mon champ de vision et emporte la balle qui la transperce jusqu'à ressortir légèrement de l'autre extrémité… J'ai le souffle coupé… Le bout de fer tombe dans un bruit métallique. L'homme, offusqué regarde sa balle interceptée voleter dans une direction… Soudain, il éclate de rire, un rire méchant, mauvais… Puis il plante son regard dans le mien, reprends son arme à toute vitesse, recharge…
Qui m'a sauvé une première fois ? Vais-je…
Une forme apparaît devant moi, forme humaine. La jeune fille de tout à l'heure ! Elle va mourir ! Je ne veux pas faire mourir des gens par ma faute ! Non ! Je ne suis pas un meurtrier ! Aidez-moi…Le coup transperce son épaule gauche. Elle gémit à peine, pose sa main et presse sa blessure, jette un regard suppliant à l'assassin. Comme si elle se résignait à être victime… Je ne supporte pas! Comme si la balle qui m'a traversé le torse réagissait à ma détermination, la torture reprend. Je n'ai plus la force d'ignorer mes blessures. Celle au niveau de mon coeur me fait l'effet de mille coups de couteaux.
J'ai l'impression que le temps s'écoule lentement...si lentement! Paradoxalement, je sens que ma tête tourne à cent à l'heure. J'entrevois des tas d'issues contraires, qui si elles n'indiquent pas la même idée, me font l'effet d'une confirmation: Je vais mourir. Et pas tout seul. Toutes ces pensées qui s'enchaînent, pour me persuader que la situation n'est pas perdue, et tout de suite après cet horrible sursaut d'angoisse... Tout cela est si confus...que je n'ai pas le moindre support mental.
Il me faut quelque chose...de vrai. De matériel. Et tout ce que je trouve, c'est lui. Lui, qu'une partie de moi perçoit déjà comme mon assassin. Je détaille son visage. Ses lèvres pincées, son nez busqué, ses yeux bleus marine... Ses cheveux...noirs! Noirs!
Ma perception est troublée. A présent son visage n'a plus du tout de couleur. Est-ce l'effet de mon état physique, ou mon sentiment face à lui?
Oui, car tout me paraît sombre dans ses traits. J'imagine même que le soleil ne se reflète pas sur sa peau.
Je tente de déchirer les bords de la réalité. Je me débats, à l'intérieur de moi-même.
Pourquoi tout se finit là? Pourquoi je n'ai pas pu...pas pu...je ne sais pas. J'ai envie de pleurer. Et je pleure.
…Il a reculé, et regarde la scène qui lui fait face avec dédain…
J'entends le clic, je tremble, un tremblement implacable...La douleur enfle en moi, irait jusqu'à me faire hurler. Mais je n'ai pas les moyens de faire quoi que ce soit...
La jeune fille se jette sur moi, m'offrant son corps en guise de bouclier… Elle me prend les mains, me regarde, d'un regard si profond que je me persuade qu'elle va expirer… Pourquoi me protège-t-elle? Est-ce une bonne chose? Une mauvaise chose? Je ne trouve pas les mots, je les ai oubliés. Ma conscience me fuit.
- Choisis-moi ! supplie la jeune fille. Choisis-moi ! Adopte-moi ! Fais de moi ce que tu voudras, mais sauve-toi ! Je serai morte et ils te tueront ! Choisis-moi…
Je ne comprends pas…Choisir ? Choisir la vie et la mort ? Maintenant… ?Je veux la vie ! Je veux… Choisir…la vie ?
- Je te...choisis !! je hurle avec autant de force et de désespoir qu'un damné…
Ca ne reste qu'un murmure.
Le tir ne part pas, pourtant, l'homme irradie de rage et de résignation. Je suis coi. Ce serait fini ? Plus de risque de mourir ? L'espoir me laisse un sursis. Cependant, une petite faille gêne ma réflexion… J'ai choisi de devenir un serviteur, un animal de compagnie, un simple pokémon sans valeurs… Plus de longs moments à observer, admiratif, les vols nombreux des oiseaux débutants et la joyeuse agitation des familles en chasse? Plus de course-poursuite à fuir un danger proéminent ? Une vie de tranquillité, fortunée et aisée ? Un calme constant, plus de peur, une vie aux acquis innombrables ? Plus cette subite inspiration, essence de mes poèmes ? Avoir choisi la facilité ? Le confort ? Le bonheur ? Le bonheur ! Pas le bonheur ! Enchaîné ! Je n'ai jamais voulu l'être! J'ai choisi la vie! Pas ça!
Je ne veux pas abandonner mes infinis moments de solitude, même si, un jour, ils ont été troublés par un manque...d'affection ! J'avais Eléen, pour ça! Et ils me l'ont pris. Je veux m'abandonner au vent joueur sans me sentir prisonnier ! Ma liberté ! La seule, en ce monde, à qui je tiens être rattaché !
Idiot! Je n'aurais pas dû…
Néanmoins, mes pensées se tournent autrement, m'offrent les choses sous un autre angle de vue… Non…Je me trompe. Elle m'a sauvé. Elle n'est pas humaine, de plus… Elle n'est pas pareille…Elle est différente. Ma vie ne va pas être ce qu'elle devrait devenir! Je l'ai vu se transformer ! Peut-être est-elle pokémon, et qu'elle partage mon besoin de souffle et d'espace. Elle me laissera alors mener ma vie!
Je n'ai pas le temps de savourer cette nouvelle perspective, que l'homme que j'avais déjà oublié a rechargé son arme, et la pointe à nouveau sur moi, à une telle vitesse que je ne peux guère me mettre en travers de sa trajectoire… Mes pensées filent comme un rêve, et sans comprendre, je me relève, sans éprouver aucune douleur, et cours en direction du malfrat. Trop tard. Trop tard. Toujours trop tard, encore trop tard… Effondré de stupeur, je laisse la douleur affluer, dans un torrent de doute et d'incompréhension. La balle est partie.
Un frémissement me prend. Je fais lentement volte face, un gros nœud dans la gorge. Elle est étendue. Ses yeux hagards me regardent. Elle me sourit, mais je sens que sa vie ne tient qu'à un fil. Son corps hésite entre sa forme de canidé et son apparence d'humaine. Sa peau scintille, comme si une mutation permanente la tirait entre deux mondes. Je m'en veux. Oh ! QU...Qu'est-ce que j'ai fait?!! Mon dieu... Oh non ! Elle gémit, mais s'efforce de transformer son rictus en ce sourire qui me lance au sol, tellement il me bouleverse. Elle arque son dos en criant. Ce n'est pas la souffrance qui l'a fait hurler. J'ai à peine le temps de me baisser et d'atteindre les contours oscillants du Caninos, que la balle part encore, mortelle, rapide et implacable. Accroupi, je ne regarde pas en arrière et m'approche de ma pauvre dresseuse. Ma pauvre dresseuse… Oui, je l'accepte maintenant… Tout a tellement échoué...
Un filet de sang sort de sa gueule redevenue bouche et recouvre mon visage. Je ne suis pas écœuré. Je me précipite vers la forme humaine/pokémon gisant au sol. Ses poumons doivent être...déchiquetés...Son regard brumeux et lointain m'annonce ce que dès l'énième coup de feu j'ai imaginé sans le former dans mes pensées. Elle est en train de mourir, et cela je ne peux rien y faire. Je suis dans l'incapacité d'agir. Son expression sereine et heureuse contrebalance un peu son état. C'est... si frustrant! Si tragique... Et c'est de ma faute. Elle m'attire jusqu'à son épaule et approche sa bouche ensanglantée – sa forme humaine persiste encore pendant quelques secondes avant de pencher vers l'hybride qu'elle est. Je me force à être attentif, même si je suis secoué de sanglots incontrôlables.
- Veux-tu te sauver ? me demande-t-elle, malgré que je sente la tendance de l'ordre dans ses syllabes strictes et appuyées.
- Oui, dis-je sans hésiter. Euh, non, je ne veux pas t…vous…t'abandonner.
Elle rit, et ce n'est qu'un spasme qui la fait encore plus souffrir. Mon cœur se serre.
- Merci, merci de ce temps de bonheur que tu m'apportes à ma mort ! souffle-t-elle, épuisée.
- Tu ne vas pas mourir ! je m'égosille, en ne croyant même pas mes mots.
- Allons, je sens…je…je sens que tu…Oh, ce n'est pas l'avenir de dresseur que je m'imaginais !
Une lueur brille dans ses yeux, et même si je ne comprends pas son allusion, je devine qu'elle a pensé à ce genre d'aboutissement. Elle savait que ça se finirait comme ça. Peu importe comment, mais elle a deviné qu'elle devrait accepter la mort. Et elle refuse d'y pallier. Comment y pallier d'ailleurs? En tous cas elle m'a protégé. Sans ça, elle vivrait! Je me sens affreusement coupable!
Elle m'offre sa vie! Encore faut-il, que ses assassins soient eux aussi tués. Et cela, je m'en charge.
Son dernier souffle affleure. Elle tousse, hoquète, s'étouffe. Elle me jette un regard pressant et automatiquement je m'approche très près d'elle. De sa fourrure perlent des petites gouttes de sueur qui tombent sur les brins d'herbe dans un écho mou et désagréable. Des sifflements moqueurs retentissent derrière moi. Ne pas perdre de temps, ne pas me retourner.
- Es-tu…commence-t-elle, en déglutissant du sang…
Je ravale ma salive et la laisse parler. C'est le respect que je lui dois.
- Tu…Tu vas fuir…
Déjà je m'insurge en m'agitant. Mes lésions s'embrasent.
- Laisse …je finis…Laisse-moi…finir.
Je ravale mon anxiété et elle continue de parler, à voix basse, tel un murmure s'assoupissant :
- Je vais…te dire...mon nom.
- …
- Je me nomme…Stella …Tu m'entends… ?
- Oui, Stella, je répète.
- J'appartiens…à une famille…une lointaine famille…Très…Très grande et…
Elle crache encore du sang. Je m'approche plus près et mets mes mains en coupe.
- Non… ne fais rien…rien du tout.
Je m'abstiens et replace mes mains sur mes genoux pliés.
- Ma famille, comme je le disais…est vaste…mes frères, mes sœurs…Et je suis d'une importante…branche…de cette famille…Mon père, le roi…le roi Ayu…oui, je suis une...princesse, comme toi... je veux que tu le rejoignes…que tu prennes sa place…Il est mauvais… Je veux que tu rejoignes ma famille, et que tu vives avec eux, le temps de... (Elle inspire profondément, et tente de s'éclaircir la voix, sans succès)…Puis quand tu auras accompli ça, tu sauveras cette Jungle et...
Je me crispe. Comme si elle suivait le fil de mes pensées, elle continue :
- Mes parents…mon clan…vivent dans une jungle similaire. Ne t'inquiète pas…pour ta…liberté… Inutile de te dire d'où vient mon étrange mutation…La magie, sans doute…
- Comment arriverai-je là-bas ? je demande, certain que c'est la bonne question à poser.
- Suis ton chemin ! lâche-t-elle calmement… Mais avant tout…
Elle jette un regard par-dessus mon épaule. Je sais ce qu'elle observe.
- Tue-le ! dit-elle, impitoyable. Tue-le, lui seul… Et sauve-toi…Toi et…
Une convulsion la jette en avant, elle suffoque, elle va mourir, dans quelques instants proches. Trop proches.
- Tu n'as jamais été éduqué, tu ne le seras jamais ! tirade-t-elle à bout de souffle, pressée. Ne te tourmente pas… ! Maintenant, tiens, prends ça, enfuis-toi, laisse-moi…
Elle s'effondre en avant dans un cri horrible.
- Suis ton chemin…Suis ta voie…Sois fo...
Elle est morte. Sa lividité et son immobilité en témoignent. Je rejette son cadavre en arrière, horrifié. Inutile d'espérer. Plus maintenant. Je saisis la pokéball qu'elle m'a tendue lors d'un ultime effort et le tremblement qui agite mon corps me force à la lâcher. Elle roule jusqu'à mes pattes. Et s'ouvre. La lumière rouge laisse apparaître les contours d'une forme de ma taille. Quand la forte luminosité que relâche la pokéball s'estompe, je trouve devant moi mon reflet. Un Riolu. Ses yeux, dès que je plonge dedans me font frissonner. Une sensation infinie, lente et à la fois rapide, chant et silence, parcourt mes veines, remonte jusqu'à mon cerveau qui l'identifie difficilement. L'amour. Eléen. Son regard, quand il croise le mien, s'illumine de doutes, de scepticisme. Il est certain qu'elle ressente la même chose que moi. Une expression stupéfaite sur le visage, elle me sourit. Sans doute sans s'en rendre compte. Comme moi en ce moment. Ses yeux brillent de bonheur. Elle n'a pas l'air de croire à ce qui se passe. Moi non plus. A vrai dire, je suis totalement... renversé. Qui ne le serait pas? Je n'en reviens pas ! Eléen ! Depuis tout ce temps ! Ma perdue ! Tu reviens ! Tu es devant moi !
Je la touche du bout des doigts, de peur de faire s'envoler l'illusion trop parfaite. Mes phalanges touchent son poil doux et frais. Mon contact la fait frémir, elle tremble, prend mon visage entre ses mains. Ses yeux s'embrument, elle les plisse, de façon à distinguer mes traits qu'elle a toujours connus. J'ai envie d'exploser de joie. Alors que nos corps s'attirent et que mon étreinte qui avait commencé il y a des années se resserre, comme pour la garder…l'horrible clic retentit une nouvelle fois. Comme une éternité qui s'achève, j'entends le bruit de la mort retentir sur notre moment. Nos retrouvailles.
Immédiatement, effrayé, je pousse Eléen dans l'herbe, et à l'aide d'un plongeon en arrière, j'échappe à la balle. Elle siffle et raye ma joue d'un trait de feu.
- A quoi sert cette arme si elle ne peut pas crever des petits pokémons de...rien du tout? demande l'homme. Je ne sais pas qui tu es, toi la femelle. J'imagine...que si je te tue, ça rendrait les choses plus faciles. Mais je suis loyal... Si on se battait, toi et moi, Amo?? Sans armes, bien sûr. A pattes et mains nues, conclut-il, ironique.
Je fronce les sourcils, incertain. Mes sentiments me poussent vers Eléen, m'ordonnent de la relever et de la serrer fort dans mes bras. Mon instinct m'enjoigne de me jeter sur le malfrat, de le déchiqueter, de le faire souffrir comme il n'est pas possible de faire souffrir. Mes sentiments l'emportent, mais mon instinct ne plie pas. Une solution se présente : Eléen m'a rejoint, elle me tend la main – que j'attrape immédiatement – et nous regardons à deux, le bandit vulnérable.
Tout se passe tellement vite, la rage m'envoie directement sur lui, et je lui lacère le visage. Eléen s'attaque aux autres de ses gardes, et évite habilement les coups de feu. Ceux-ci ne me semblent pas destinés, et bien que je maltraite leur chef, les malfaiteurs ne tentent pas de s'interposer. Je ne m'inquiète pas pour Eléen, même si mon cœur est troublé de la voir à nouveau dans mon monde. Notre monde. Un prodigieux coup dans le ventre me projette en arrière, suivi d'autres qui me coupent la respiration. Suffoquant, je fais un bond sur le côté et échappe à une nouvelle attaque. Soufflant, mon adversaire et moi nous nous observons. Ce n'est pas un colosse que je redouterais d'affronter au corps à corps, mais sa maîtrise des arts de combat me force au respect. Son visage buriné est tordu d'un rictus qui m'est adressé. C'est plutôt un sourire. Un sourire désabusé, comme s'il m'adressait l'admiration qu'on doit à un bon combattant. Je n'aime pas me battre. J'aime écrire. Je leur dois mon instruction en matière de langue. Je ne leur dois rien d'autre, et hormis ses coups, je ne suis pas permis de m'intéresser à autre chose, le temps de cette bataille.
Enfin, j'entends des...des bruits sourds. J'ai tout à coup l'impression d'émerger... d'émerger à la surface. Je vois les mêmes images pourtant je... Pas les mêmes images. Je ne suis pas là. Je ne me bats pas. Il n'y que Eléen qui se démène contre les mercenaires... Elle n'est pas blessée pour l'instant...A moins que... cet éclat écarlate sur son épaule...serait-ce du sang?
Je comprends. Comment aurai-je pu mener une bataille dans mon état? Je me suis évanoui. Je délirais. Je n'ai pas bougé depuis le début! Quand est-ce que j'ai...quitté la réalité? Quand j'ai donné la main à Eléen. Je crois. Je me maudis...Une légère paroi miroitante opacifie ma vision. Elle m'entoure totalement. Je comprends. C'est le Mur d'Acier qu'a dû créé Eléen...
Soudain, presque dans un éclair, le chef, resté mystérieusement en retrait court jusqu'à Eléen. Je vois miroiter dans sa main un objet. Je hurle. Mais on ne m'entends pas.
Le corps d'Eléen s'agite avand de convulser sur le sol et de ne plus bouger du tout. L'homme la saisit par les oreilles et jette un oeil dans ma direction. Ses lèvres bougent. Deux hommes sont à ses côtés. Les autres sont soit blessés, soit morts.
- ...llé Amo? dit-il. Tu n'as pas été très utile.
Une monstrueuse ardeur pénètre mes muscles. J'ai soudain l'impression de respirer à nouveau. Ca me fait mal. Affreusement. Je sens une pression contre mon coeur. Puis partout dans mon corps. Mon cerveau se réveille. J'ai l'impression que ma souffrance se met au second plan. Comme avant, quand j'essayais d'oublier qu'elle était en moi, mais de manière plus naturelle. Sans répercussion, ni suite. J'entends à peine le corps d'Eléen qui tombe sur le sol, qu'il fond déjà sur moi.
Ses poings frappent mon ventre avant que je n'ais le temps de réagir. Je tombe à la renverse. Il me faut plus de temps! J'intercepte un coup de tibia de mon avant-bras, saisis le pied de ma main, pivote, le tords. Ma force m'étonne. Et le courant continue à s'épanouir dans tout mon corps.
Le craquement est terrifiant. La victime hurle à m'en faire crever les tympans. L'homme me fixe méchamment après s'être à peu près rétablie, sur son pied apte. Je sens comme une inquiétude, dans son regard. Me posant l'objectif de le mettre à terre en supprimant son deuxième pied, son seul point d'appui, je ne vois pas l'horreur arriver. Un coup…de poignard. La lame pénètre la chair près de mon bassin.
Je n'ai pas le temps de réfléchir. La douleur est trop forte. Je ne peux pas crier. Il y a comme deux énergies qui s'affrontent à l'intérieur de moi. Le sang coule et mes mains occupés à presser la blessure ne peuvent contrer le coup qu'il m'inflige au visage, puis la balayette qui me fait littéralement m'effondrer. Incapable de me relever, je vois mon ennemi reculer soudain. Il jubile, victorieux. Le poignard trempé dans mon sang reflète son visage monstrueux de cruauté. Comme un lanceur de couteau, il jette son bras en arrière, avec son arme dans le poing. La pointe dirigée vers moi. Evidemment. Dans un fracassement de rires qui sonnent faux, l'homme me lance son arme. Je me vois à rêver que je peux l'esquiver, au pire l'attraper, comme on le voit souvent dans les rares films humains que j'ai daigné regarder à moitié. Seulement l'arme file toujours.
Mortelle. Un pied, le même que le mien muni de griffe, envoie valdinguer l'arme, plus précisément vers son lanceur. Elle se fixe dans sa gorge. L'homme, au comble de l'étonnement tombe en arrière. Je regarde mon énième sauveuse. Ma sœur. Enaï. Je l'avais oubliée. Le sourire ne parvient pas à percer mon masque de terreur. Je crois en une lueur de reconnaissance dans mon regard. Aussitôt, elle file vers le gisant. Penchant son visage sur sa gorge, elle pose la dernière question qu'il écoutera, et la dernière à laquelle il répondra :
- Comment t'appelles-tu ?
- …Nayouk…Je... le tuerai… Toi auss...
Ses yeux se révulsent.
- Dans une autre vie, souffle Enaï.
Puis ma soeur ne dit rien. Elle sait que le moment est trop important. Elle me jette un coup d'oeil, puis en jette un autre en direction des derniers gardes qui prennent la fuite.
Elle se fige. Je sais qu'elle a vu le corps d'Eléen. Elle s'active. Je ne la vois plus.
Déjà mes yeux se sont fermés... La force que j'ai ressentie se démène encore en moi, pour chaque pulsation, chaque respiration.
Je sens un picotement au niveau de ma hanche, et bientôt, presque soudainement, une douce paralysie baigne mon abdomen. L'effet curatif est allé si vite, que je ne remarque même pas le déclin de la douleur.
Enaï ne couvre pas mes autres plaies de cette grosse feuille, dont je me suis rappelé la vertu.
Je commence à comprendre l'origine de l'énergie. Cette énergie, qui apparemment a fait disparaître mes dernières blessures. Le nom me vient naturellement. Stella. Ma bonne étoile.
Enaï me quitte ensuite, et je la vois se diriger en hâte vers Eléen. L'opération n'a pas duré dix secondes. Je me sens revigoré. Mais je ne peux pas encore me lever... Je me sens...bien, juste bien. Je ferme les yeux une nouvelle fois. Tout est fini, enfin. Tout, sauf ma vie.
Dans notre envol précipité au cœur de la Jungle, Enaï trouva mon crayon. Cassé. Brisé en deux. Elle le rafistola à l'aide de résine. Mon crayon. Mes poèmes, que je pourrai encore écrire. Réparée, ma vie. Les bouts recollés.
Une fois franchi le moitié du chemin qui nous amènerait à la sortie de la Jungle, nous nous attribuâmes une semaine de repos. Une semaine qui vit défiler plusieurs des gardes, plusieurs des mercenaires qui sans doute étaient à notre poursuite. Cachés dans un tronc d'arbre, nous étions introuvables. En sécurité.
Cette semaine où dormir fut mon essentielle activité fut riche d'enseignement. Eléen, ma bien-aimée, me guérit avec les herbes médicinales qu'elle trouva, et avec les baisers par milliers qu'elle m'offrit. Mon corps fut apte à bouger, bientôt, et nous reprîmes la route en pleine forme. Mon âme était apaisée.
Eléen, lors de la bataille, avait reçu une décharge électrique. Elle avait été à peine blessée, et à l'aide d'Enaï, ma guerrière de soeur, elle m'avait transporté dans la Jungle.
Elle m'évoqua sa vie heureuse avec Stella. Elle était en liberté. C'était comme vivre entre pokémon. Elle vivait dans la Jungle, mais je ne la voyais jamais. C'était autre part. Plus loin, me disait-elle. Elle me conta combien son cœur, déchiré, avait été piétiné de convictions, que Stella mettait en sourdine. Pourtant, elle n'était jamais réticente à écouter les peines d'Eléen. Simple et affectueuse, elle lui apportait tout. Tout sauf moi, disait-elle avec une émotion dans la voix. Toutefois, Stella laissait toujours croire qu'Eléen me retrouverait, et les quelques phrases mystérieuses qu'elle avait prononcé à mon propos n'avait pas été pour la décourager.
Quand la première nuit de mon rétablissement tomba, Enaï, ma chère petite soeur qu'à présent je chérissais, me demanda où nous allions. Je désignai immédiatement une étoile, plus brillante et plus belle que toutes les autres.
« Nous suivons notre voie, répondis-je ».
Je suis mon chemin,
Ma vie recommence
Plus forte et plus vraie.
On dit que le pokémon d'éloquence trouva son chemin grâce à une majestueuse étoile, que le fardeau de la vie avait guéri… Cet être de légende, ce pokémon qu'on imagine de plusieurs formes guida, et se retira, quand la lune se fut éteinte écarlate sur un sanglant combat. On dit également que cette étoile née était plus connue sous un nom que révéler serait faussé la réalité. Ainsi, le pokémon étoile, en s'attardant dans le puits de lumière, avait guidé de ses pas la voie. Le pokémon d'éloquence emporté dans son destin. Celui de finir, une plume à la main.