Mouvement [Mimoza]
Premier jour de l'Après. Selon les observations des géographes du Nord, s'écoulait à ce moment précis la troisième heure de soleil couvert. La température était équivalente à cinq degrés Fahrenheit, le ciel couvert hermétiquement juste comme il le fallait. Les conditions étaient idéales pour la sortie des peuples vivant du travail des glaces.
Dans la grotte gelée, une grande agitation régnait. Les milliers de petits ouvriers, les milliers de baudruches couvertes de rustine, s'affairaient à réchauffer les muscles de l'oiseau « vacillant ». Ils avaient été convoqués spécialement à cette tache. Leurs mouvements minutieux, leurs solides filaments en aluminium, étaient coordonnés comme du papier à musique. Ils faisaient battre de façon tout à fait artificielle les grandes ailes bleues du géant. Son œil grand ouvert, recouvert d'une plaque de givre, semblait malgré tout étudier le moindre geste des petits ouvriers à ses soins. Seul son souffle - unique point de chaleur émanant de son corps - manifestait qu'il était en vie.
A ses côtés, aussi minuscule qu'une misérable libellule, un furet essuyait sa pupille droite avec beaucoup de soin ; rehaussant de temps à autre, du bout de ses deux griffes, les morceaux de verre asymétriques qui lui servaient de lunettes. D'un geste lent - d'où il se trouvait -, l'oiseau ferma les paupières. Du point de vue multiplié du furet, deux centimètres d'épaisseur de peau et de plumes serrées protégeant habituellement sa vue des mauvaises conditions climatiques - même pour un soleil couvert.
Le furet lécha la paume de sa main - une sorte de gant métallique - et repassa sa salive sur le haut de son crâne. Les mèches rebelles de poils bleus-gris s'affaissèrent sous le poids.
« Bonjour, Artikodin, l'oiseau vacillant, guerrier fidèle de notre Roi et de nos princes. »
La voix était tout ce qu'il y a de monotone, avec le petit pétillement malicieux de sous-couche caractéristique de la parole des enfants. On aurait pu croire que tous ces termes - issus d'un protocole soigneusement établi, cela va sans dire - avaient été appris et récité à l'occasion de quelconque examen. Furet président.
Le corps de l'Artikodin semblait attaqué par un essaim d'abeilles. L'engourdissement se manifestait ainsi, avec cette sensation peu agréable à imaginer. Il tenta d'étirer ses ailes. En vain. Les petites baudruches travailleuses se démenaient pour assurer elles-mêmes l'entretien du mouvement. Même le petit furet, le président en devenir, en avait une pendue au bras. Elle semblait s'y plaire, sifflotant une comptine en quelconque langage de baudruche.
« Vous êtes gêné ? » Un grand sourire, deux crocs posés sur langue grise, très hypocrite. Avant même que l'Artikodin ne puisse protester par une quelconque mimique, une voix plus grave le corrigea.
« Creep. Ny. Farfuret. On ne se moque pas ainsi d'un supérieur hiérarchique. » La voix était semblable à celle du sifflement du vent dans un arbre. Plus exactement d'un sapin, ou d'un épicéa. La forme qui suivit était la même, aussi ; des bras enneigés terminés par des sacs d'aiguilles vertes, un sommet recouvert de givre, le bas brun complètement nu. Les bouts de bois se cassaient dans la démarche pataude de l'arbre vivant.
Le stéréotype de l'humanoïde bourré de tics, voire de tiques, qui lui rongeaient la cervelle. Dont le Farfuret - Creep, de son nom de hiérarchie - semblait particulièrement aimer se moquer. Il attrapa la plume trouant le côté droit de sa tête, la tiraillait, mimant le geste de chercher une excuse.
« ... Oui je sais. Monsieur Spruce. Yu. Blizzaroi. Le protocole. »
Le volumineux monstre se contenta de hausser les épaules dans un bruit de craquement. Le furet - à présent mieux placé pour être un casseur de noix toutes catégories confondues - lui adressa un de ces sourires innocents. Deux crocs posés sur langue grise.
« Pardonnez l'impolitesse du jeune Creep, monsieur Flick. Si vous me permettez ce nom, par pur respect de la hiérarchie. »
Dans son dos, Creep baissa la paupière du bout de la griffe, l'air de dire Cause toujours tu m'intéresses. Le Blizzaroi le congédia d'un geste de la main - ou de la branche.
« Bien, je poursuis. Comme nous le savons, vous avez été congédié ici lors de la première Impulsion issue de la création divine. (Clignement de paupière approbateur) Aussi faible puisse-t-elle être, les impulsions sont des phénomènes graves, déréglant les courbes climatiques, que nous étudions toujours avec grand soin. »
Le Farfuret, boudant dans son coin, s'amusait à présent à coller et recoller les rustines de sa baudruche « de compagnie »
« Vous apprendrez à regret alors que quelqu'un, ou quelque chose, a reproduit une impulsion. C'est un délit grave, vous en êtes conscients. »
Clac-clac-clac. Flick l'oiseau vacillant, le guerrier fidèle de notre Roi et de nos princes, s'arracha aux soins des baudruches, cognant violemment ses ailes contre la paroi, hurlant son mépris au ciel. Les petits travailleurs éclataient les uns après les autres dans le mouvement brutal et déséquilibré de l'Artikodin. Spruce jeta un sourire édenté, presque carnassier - un arbre carnivore ! - par-dessus son épaule. Il avait eu son « petit effet ».
Le calme retomba aussi vite. L'oiseau replia honteusement ses ailes contre son poitrail, gêné de s'être laissé aller à tel excès, tandis que ses plumes « recrachaient » de-ci de-là les lambeaux de plastique, la rustine jaune, les touffes de coton.
Creep siffla d'un air détaché, mimant l'admiration. « Dites-moi donc, quel beau massacre. »
Le Blizzaroi secoua sa main du même geste impérial que précédemment, et le jeune furet retourna « tout pareil » dans sa bouderie.
« Avez-vous fini ? » Question de pure rhétorique. « Parfait. Donc, je disais qu'une impulsion s'est reproduite en pleine terre de l'Ouest. Ceci ne fait que nous encourager dans l'expulsion immédiate du peuple de ce territoire propice aux artifices. Entre vous et moi, je trouve cette reproduction aussi dangereuse qu'irrespectueuse du caractère divin de la chose. »
La voix de l'Artikodin, grésillante et déshydratée, décida alors de s'imposer. Il fut même surpris d'entendre sa voix, si différente du ton pétillant du furet Sale Gosse ou de la voix sifflante de l'arbre Vieille Branche. Cela était une réflexion qu'il garda pour soi.
« Que sera mon rôle dans votre affaire ?
- Nous n'avons aucune condition. Nous souhaitons simplement bannir l'Ouest. Et tout autre peuple assurant leur protection. Ceci, bien sûr ...
- ... De façon définitive. »
Creep eut un de ses sourires hypocrites de Sale Gosse. Ses griffes se plantèrent joyeusement dans la peau plastifiée de sa baudruche. Clac.
_____
Second jour de l'Après. Selon les observations des géographes de l'Ouest, s'écoulait à ce moment précis la onzième heure de soleil plein.
Quelque chose se frotta à lui. Cette fois, il reconnut parfaitement les millions de petits cailloux incrustés sur la peau de la tortue, trempés d'un liquide neutre - de l'eau - et d'une odeur plus agressive, très salée - de la sueur. Il lui fallut beaucoup moins de temps pour reprendre connaissance des outils se trouvant à sa disposition ; il se releva en prenant appui sur ses coudes avec une certaine délicatesse. Il était beaucoup moins certain d'avoir encore les fameux outils en parfait état de fonctionnement.
Raven passa ses doigts collants sur sa tête avec un soupir de soulagement. Il avait cet arôme poivré de la crainte que ses pores finissaient de cracher, à mesure que le cœur dans sa poitrine commençait à réguler son rythme. Si brusquement même qu'un haut-le-cœur se manifesta fugitivement. Le goût des tomates du matin même lui piquait la gorge.
« Vous ... Tu m'as fait très peur, tu sais ? »
Comme pour confirmer ses dires, le petit reptile colla à nouveau les deux paumes de ses mains sur la tête de Nenshû. Il sentait de petits battements nerveux irréguliers. Pas une manifestation d'inquiétude dont il avait l'habitude, mais il ne s'avisa pas de contester. Il baissa la tête avec un air désolé.
« Pardon, Raven. »
La tortue se ragaillardit. Un grand sourire sans dents illumina sa pâle figure.
« Allons bon ! L'essentiel est que tu ailles bien.
- Oui ... (Hésitation timide) Merci. »
Les deux compagnons d'infortune - Bonnie and Clyde - se regardèrent en silence quelques minutes. Le soleil se pavanait dans le ciel couleur de violette, le ciel couleur de violette crachait la chaude atmosphère, la chaude atmosphère pesait sur les têtes.
« Tu viens de loin ? »
La question bourdonna quelques instants au-dessus de ses oreilles avant d'y entrer. Et bizarrement, il n'osait pas répondre ; tout simplement parce que la réponse ne vint pas spontanément comme il l'aurait espéré. Le pays d'où il venait, était-ce ici, un autre espace-temps, ou quelque part dans l'espace ?
« Pourquoi ?
- Tu n'as pas la même odeur que les autres, se justifia le Carapuce. Je veux dire ... Tu ne sens rien.
- Rien ?
- Rien. »
Le Feurisson porta la patte à son museau, inspira autant qu'il le pouvait, croyant même arracher des poils de sa fourrure ; mais rien. Juste l'air chaud qui lui brûlait à présent les narines. Alors que tout ce qui l'entourait avait au moins un goût, une odeur, une sensation qui le différenciait des autres choses ou même parmi ses semblables ; lui, il n'avait rien. Raven prit son air interloqué pour une confirmation.
« Vous soyez. (Reprise) Enfin, tu vois. »
L'explication qu'il aurait pu trouver à cette absence - il n'était pas ce qu'il semblait être - n'aurait, par contre, pas semblé aussi évidente pour la tortue, qui semblait être très rationnelle rien qu'à ses manières de faire et de dire. Comment expliquer qu'il était en fait une sorte d'animal bipède, avec cinq doigts, et nu d'écailles ou de fourrure ? Ca aurait paru ridicule.
Si lui ne connaissait pas, avant, les Pokémon ; pourquoi eux connaitraient les humains ? Raven n'insista pas. Le regard parlait autant que les odeurs, et il ne voyait que trop bien combien le Feurisson - comment disait-il s'appeler déjà ? Ah oui, Nenshû - semblait lui-même troublé par l'absence olfactive dont il disposait, ou ne disposait pas.
Nenshû prit une grande inspiration, comme s'il apprêtait à une décision capitale - autre que celle de devenir un siphonné pour la tortue, ou non. La suite vint toute seule. Visiblement, l'impulsion qui lui venait auparavant se manifestait à nouveau, pour son entier désagrément.
« Je suis Nenshû. Je suis un homme. Un humain. »
_____
Premier jour de l'Après. Selon les observations des géographes du Nord, s'écoulait à ce moment précis la onzième heure de soleil couvert. Une seule heure restait à leur disposition avant que le peuple ne s'endorme, comme à chaque fois que le ciel « s'ouvre » et dévoile un soleil plein.
Un drôle de chien bleu en armure faisait les cent pas devant le port. La seule liaison vers l'océan, et ses richesses économiques comme les algues fumées, se trouvait à la charge du peuple du Nord. Et le Roi était lui-même très fier d'en disposer et d'en faire disposer ses voisins - moyennant rétribution. Il attendait simplement de pouvoir chasser le polyvalent envoyé commercial du peuple Central pour que le Roi n'ait pas à avoir la charge du port pendant la nouvelle expédition. Le Roi se devait de préserver les ressources « habitants ».
Le chien baissa la tête. Le casque tomba de lui-même, dévoilant des morceaux de fourrure poilue collé dans le métal et deux oreilles en losange solidement fixés à son crâne. Ridicule armure. Les rubans de ses moustaches se tortillaient dans le vent.
« Morar-Gla-Givrali ! »
Aïe. Cette large énonciation de noms avec le rythme d'une locomotive à vapeur. Spruce, naturellement, le vieil arbre, demi-frère d'un des dix-huit princes et proche conseiller du Roi. Du point de vue de Morar, cette plante pataude était juste bonne pour les flambées estivales.
« Morar-Gla-Givrali ! Remettez-moi donc immédiatement cet uniforme ! »
Ben voyons. Le respect du protocole qui incombait aux gardes de porter l'uniforme, autrement dit la cible visible des attaques. Même si, dans le cas d'une ronde au port, la seule attaque que l'on risquait était une boule de neige sur son arrière-train.
Spruce arriva au pas de course, tenant d'une main son ventre tendu. De l'autre, le petit furet répondant au doux nom de Creep sautillait comme un lapin, suçant les trois doigts inoccupés, avec une concentration inhabituelle. Collées à ses poignets, les rustines habituelles des baudruches. Sale Gosse avait cassé ses jouets préférés.
« Oui, Spruce. Comprenez simplement que les conditions ne sont pas les mêmes que ...
- Nous n'avons pas besoin de vous à ce poste. Le Roi a déjà envoyé les messagers, et a invité les navigateurs à rester dans leur lieu de résidence irrégulier.
- Ah. »
Creep releva la tête et adressa un sourire tout en dents au chien de givre, sourire constellé de tâches de sang gelé. Morar ne releva pas la provocation muette et, du même mouvement, ficha son casque sur sa tête. L'armure était désormais complète, au plus grand plaisir de l'arbre maniaque.
« Venez donc, maintenant. Auprès du roi.
- Le Roi ? »
Morar était ahuri. Sa queue fouettait la neige avec un réel enthousiasme. Le Roi n'appelait pas les gardes - les misérables chiens, les pitoyables cochons poilus qui lui servaient de boucliers de chair - sans raison. Il espérait même une promotion, une gradation vers le titre de bras droit, prendre la place du bout de bois gras plein de tics, voire de TOC ; et peut-être un jour, héritier potentiel à la cour ! Prince à la place des princes, calife à la place du calife.
« Ne t'attends pas à trop de choses. Les meilleurs gardes sont convoqués pour assurer la sécurité du déplacement du roi.
- Un déplacement ? Quel déplacement ? »
Le furet Sale Gosse reprit son insupportable bruit de succion sur les doigts de Spruce. Ce dernier eut un rictus mauvais, et surtout joyeux. La mine incrédule du chien bleu l'amusait beaucoup.
« Nous partons vers le peuple de l'Ouest. Nous approprier une machine magique et divine. Une machine à créer l'impulsion. »