Chapitre unique
Le champ de bataille était désert. Tout le monde était mort, ou parti sain et sauf, excepté moi. Un seule vie, si faible soit-elle, au milieu de cette étendue vaste et désertée. Moi. Moi, qui souffrait éperdument. Moi, allongé sur tous ces cadavres, ces êtres qui avaient perdu la vie au combat. Moi, sous ce ciel si gris, si terne, si triste, qui pleurait toutes ces vies envolées. Moi, qui était blessé. Moi, dernière âme parmi tous ces corps.
Pourquoi avais-je mené cette bataille ? Pourquoi cette guerre avait-elle commencée ?
Cela faisait si longtemps maintenant... Des décennies ? Cela faisait si longtemps que cette bataille avait commencé. Cette bataille, qui paraissait sans fin, s'était à présent enfin terminée... Une victoire pour mon clan ? Ou une défaite ? Je n'ai ai aucune idée... Tout ce que j'ai eu l'impression de voir à travers mes yeux de rubis, c'étaient d'un côté des êtres qui paraissait heureux, tournant et sautillant sur ces cadavres, si insouciants... De l'autre côté, des têtes baissées, des gestes lents. Plus aucune pensée pour toutes ces vies qui ont été perdues pendant ce combat.
Le sang coulait lentement sur mon corps, et séchait sur mes poils d'un noir de jais qui étaient soyeux jadis, avant cette guerre à laquelle s'était acharnés tant de monde. Mon cœur battait de plus en plus lentement, de moins en moins régulièrement. Je ne respirais que difficilement...
Je me souvenais. Cela faisait quelques années, maintenant. On m'avait ordonné de partir combattre pour mon clan. J'étais encore jeune... Où était ma famille à présent ? Ma mère, qui avait tant pleuré à mon départ, pensait-elle toujours à moi ? Fixait-elle l'entrée de notre tanière, à l'affût de mon retour ? Mon père, parti au combat peu avant que je ne sois né, était-il toujours vivant ? Ou bien se trouvait-il près de moi, parmi tous ces cadavres qui jonchaient le sol depuis tant de temps ? Et ma sœur, qui n'était encore que très petite, quand je suis parti, avait-elle seulement un souvenir de moi ? Et qu'était-elle devenue ?
Mes blessures me faisaient tant souffrir... De grandes et sanglantes traces de morsures fatales, provoquées par une mâchoire de dents plus aiguisées les unes que les autres. Le sang coulait sur mon flanc, souillant mes poils gris, et retombait sur ces corps sans vie qui reposaient en dessous du mien.
Je ne pouvais pas en vouloir à celui qui m'avait mordu à mort... Après tout, ce n'était pas de sa faute. Nous, qui avions tant lutté pendant tant d'années, nous étions tous dans le même cas... Combien de familles ont été déchirées pendant ce combat ? Combien de familles pleurent les morts, les disparus qu'elles connaissaient, et à qui elles n'avaient peut-être même pas pu adresser un dernier adieu ? Pendant cette guerre, que l'on ait gagné ou perdu, que l'on en soit sorti vivant ou mort, nous étions tous pareils... Pendant tous ce temps, nous n'étions rien d'autre que des victimes.
A présent, il n'y avait plus un seul être vivant dans cet endroit sinistre, ce champ de bataille où tant de combattants ont trouvé la mort. Le ciel continuait à pleuvoir, pleuvoir de grosses gouttes grises et chargées de tristesse et d'agonie. Des feuilles mortes virevoltaient au rythme d'un faible vent, si froid soit-il. Et moi, qui souffrait au milieu de ce paysage sans vie.
Je me remémorais mon premier jour sur ce champ de bataille, le jour de mon arrivée. Déjà, à cette époque, les corps se trouvaient là, allongés, par milliers. Ce jour-là, j'étais encore si jeune, si pur, si fragile. J'étais encore un chiot égaré sur ce lieu de combat, au milieu de tous ces êtres plus expérimentés que moi. Perdu. Sur ce champ de bataille, personne ne prononçait jamais la moindre parole. On combattait. Et on pensait.
Mais maintenant, après tout ce temps où la seule raison d'être présent était de survivre à cette guerre, de pouvoir revoir sa famille, ses amis, j'étais mourant. Tant de temps passé au combat, tant d'espoir de retrouver mes proches. Pourquoi fallait-il que je meure à ce moment-là ? Tant d'âmes nourrissant la même pensée, le même espoir que moi... Tant de rêves détruits par ce combat.
Sur ce champ de bataille, personne ne se connaissait, personne ne se reconnaissait. Nous étions venu pour combattre, nous combattrons. Terminer cette guerre le plus rapidement possible, de sorte à ce qu'elle ne reste qu'un mauvais souvenir dans nos mémoires, à un tel point que nous pourrions l'oublier... Et ceux qui ont survécu à cette bataille ? Pensent-ils encore à tous ces morts ? Ou bien essayent-ils, comme je l'aurais fait moi-même, d'effacer tant de douleur de leurs esprits ? Mais pendant tout ce temps, où nous ignorions encore notre destin, nous partagions tous la même crainte, le même état d'esprit. Vivre ou mourir. Nous n'étions alors plus que des machines... Des machines à tuer.
Mais maintenant que nous connaissions enfin le destin qui nous était réservé à la sortie de cette guerre, bien qu'un peu trop tard pour le réaliser complètement, c'était comme si nous étions sortis d'un long sommeil, d'une léthargie qui avait duré tant de temps. Avant, je ne savais presque plus ce que je faisais, si bien que je n'avais plus aucun souvenir de cette bataille. Combien de vies avais-je détruites ? Combien de morts avais-je causées ? A présent, je me rendais bien compte de ce que j'étais. Je n'étais plus qu'un Grahyena à l'agonie, plus proche de la mort que jamais.
La première fois que j'ai combattu en ce lieu, alors que je n'étais encore qu'un jeune et faible Medhyena, j'étais comme traumatisé, complètement paralysé par toute cette violence autour de moi, par tout ce sang qui jaillissait de partout, par ces têtes fraîchement arrachées au reste du corps qui virevoltaient de temps à autre si près de moi. Et je restais là, immobile, cherchant à me cacher de ces guerriers sans pitié, qui s'entretuaient sans même s'en rendre compte... J'ai fini par m'y habituer... J'ai même terminé par devenir comme eux, tristes combattants sans aucune conscience de soi. Mais c'est seulement maintenant que je m'en rendais compte...
Mon souffle se faisait saccadé. Combien de temps pourrais-je encore respirer ? J'entendais les battements de mon cœur s'estomper lentement... Ma vue était à présent complètement brouillée ; je ne pouvais distinguer plus qu'une grosse masse grisâtre, ce paysage sans vie... Mes yeux se fermèrent. C'était la dernière chose que j'ai vue : du gris, triste et terne. Mon cœur s'arrêta alors de battre, tandis que je rendais mon dernier souffle. Je mourrais... Soudain, tout s'estompa. Plus aucune trace de ma vie, excepté ce corps délaissé de son âme...
Sur ce champ de bataille, à présent, il n'y avait plus que des morts par milliers.
Il n'y avait plus l'ombre d'une vie...