Cela faisait quelques années, maintenant. Les pluies acides continuaient de ronger la surface de la terre, n'y laissant que les ronces mordues par cette précipitation toxique. L'air envenimé semblait porter un poids supplémentaire pour ce monde souffrant qui était le nôtre. Dans cette étendue, plaine morte et asséchée, il n'y avait pour seule vie que les gouttes mauves et empoisonnées de l'acide qui gorgeaient les nuages.
Le jeune Osselait, fluette chose de la Création, traînant son os massif derrière lui, marchait avec force et courage sous cette pluie nocive. Il sentait sur lui, l'acide se poser contre son crâne rude, en laissant se dissoudre peu à peu cette masse osseuse qui protégeait sa frêle tête. La toxine pénétrait alors dans cette chair fragile. L'animal ralentissait peu à peu sous la douleur, en sentant cette chose lui serrer la gorge. Il cracha une gerbe de sang qui alla ramper dans le sol sec, et resta figé là, sans un signe de vie. Sa seule expression, pétrifiée sous ces traits chétifs, fixait la silhouette de l'Ombre qui volait autour de lui.
Quel monde néfaste ses hommes avaient – ils construits ! Chasseurs d'une vie nouvelle qu'ils ne pouvaient manipuler, trahissant le sol qui les portait par leur avarice corrompue.
L'Ombre planta ces crocs de démon dans le corps inerte de l'animal. Le sang, gorgé de ce poison infecte, alla s'étendre sur le sol en quelques flaques disgracieuses. Dans un dernier soupir rauque, l'esprit apaisé d'Osselait quitta la terre estropiée de ce monde, pour un sommeil lointain, ne songeant plus à ses âmes tourmentées dont il avait partagé le silence, et se laissant porter par le requiem de la mort. Au – dessous, perdu dans les souvenirs errants de ce cœur torturé, l'Ombre, tel un charognard, ingurgitait la chair envenimée de cet animal perdu.
L'Ombre, le produit de toute l'avarice de l'être humain, souffrait en silence de cette perte, malgré tout.
Finalement, l'Ombre posa son regard d'un rouge rubis sur le ciel. Ce ciel, tout gris, parsemé de nuages mauves qui continuaient de pleurer de grosses gouttes empoisonnées, formant cette pluie drue et acide ayant rendu le monde si fragile. La chose étira ces ailes, aux veines gorgées de ce sang toxique, en poussant quelque crissement indéfinissable qui résonnait dans la plaine morte. Les seuls sons qui résonnaient à présent sur les sols de cette terre, étaient les larmes du ciel qui tombaient avec fracas sur le sol, et la voix innocente et pleine de regret de l'Ombre.
« Pourquoi ?... » La complainte s'éleva dans le ciel, et résonna comme un écho avec le silence. Sans réponse ...
...La glace éternelle commençait à fondre sur le carreau du Ciel. Une glace qui n'avait jamais fondue auparavant, qui possédait le cœur même de la Création dans sa prison de cristal. C'était comme si, perturbée par une force invisible, les éléments libéraient de leur esprit l'essence d'une vie qui n'aurait jamais dû reprendre conscience. Pas dans de telles conditions, dans ces puissances chaotiques, en tout cas. L'œuf, scellé dans le verre, s'éveilla enfin. La petite chose perça sa coquille de papier en ouvrant largement ces grandes ailes, aux écailles multicolores, qui scintillaient comme le rubis.
Enveloppée dans le lait de vie qui était le sien, la petite créature, encore toute tremblante, poussa un bâillement suraigu. Au lieu du piaillement des oiseaux, d'une activité joyeuse au creux de l'arbre de son sommeil, seul le silence d'un écho lui répondit. Elle essuya son museau d'un air inquiet, levant lentement ces longues oreilles encore collantes. La coquille de papier céda toute entière, libérant l'animal de son abri de glace. La petite chose ouvrit ces grands yeux couleur d'améthyste, posant le regard sur ce monde fragile et innocent.
Fubyari renaissait, sans témoin de sa vie.
Le Tadmorv sortit de son abri, considérant avec maternité la petite chose tremblante devant ces yeux. Il s'approcha d'elle avec délicatesse, se collant à elle, l'absorbant toute entière. Et d'un coup, ce fut comme s'il prenait corps avec elle. Sa masse acide commençait à se dissoudre dans l'air, lentement, comme une brume, avant de disparaître dans le carreau du Ciel. Fubyari, dans un seul battement d'ailes, s'évapora à son tour dans l'air, silencieusement, sans un regard pour la pluie d'acide qui continuait de ronger le monde.
Quelle était donc cette douleur, invisible, qui déchirait son âme ... ?
...Dans ce monde fragile, le temps ne semblait plus exister. L'ombre dévorait le ciel acide, et triste, masquant les dernières lumières d'un soleil affaibli. La terre se fissurait en tout point, avalant les jeunes vies de l'herbe jaunie et des ronces malades. Les légendes surplombaient le chaos, sans pouvoir s'opposer à la réalité qui déchirait le globe. L'Ombre restait silencieuse, fixant ce nouveau monde qui se construisait avec impassibilité.
C'était l'erreur humaine qui avait rendu le monde fragile au regard de tous.
L'Ombre se retourna, posant son regard sur la Création. Fubyari, joyeusement, attrapa la queue de la créature, prenant corps avec elle. Les runes de la mort commençaient lentement à se propager, à quitter la masse de l'Ombre, et à disparaître dans la brume. Le temps semblait s'arrêter, comme si la vie recommençait à nouveau. Et dans les yeux insouciants de la création, c'était semblable à un miroir, où l'Ombre semblait renaître.
« Lorsqu'une étoile meurt dans ce monde ... »
Cette voix joyeuse, pourvue de sa vie et de sa propre musique, résonna dans l'air. Les ombres commencèrent à se dissiper, engloutis dans la terre déchirée. Les museaux des deux frères se touchèrent. Toute la rancune du monde quittait le sol, s'envolaient dans le ciel, comme une traînée de poudre. L'écho continuait de répéter les paroles, empreintes de sagesse, de Fubyari, dans la voix de la création.
« La lune semble perdre son éclat ... »
Le monde reprenait lentement des couleurs dans les yeux de l'Ombre. Celle – ci, perdant toute sa rancune, esquissa un petit sourire, d'une affection qui naissait dans son corps tremblant. Sa petite voix innocente résonna dans l'air avec l'écho de la création, sans aucun temps pour interrompre la renaissance de la vie. Le nom de Todachii, enfin, signifiait quelque chose dans ces yeux de perle.
« Jusqu'à mourir au fond de notre regard ... »
...Le monde était ainsi fait. Lorsque la création fait des choses, elle doit en détruire d'autres. Le monde était fait comme un filet de pêcheur, car lorsque l'homme brisait une perle, les autres perdaient de leur éclat, et le monde aurait fini par perdre toutes ces mailles, et tomber dans l'océan profond du chaos. C'est ainsi.
