Jour 18 : Comment Noël donnait le change, par Ramius
« Il est… MA CRÉATURE ! Il ne possède pas de cœur ! »
Tu étais mon père.
Tes cris de rage remplissent de vide la grande salle du trône. À quelques pas de là, trois dresseurs, si peu, contemplent ta défaite. Au total, cela fait cinq, seulement cinq personnes entre les colonnes écornées et les bassins asséchés. Toi qui tempêtes, eux trois qui contemplent ta défaite : tu es tombé en silence, sans qu’Unys ne l’apprenne et presque sans qu’elle ne s’en soucie. Et moi, à qui tes mots arrachent le cœur.
Je me souviens…
C’est un de mes premiers souvenirs. Avant, mes amis et moi vivions au jour le jour : nous n’avions pas besoin de nous projeter plus d’un an ou deux dans l’avenir, ou de nous rappeler tout ce qui nous était arrivé. C’est ainsi qu’on vit dans la nature.
Et un jour, nous t’avons vu, un grand homme dans un manteau brun et bleu. Je me rappelle que les yeux immenses brodés dessus nous avaient effrayés. Mais tu avais su nous amadouer. Moi le premier : tu as toujours été doué avec les gens. Et moi, j’étais doué avec les Pokémon. Ce qui n’est pas très étonnant pour un enfant ayant passé les premières années de sa vie à leurs côtés, n’est-ce pas ?
Mais un enfant humain ne peut pas grandir au milieu des Pokémon. Tôt ou tard, ils ne suffisent plus.
Tu m’as recueilli quand j’étais perdu, alors que je n’avais même pas conscience de l’être. Tu as accueilli en même temps mes compagnons, et je me souviens combien Zorua t’avait fait tourner en bourrique en prenant mon apparence.
Tu m’as appris à parler. Et je t’en ai fait baver ! J’étais jeune, mais c’était déjà trop vieux. Tu l’as dit toi-même, un jour : sans ce scientifique que tu avais trouvé en sillonnant le monde, tu n’y serais peut-être pas arrivé. Toi et moi devons beaucoup à Nikolaï !
Mais je me rappelle surtout de toi. Nikolaï travaillait sur les problèmes que posaient les projets de la Team, et y consacrer toutes ses pensées le rendait souvent incapable de parler quand venait la nuit. Toi, tu n’avais pas son génie, mais tu pouvais concurrencer ses connaissances encyclopédiques. Je reste même persuadé que tu les dépassais.
Tu m’as appris tant de chose ! Et, je pense, tu savais être un bon professeur. Mes sœurs Vénus et Colombe, un jour, n’ont plus pu suivre tes cours. Elles, pourtant, avaient eu des familles humaines, avant d’être abandonnées et que tu ne les recueille. Si j’en sais tant, si je peux donner le change et laisser croire que j’ai grandi parmi les humains, c’est grâce à toi. Tu semblais avoir la réponse à tout.
Certes, ce sont Vénus et Colombe qui m’ont appris à aimer, à sourire, et à aller de moi-même vers les gens. J’ai fini par comprendre que tu n’avais pas besoin de cela pour tes plans. Tu n’avais besoin que d’un héros cherchant un idéal : qu’il ait un cœur pur n’avait aucune importance.
Pourtant, c’est à toi que je dois bien des rires. Sans doute ne pourrais-je jamais affirmer cela à qui que ce soit. Ils te voient gesticuler et m’insulter, ils te voient comme un monstre. Mais quand cela t’a été nécessaire, tu m’as fait rire, et tu l’as fait dans les règles de l’art. Je ne peux pas te voir en monstre, parce que je t’ai vu ridiculiser ta propre autorité.
En fait, je ne suis pas tellement surpris. Tu savais ce qu’il fallait faire pour que les gens te suivent, même moi qui étais si étrange — alors comme ça, je suis un monstre à tes yeux ? Mais je ne me rappelle pas de t’avoir souvent remercié, pour tout ce que je te dois. Peut-être ai-je appris trop tard à dire ce mot-là, merci.
Tu savais manipuler les cœurs. Et je crois que je l’ai su très tôt, sans mettre de mots sur ce savoir. Certaines idées n’ont pas de mots pour les décrire.
Te souviens-tu, de ce Noël ?
J’étais jeune, peut-être pas encore dix ans. Et je ne riais pratiquement jamais, parce que je ne l’avais pas appris. Tu savais que cela me manquerait. Tu avais besoin que je sois capable de montrer plus d’humanité. Alors tu as résolu de m’apprendre à rire.
Je vois presque défiler les souvenirs devant mes yeux. Je sens presque ton plan se dérouler sous mes doigts. Car tu as certainement établi un plan, et si la plus grande partie reste encore dans l’ombre, je sais comment il a abouti, et je distingue les efforts que tu as fait pour préparer ce Noël.
On avait retrouvé une caricature de toi sur un mur. À la place de ton grand manteau orné d’yeux, tu portais un costume de clown, et tu jonglais avec les six autres Sages. Un Sbire avait fait ça avant de fuir la Team. Quelques années plus tard, j’ai entendu des rumeurs comme quoi quand tu l’avais attrapé, tu l’avais jeté en pâture à ton Trioxhydre. Je pense que tu l’as fait, oui.
À l’époque, je ne pensais pas cela. Je voyais simplement que cela t’avait mis en rage ; je sentais que ton autorité était contestée, et je trouvais que l’un des Sages parlait bien souvent de grands idéaux et de belles idées pour nuancer tes propos. Alors la caricature avait été vite effacée.
Mais ce Noël-là, tu avais juré de m’offrir un rire. Alors tu as fabriqué ce costume de clown et des figurines grotesques à l’effigie des sept Sages, toi y compris, et tu t’es caché dans la fausse cheminée de la pièce où nous devions prendre le repas du soir.
Et à l’heure où nous commencions à nous demander où tu étais passé, tu t’es laissé tomber de la cheminée comme un sac de Mepo de terre, et tu as commencé à faire ton spectacle.
Je me rappelle de deux sbires qui ont fui la salle. Ils avaient peur des clowns, tu as dû les terroriser !
Moi, je ne les ai vu que du coin de l’œil, et je n’ai pas posé de questions. J’ai pensé qu’ils avaient besoin d’aller aux toilettes, et que c’était dommage : tu avais l’air décidé à faire le pitre. Je me rappelle tes mouvements maladroits, tes paroles décousues. Tu avais tout préparé à l’avance et longtemps répété, mais tu avais réussi à donner le change : on aurait cru que ton attitude venait naturellement, guidée par l’alcool. Tu n’en avais pas bu, tu tenais à avoir les idées claires comme du cristal ; mais le clown joue un ivrogne. Certains ivrognes font peur.
Je n’avais pas peur. Les Sbires encore présents étaient assez choqués, et mes deux sœurs aussi, mais j’avais vu assez de sourires approbateurs se poser sur tes lèvres austères pour te trouver naturel en clown. Quand tu as trébuché et commencé à t’enrouler dans le tapis, avec des mouvements saccadés prévus pour aggraver le désordre, j’ai été pris d’un fou rire incontrôlable. J’y ai entraîné toute la salle.
Je me rappelle chaque instant de ce Noël. C’est l’un des plus beaux de mon enfance. C’est cette image que je garderai de toi.
Tes cris résonnent longuement, dans la salle du trône dévastée par le duel des Deux Dragons. Mais plus pour longtemps. Bientôt, Goyah, le vrai Maître d’Unys, te conduira vers une prison.
Dans quelques instants, Zekrom aura restauré ses forces. J’invoquerai alors mon allié et ce sera la dernière fois, car je ne le laisserai plus dans une Poké Ball. Il n’aura plus besoin de s’y reposer. Et tant pis si ses trois mètres de haut sont malcommodes.
Je lui demanderai de briser le trône où j’ai régné sur ta secte en tant que ton pantin. Il l’a déjà renversé d’un simple battement d’aile, tout à l’heure, en faisant son entrée spectaculaire. Il aura à peine besoin d’un coup de griffe pour le réduire en miettes.
Si je veux être le roi que tu as fait de moi, il me faut un vrai peuple, et pas les sbires qui t’obéissaient. Je n’ai pas besoin de trône. Je parcourrai les routes d’Unys comme Goyah avant moi, et j’irai vers les hommes comme vers les Pokémon, pour leur apprendre à pardonner et à aimer. Peut-être aussi à rire.
Parce que tu ne m’as jamais appris à tromper ou à haïr. Il me faudrait un cœur pour cela, n’est-ce pas ?
Je viendrai te voir, en prison. Avant que le Trio des Ombres ne te libère, en tout cas : je me doute qu’ils préparent déjà leur attaque. Et j’apporterai peut-être un costume de clown, pour essayer de te faire rire à mon tour. Pour te dire que, même si je ne suivrai pas ton chemin, je continue de te respecter, et je suis sûr de ne pas être le seul.
Inspiré par une idée de Praxy